Chapitre 14


     L'air s'adoucissait de plus en plus, les oiseaux timides faisaient enfin entendre leur chant et Paul se baladait dans Birmingham. La ville industrielle lui était devenue familière, comme une vieille amie vers laquelle on revient toujours, comme une compagnie réconfortante. Et puis, il était un Peaky Blinders maintenant. Il avait les privilèges qui leur étaient accordés.

     Au détour d'une ruelle, il aperçut John qui marchait d'un pas pressé. Il avait l'air plus que remonté, le regard incendiant les gens. Il était pourtant tôt, Paul n'avait pas encore embauché.

— Salut, John ! lui héla le jeune homme.

     L'intéressé se radoucit immédiatement en le reconnaissant.

— Tiens, Paul. Qu'est-ce que tu fais ici ?

— Je me promène avant d'aller bosser. Et toi ?

     Un large sourire illumina le visage du blond. Il gonfla la poitrine.

— Je ne te conseille pas d'aller dans le restau des italiens, je viens de le cramer.

     Paul explosa de rire.

— Tu déconnes ? Mais pourquoi ?

— Le fils des Changretta a demandé en mariage une fille que j'aimais bien avant de rencontrer Esmé. On n'touche pas les anciennes conquêtes des Peaky Blinders.

     Les deux hommes rirent ensemble. Les privilèges des Shelby étaient bel et bien réels, personne ne pouvait contredire ça.

— Mais attends... Changretta, c'est pas une famille avec laquelle vous aviez fait une trêve ? demanda Paul en se grattant le haut du crâne.

— Ouais, un truc du genre, mais je m'en fous. Bref, tu viens fêter ça avec moi au Garrison ?


     La journée passa à une vitesse folle. Les deux compères migraient entre le Garrison et la boutique de Barry, puis entre la boutique de Barry et le Garrison. Ils s'enfilaient bouteille sur bouteille et bientôt, la nuit pointa le bout de son nez. Même en restant plusieurs jours avec John, Paul savait qu'il ne verrait pas Tommy. Ce dernier s'était enfermé dans son manoir afin de préparer son plan de vol de véhicules. Il était déstabilisé par le Père Hugues et avait besoin de plus de concentration que d'habitude. Il parlait aussi moins, se renfermant dans sa bulle. Paul ne retirait aucun intérêt à parler à un mur.

      C'est lorsque Esmé débarqua au pub, furieuse de ne pas avoir été prévenue, que Paul et John rentrèrent. Le jeune homme les suivit, acceptant volontiers de se faire héberger le temps d'une nuit. S'écrasant sur le lit qui lui était destiné, il s'endormit comme une pierre. Mais le soleil vint le réveiller trop tôt à son goût. Il grogna en se retournant dans ses draps et décida d'un commun accord de lui-même à lui-même qu'il était bien parti pour dormir quelques heures de plus.

— Mais qu'est-ce qu'il t'a pris ? hurla une voix au rez-de-chaussée.

     Quelqu'un répondit, trop bas cependant pour que Paul entende distinctement. Il était désormais assis sur son lit, bien trop curieux pour se rendormir. Il soupira néanmoins et enfila un pantalon avant de se poster dans les escaliers. Polly était dans le hall d'entrée, le jeune homme avait bien reconnu sa voix. Elle agitait ses bras dans tous les sens, les yeux presque sortis de leur orbite.

— Tu te rends compte de ce que ça signifie ? hurla-t-elle toujours. Tu as rompu la trêve !

— Roh ça va, le fils Changretta avait qu'à pas porter son dévolu sur Lizzie, répondit John.

     Ses habits froissés indiquaient qu'il avait dormi comme ça, et qu'il n'était pas réveillé depuis longtemps.

— John ! Tu as une femme ! Pourquoi tu vas emmerder les autres ?

      Il grommela.

— Maintenant, à cause de tes conneries, le chef de la famille Changretta veut des explications. Tu iras t'excuser auprès d'eux.

     Le ton employé par Polly ne laissait aucune place à la protestation. C'était un ordre. John était muré dans le silence, les bras croisés sur son torse. Son visage si expressif ne cachait rien : il avait des envies de meurtres. S'excuser auprès des italiens ? Et puis quoi encore ?

