Tadzio

1970

Il était environ huit heure du matin, par un temps d'hiver ; un hiver glacial à Stockholm comme il y en a tant. Un pâle soleil illuminait la neige immaculée, épaisse, et par un étrange paradoxe, aussi accueillante qu'une rivière brûlante où l'on aimerait se jeter, ces belles neiges scintillantes qui pour la plupart n'existent que dans le nord et que le froid stupéfiant attire comme un aimant ou un soleil. La neige de la Venise du nord.

Dans ce parc pour enfants, il n'y avait personne, si ce n'est une mère et son garçon. Elle était assise, l'air épuisée et mélancolique, tandis que l'enfant jouait avec la neige, la prenant dans ses petites mains avant de la rejeter comme des confettis. Le contraste de leur humeur évoquait une poésie amère.

Luchino Visconti observait tout cela d'un air concentré. Dans un beau manteau gris, il se tenait assit en retrait, fumant une cigarette, le visage sévère et lucide, plus éclairé et vif que n'importe quel soleil ; des yeux perçants le paysage comme mille rayons. Cependant, le petit garçon ne l'intéressait pas, il était bien trop jeune pour correspondre à ses attentes. Il ouvrit son carnet de notes de ses longues mains gantées et écrivit quelques mots que nous ne connaîtrons qu'à sa mort, avant de disposer des photos sur ses genoux : de jeunes garçons blonds y figuraient, tous plus beaux les uns que les autres. Luchino Visconti rejeta la cendre de sa cigarette avant d'en allumer une nouvelle et considéra un long moment les clichés étalés devant lui. Il n'avait pas encore trouvé le garçon, l'hallucinante beauté de l'œuvre de Thomas Mann, La mort à Venise.

Il s'était entretenu avec lui il y avait quelques mois de cela, ils avaient convenu de ce que les artistes conviennent ensemble, dans une chambre mystérieuse à l'abri des regards, composant un opéra divin, un roman étrange ou un film fantastique. Toutes ces raretés sublimes qui voient le jour de temps à autre ; fruit de la passion de deux être fous. Le cinéaste, le romancier, le créateur est un fou doté de pouvoirs magiques.

Thomas Mann et Luchino Visconti s'étaient donc longuement entretenus ; la chambre de leur création et de leur réflexion recèle mille secrets. Ce que nous savons certainement c'est que le cinéaste entreprenait la plus immense quête de sa vie : Tadzio, le beau, le sublime, le troublant Tadzio.

Il s'était mis à l'abri des regards dans ce parc pour penser, départager les garçons déjà rencontrés. Cet après-midi, à Stockholm, il allait se rendre dans un collège, un internat pour garçons plus précisément. Sa quête n'était pas achevée, mais dans son instant le plus excitant, dans le cœur de sa vie même.

La vie de Luchino Visconti, c'était cela ; son œuvre, ses quêtes, ses ivresses créatrices. Et il ne s'était jamais senti plus vivant que pour ce projet ; cet incroyable et étrange projet : « À la recherche de la beauté suprême »

Connaissez-vous la singulière histoire de La mort à Venise ? Cette nouvelle du grand écrivain allemand Thomas Mann ? Il s'agit de la passion fatale d'un écrivain en mal d'inspiration pour un jeune garçon polonais à la beauté foudroyante qui va ébranler toutes ses convictions artistiques et son cœur, lui qui était venu passer quelques jours de repos à Venise. Cependant, ne nous attachons pas à cette histoire, mais à celle de l'acteur formidable qui incarnera le rôle du fameux Tadzio.

L'enfant de la neige s'approcha doucement du banc, entrainé par le mouvement de son enthousiasme, et en lançant la neige en l'air, celle-ci retomba en une lente pluie de flocons sur le cinéaste. L'enfant et lui se regardèrent un instant ; le garçon angélique sourit, d'un sourire radieux qui éclipsa le soleil et l'éblouissante neige.

Luchino Visconti sentit que ce jour ne serait pas un jour comme les autres.

***

Il arriva de bonne heure dans la salle aménagée pour rencontrer les élèves.

De cette salle il pouvait entendre le cours qui se déroulait à quelques mètres de lui, dans la pièce adjacente. Les enfants récitaient un poème de Guillaume Apollinaire ; L'aquarelliste reconnut-il.

