Chapitre 2, partie 2


            L'homme emmena Paul dans une allée qui semblait être commerciale : il y avait une boulangerie, une boutique qui avait l'air de vendre du thé, et même un bar dans un coin de la rue. Même les devantures semblaient d'origine. Les effets spéciaux étaient d'une qualité supérieure, Paul se croyait dans un film. L'homme suivit son regard.

— Ah ça, mon garçon, tu iras au Garrison à la fin de la journée. Mais je t'y emmènerai pour ta première fois, je ne veux pas que tu fasses n'importe quoi.

     Le « Garrison » ? Paul leva les yeux au ciel. Encore un bar qui voulait se donner un genre « gangster londonien », alors qu'il ne servait que des limonades aux jeunes qui ne pouvaient pas prouver leur majorité. Ils continuèrent leur chemin, traversant des ruelles dont l'odeur d'urine était omniprésente. Paul était concentré à ne pas marcher dans les flaques douteuses lorsqu'un grondement déchira le ciel. Par un réflexe, il se colla au mur et se recroquevilla. L'année dernière, lors de ses vacances au Japon, il avait appris l'attitude à avoir lors des tremblements de terre. Toujours contre un mur, les bras protégeant la tête. Le bruit s'approcha de plus en plus mais il n'y eut aucun tremblement. Paul s'imaginait déjà mourir écrasé sous l'effondrement des bâtiments.

     L'homme qu'il suivait vint poser une main sur son épaule lorsque le bruit s'éloigna.

— Tout va bien, mon garçon. La guerre est finie, tu n'as plus rien à craindre.

— La guerre ?

     Paul s'autorisa à ouvrir les yeux, puis se redressa.

— J'ai un ami qui est psychologue, il m'a dit que la population subissait un syndrome de stress post traumatique, du fait de la guerre. Elle a quand même duré quatre ans.

— Mais de quelle guerre vous parlez ?

     L'homme afficha une mine attendrie, tout en continuant de tapoter Paul de sa main.

— Tu passes par la phase de déni. Celle où tu fais comme si nos pays n'avaient jamais été en guerre. Cette guerre mondiale a été difficile pour tout le monde. On en a tous bavé. Mais je t'assure que c'est terminé.

     Paul se dégagea du contact de son hôte. Il connaissait toutes les guerres depuis le début de l'humanité, il avait d'excellentes notes en Histoire-Géographie. Il ne les avait pas vécues, ça non. Mais il avait vu beaucoup de documentaires, il avait assisté à plusieurs conférences. Ce n'était pas à cet homme, né plus de vingt ans après la dernière guerre, de lui apprendre quoi que ce soit.

— Bon, j'en ai ras le cul de vos histoires, rétorqua Paul, contrarié. Elles sont où les caméras ?

     Il tourna sur lui-même, le regard accrochant ceux des passants intrigués.

— Je ne veux pas faire de télé-réalité. Donc dites-moi ce qu'il se passe ou je porte plainte pour atteinte à ma vie privée !

     En guise de réponse, il ne reçut que des balbutiements. L'individu face à lui arborait des yeux grands comme des soucoupes. Il tentait de répéter les mots qu'il ne connaissait pas, en vain.

— Camra ? Télé-quoi ? Oh, j'espère que tu n'es pas un de ces fous traumatisés par les horreurs de la guerre... Tu vas faire fuir tous les clients.

     La réponse ne convenait pas à Paul. Soit les directeurs du programme de télé ne voulaient pas se dévoiler maintenant pour faire durer la blague, soit ce n'était pas une blague.

— Je ne suis pas fou, répondit Paul d'un ton exaspéré. Dites-moi où nous sommes et à quelle date.

     Il se passa les mains dans les cheveux. Il avait toujours détesté qu'on lui prenne la tête comme ça, dès le matin.

— La ville est celle de Birmingham, en Angleterre. Aujourd'hui, nous sommes le mardi 7 janvier 1919.

     Paul dut se masser les tempes. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Un siècle dans le passé et dans un pays différent. Et pourquoi pas le Brésil ? Là où il fait beau et chaud. Pourquoi pas l'Antiquité ? Là où les jeux des cirques étaient les plus impressionnants. Comment cela se faisait-il que les habitants de cette ville parlaient tous français ? De ce que Paul avait entendu, ils avaient un accent anglais prononcé, mais rien de plus.

     Son hôte jeta un coup d'œil à sa montre et écarquilla les yeux. Il reprit immédiatement son chemin, tournant la tête sur le côté pour voir si Paul le suivait. Au détour d'une énième ruelle, ils arrivèrent devant une devanture bleu nuit. Paul, cherchant toujours des caméras cachées sur les toits, y lut « Barry's suit ». L'homme glissa une clé dans la serrure et entra à l'intérieur. Paul le suivit encore et s'arrêta net sur le perron.

— Pourquoi on dirait qu'on est dans le film « Kingsman » ? s'interrogea-t-il en laissant ses yeux s'attarder sur chaque costume de luxe qu'il vit à l'intérieur.

     L'homme se glissa derrière un secrétariat imposant puis se releva en entendant Paul.

— Nous ne sommes pas à Londres, mon garçon. Je te l'ai déjà dit. Maintenant arrête de rêvasser et passe dans la salle des essayages. Des clients prestigieux vont arriver.

     Paul se dirigea dans la direction qu'on lui montra, tout en repérant une plaque posée sur le secrétariat : « Barry Jones » y était marqué, ce qui semblait être le nom de son hôte.