     Polly ne s'attarda pas plus longtemps. Elle repartit comme elle était arrivée, c'est-à-dire en furie. Après avoir démarré sa voiture, Paul l'entendit encore dire « Excuse-toi auprès des Changretta, sinon ça va chier pour toi ».

— C'est toi qui me fais chier, murmura John.

     Paul descendit enfin les escaliers et vint tapoter l'épaule du blond.

— Sympa le réveil, commenta-t-il.

— Je déteste quand elle vient me faire la morale, ma journée est gâchée maintenant.

— Je comprends et je partage ton sentiment.

      Les deux hommes sortirent dans le jardin pour aller s'asseoir dans l'herbe abondante. John sortit une cigarette qu'il alluma.

— Tu veux ?

     Paul refusa poliment. Il arracha à la place chaque brin d'herbe qui avait le malheur de se trouver à proximité de ses doigts.

— J'ai peut-être une idée pour améliorer notre journée... commença Paul, un sourire malicieux au visage.

     John réagit immédiatement, intrigué.

— Dis-moi tout.

— Et si je t'aidais à leur donner une bonne leçon ?

     Piqué de curiosité, le blond se pencha vers Paul. Il n'attendait que ça.

— Tu proposes quoi ?

— Tu m'as bien dit que le fils Changretta a fiancé Lizzie ? Pourquoi ne pas lui arranger son visage avant la cérémonie ? Elle, elle sera dégoutée par sa tronche et lui, il aura trop honte pour draguer qui que ce soit.

     John irradiait de joie et ses yeux étincelaient. Il passa un bras autour des épaules du bouclé.

— Qu'est-ce que je suis content que tu sois arrivé ici. Je remercierai jamais assez le hasard de t'avoir déposé devant notre porte.

     Esmé débarqua de nulle part et fut attendrie par la scène qui se déroulait sous ses yeux. Elle courut pour se jeter dans les bras des deux garçons.

— Laissez-en moi un peu !


     En début d'après-midi, John et Paul prirent la voiture pour aller en centre-ville. Le blond savait exactement où pouvait se trouver leur cible : dans une blanchisserie. « Il vient même pas dans le magasin de Barry ? Raison de plus pour lui faire une tête au carré » commenta Paul en se moquant. Les deux hommes entrèrent furtivement dans le bâtiment, situé au sous-sol. Les fenêtres étroites éclairaient mal l'endroit et tous les costumes exposés permettaient facilement de se cacher.

— Tu prends l'homme de Changretta, et je me charge personnellement de lui, intima John à Paul, alors qu'ils étaient accroupis.

     Bientôt, ils entendirent un accent italien. Angel Changretta venait d'arriver. Il était accompagné d'un seul homme, comme l'avait anticipé John. L'italien s'approcha des costumes et lorsqu'il trouva son nom, il écarta les cintres pour prendre ce qui était à lui. John en profita pour surgir de l'ouverture. Il bondit sur l'italien pour l'écraser au sol. De son côté, Paul poussa l'homme de main de l'italien dans un coin et le rua de coup, n'hésitant pas à utiliser sa casquette et surtout les lames de rasoir cousues dessus. Il se faisait une joie d'apercevoir les hématomes apparaître sur le visage de l'homme. A force de coups de poing, ses phalanges se coloraient de sang, sang qui appartenait exclusivement à l'homme. Ce dernier étouffait ses gémissements, mais était impuissant. De son côté, John hurlait sur l'italien en le ruant de coup.

— N'approche pas de Lizzie, putain !

     Il lui assénait des coups de poing plus violents les uns que les autres. Puis il attrapa sa casquette et enfonça ses lames de rasoir dans les yeux de l'italien. Ce dernier hurlait en s'agrippant aux avant-bras du blond.

— By order of the Peaky Blinders !

     Satisfaits, John et Paul s'enfuirent du bâtiment et rentrèrent chez le blond. Ils exaltaient de joie, ricanant en se remémorant la scène encore et encore. Ils étaient si complices qu'Esmé n'arrivait pas à capter l'attention de son mari. La nouvelle de l'attaque se répandit comme une trainée de poudre. Et comme John pouvait s'y attendre, Polly ordonna une réunion de famille le lendemain. Elle se déroula au même endroit que la dernière fois, mais avec moins de personnes. Seuls Arthur et Polly étaient là. Tommy était en retard. Quand John et Paul entrèrent dans la pièce, l'atmosphère était électrique. Le blond s'assit à table, en face de son frère et de sa tante. Cette dernière le fusillait du regard, lui ainsi que Paul.