     Des fauteuils en cuir étaient au centre de la pièce, devant une petite estrade en bois massif entourée de grands miroirs. La pièce était lumineuse, malgré tous les costumes accrochés sur des cintres, de bois eux aussi. Paul passa devant un des miroirs et fut interpelé par le reflet qu'il vit. Il reconnut bien évidemment son visage, mais ses vêtements lui donnaient une certaine prestance. Sans mégalomanie, il se trouva vraiment beau, bien mis en valeur, ce qui lui conféra encore plus de confiance en lui. Il fut tiré de sa rêverie lorsque la clochette d'entrée du magasin retentit.

— Bonjour, messieurs, c'est un honneur de vous revoir ici ! s'exclama Barry avec un engouement un poil excessif. Que puis-je pour vous aujourd'hui ?

— Bonjour Barry, nous venons pour un costume trois pièces pour John. Vous avez quelque chose qui lui conviendrait ?

— Bien sûr, veuillez me suivre dans la salle d'à côté.

     Barry débarqua dans la pièce d'un pas rapide et vint agripper violemment le bras de Paul. « Ne les regarde pas dans les yeux, reste dans un coin et ne dis rien, ne fais rien », lui souffla-t-il durement. Paul crut voir une goutte lui perler le long de la tempe mais baissa immédiatement la tête. Heureusement qu'il n'avait pas coupé ses cheveux, ceux-ci lui cachaient les yeux.

     Trois hommes entrèrent et prirent place sur les fauteuils. Paul se tourna lentement vers le miroir le plus proche et observa les individus dans son reflet, le plus discrètement possible. Le plus jeune des trois, un blond aux multiples tâches de rousseur, avait le sourire facile. Pourtant, sa posture indiquait qu'il pouvait se montrer féroce. Ses bras étaient à l'étroit dans sa chemise blanche et ses yeux virevoltaient dans la pièce lorsqu'une ombre suspecte passait. Près de lui, un moustachu châtain fumait un cigare. Il était plus âgé mais était avachi dans le fauteuil, les cuisses écartées pour combler tout l'espace. De temps à autre, il serrait les poings et ses phalanges devenaient aussi blanches que sa chemise.

— John, tu penses quoi de celui-là ? demanda-t-il, toujours avec cet accent anglais insupportable.

     Barry leur présentait plusieurs costumes, privilégiant ceux dont les prix dépassaient l'entendement.

— Je ne sais pas, Arthur, dit le blond. Tu en penses quoi, Tommy ?

— Peut-être une autre couleur, répondit le troisième inconnu.

     Paul ne le voyait que de dos, mais cette voix grave et profonde... Il la connaissait trop bien pour ne plus rien ressentir en l'entendant. Son cœur tambourina dans sa poitrine. Ce n'était pas possible que quelqu'un de sa vie du XXIe siècle soit aussi arrivé en 1919. Et puis merde, il commençait déjà à se croire un siècle plus tôt. Leur supercherie commençait à faire effet. Barry s'approcha de Paul et lui fit signe d'aller chercher du thé pour les clients. Celui-ci commença à s'exécuter avant de faire demi-tour. Il tira sur la manche de Barry.

— Je ne sais pas où aller chercher le thé, murmura-t-il.

     Barry soupira d'exaspération avant d'entraîner Paul avec lui, dans la pièce réservée aux boissons et gâteaux en tout genre. Il posa nerveusement des tasses sur un plateau d'argent, ainsi qu'une théière dont l'eau était déjà brûlante et une boîte contenant le thé. Paul, nerveux à son tour, se saisit ensuite du plateau. Il alla le poser sur une table basse, près des fauteuils où les hommes s'esclaffaient d'une blague entre eux. Il sentit un regard braqué sur lui, ce qui fit trembler ses mains davantage.

— Il a un problème, le gamin ? demanda l'homme à la voix familière.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Thomas Shelby, c'est son premier jour. Il va s'y faire.

     Paul risqua un regard vers Thomas en se relevant, qui le dévisageait à son tour. Il fut ébranlé par la mâchoire carrée parfaite de l'homme, par ses joues délicieusement creusées et ses longs cils. Il avait les cheveux noir ténèbre, rasés sur les côtés et plus longs sur le dessus mais pas assez pour lui retomber sur les yeux. Ces derniers, d'un bleu ciel hypnotisant, étaient si grands que Paul eut l'irrémédiable envie de plonger dedans. Et il l'aurait fait, si Barry ne lui avait pas frappé le haut du crâne.

— Je suis sincèrement désolé, il a l'air nouveau dans le coin. Il ne sait pas ce qu'il fait. Je vous prie de l'excuser de vous avoir regardé.

— Ce n'est rien Barry, faites juste en sorte qu'il arrange ses cheveux. Il ressemble à un chien abandonné.

— J'y remédierai.

     Paul se réfugia dans l'arrière salle, désormais en colère. Qui était-il, ce Thomas, pour le sermonner de la sorte. Ils ne se connaissaient même pas. Les anglais n'avaient donc aucun respect pour les autres ? Il détestait la façon dont Thomas l'avait critiqué. Il adorait ses boucles brunes, il ne voulait pas les couper. Et il n'avait pas à suivre des ordres. Personne ne lui imposait rien. Ça n'allait pas changer ici, même un siècle plus tôt, si tant est que cette vaste blague continuerait encore un peu. Puis en même temps, il repensa à Milo. Son Milo qu'il avait perdu comme un con. Son Milo pour qui il tuerait, s'il pouvait le récupérer. De l'autre côté du mur derrière lui, il y avait cet homme. Thomas. Milo et lui, c'était exactement la même voix, exactement le même visage. C'était exactement la même personne.

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