— Merci Paul. Tu peux dégager, lança Arthur, le visage fermé.

     A cet instant même, Tommy débarqua.

— Paul, tu peux rester, lui dit-il.

     L'intéressé revint se poster derrière John en lançant un sourire provocateur à Arthur et Polly. Tommy s'appuya contre l'encadrement de la porte et expulsa la fumée de sa cigarette de ses poumons.

— Tu as tailladé Angel Changretta, commença Tommy.

     Il s'adressait à John, qui ne faisait pas le fier. Celui-ci pinçait les lèvres sans se tourner vers son frère, qui reprit :

— Alors qu'Arthur voulait un compromis et Polly que tu t'excuses. Tu as choisi de n'écouter ni M. Compromis, ni Mme Excuse.

     Paul tentait de garder la tête baissée sur ses doigts entrelacés, mais chaque mot que prononçait Tommy le surprenait. Cette voix grave, ce charisme qui en ressortait. Combien de temps encore devrait-il sentir ses poils se hérisser sur sa peau de cette façon ?

— Résultat, j'ai un italien qui clame partout qu'il va tuer mon frère. Alors on fait quoi ? Compromis ou excuse ?

     John baissa la tête. Paul avait envie de parler, mais pour une fois, il se contenta de ne pas lever la tête. Se faire tout petit, c'était la meilleure chose à faire en ce moment.

— Tout ça à cause d'une blague de John, osa Arthur.

     Tommy reporta son attention sur lui en haussant les sourcils.

— C'est aussi ton frère, Arthur, lâcha-t-il.

— Je veux pas entrer en guerre sur un malentendu.

— Donc il devrait s'excuser en italien ou en anglais ? On leur demande quelle putain de langue ils préfèrent ?

     Polly lâcha son livre en posant une main sur le poignet d'Arthur.

— Tu ne voulais pas la paix ?

— Nous ne l'obtiendrons qu'en désamorçant la guerre, répondit Tommy d'un ton sec. Si nous nous excusons une fois, nous devrons le faire encore, et encore, et tout s'écroulera. C'est ça que tu veux, Arthur ? La tolérance nourrit la rébellion.

— La tolérance, mon cul.

     Arthur se leva de sa chaise pour se poster face à la cheminée remplie de bûches de bois.

— Tu as bien fait, John, continua Tommy. Maintenant, nous passons à l'offensive. Nous prenons deux pubs Changretta. Dès ce soir. C'est tout.

     Paul osa enfin lever les yeux sur Tommy. Qu'il était beau lorsqu'il prenait le contrôle comme ça. Il irradiait de confiance, de beauté brute.

— Nom de Dieu mais pourquoi ? s'insurgea Polly alors qu'Arthur levait les yeux au ciel.

— Hein ?

— Pourquoi ?

— Parce que nous le pouvons ! répliqua Tommy en levant la voix. Parce que nous pouvons le faire. Si nous pouvons, nous le faisons !

     A présent il hurlait, imposant volontairement son autorité et refusant toute objection. Ses yeux électriques tranchaient avec la lumière tamisée de la pièce.

— Si nous leur lâchons la bride, ils vont nous massacrer !

     Il porta la cigarette à sa bouche, inspira un grand coup puis expira. Plus personne ne répondait. Il s'adressa alors au bouclé d'une voix étrangement calme sans lâcher sa tante du regard.

— Paul, je passe voir Ada à la bibliothèque puis je rentre. La journée a été longue.

     L'intéressé se dirigea alors vers la porte, il n'avait jamais conduit de voiture depuis qu'il était arrivé à cette époque, mais ça ne devait pas être très compliqué.

— Je veux le Wrexham et le Five Bells. Qu'ils aillent signer demain matin. Gardez les flics à l'écart. N'utilisez pas les putains de téléphone, d'accord ? Nous sommes écoutés.

     Sur ce, Tommy rejoignit Paul d'un pas ferme.

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