« À Mademoiselle Yvonne M...
Yvonne sérieuse au visage pâlot
A pris du papier blanc et des couleurs à l'eau
Puis rempli ses godets d'eau claire à la cuisine.
Yvonnette aujourd'hui veut peindre. Elle imagine
De quoi serait capable un peintre de sept ans.
Ferait-elle un portrait ? Il faudrait trop de temps
Et puis la ressemblance est un point difficile
À saisir, il vaut mieux peindre de l'immobile
Et parmi l'immobile inclus dans sa raison
Yvonnette a fait choix d'une belle maison
Et la peint toute une heure en enfant douce et sage.
Derrière la maison s'étend un paysage
Paisible comme un front pensif d'enfant heureux,
Un paysage vert avec des monts ocreux.
Or plus haut que le toit d'un rouge de blessure
Monte un ciel de cinabre où nul jour ne s'azure.
Quand j'étais tout petit aux cheveux longs rêvant,
Quand je stellais le ciel de mes ballons d'enfant,
Je peignais comme toi, ma mignonne Yvonnette,
Des paysages verts avec la maisonnette,
Mais au lieu d'un ciel triste et jamais azuré
J'ai peint toujours le ciel très bleu comme le vrai. »

Étrange, se dit-il ; italien de naissance, il parlait néanmoins plusieurs langues et connaissait divers pays comme s'il en était d'origine, ainsi il se fit la remarque qu'en France les élèves apprenaient plutôt Le pont Mirabeau; entendre une autre poésie du grand Apollinaire ne le dérangeait certes pas, bien au contraire, mais il s'interrogeait.

Selon les pays, tout diffère, comment prétendre trouver la vérité si celle-ci est forcément changeante à l'aube d'une frontière ? Il se sentit las tout à coup, tout lui sembla vain et insipide ; un beau garçon pour lui, ne paraîtrait-il pas laid aux yeux d'un pays lointain, ou même proche ? Et pourtant, le souvenir de la raison de sa venue ici lui mit un peu de baume au cœur ; il allait pouvoir se jeter à corps perdu dans la jouissance de la création, ou plutôt dans la recherche des éléments constituant la création, la pré-création devrions-nous dire ; cet instant fabuleux qui est comme un subtil et doux orgasme avant l'écrasant et vaniteux plaisir.

Un premier garçon entra, blond comme le pâle soleil du matin, un sourire naïf aux lèvres.

Ainsi se déroula cette séance monotone ; les blondinets défilèrent comme des mannequins identiques, faussement modestes et aguerris au succès, petits enfants de stars, au fait de la gloire et de l'admiration. Ils tomberaient de haut s'ils savaient ce que Luchino Visconti pensait d'eux, ou alors ils s'en ficheraient comme si leurs médiocres années de petite et stérile célébrité surpassait l'avis d'un grand artiste.

Luchino Visconti était déçu, il aurait aimé éteindre d'un coup de baguette leurs regards arrogants sous la feinte candeur de leur somptueuse blondeur ; beaux, ils l'étaient, mais leur âme restait savamment dissimulée derrière l'épais rideau de leur yeux et de leur lèvres.

À la fin de la journée, on annonça à Luchino Visconti qu'il restait encore cinq élèves à voir. « Cinq élèves ? Vous voulez me faire revenir demain pour rencontrer cinq élèves ? J'ai du temps, beaucoup de temps à mettre dans cette entreprise, mais du temps à perdre, certainement pas. » récita-t-il d'un ton calme.

Il n'était en réalité pas fâché, simplement déçu. Il espérait que son départ imminent pour la Pologne lui redonnerait un peu d'espoir. Après tout, le jeune garçon de l'œuvre s'avère être polonais ; n'affectionnait-il pas avec obsession le souci de réalité au cinéma ? Ne pensait-il pas toujours à la nécessité de réalisme chaque fois pour sublimer des scènes à priori prosaïques ? Le cinéma du réel n'était-il pas toute son œuvre ? Pourquoi tromper le spectateur et se tromper lui-même, se demanda-t-il (même s'il savait au fond de lui que tout cela n'était qu'une absurde et pitoyable excuse.). Il partirait pour la Pologne le lendemain même.

Cependant, ses plans furent bouleversés, et il le devait au plus pur et fantastique des hasards.

En allumant une cigarette, passablement énervé, il croisa un être salvateur au regard candide mais troublant de séduction, timide mais courageusement levé vers lui, tremblant mais intense ; évoquant une dispute perpétuelle entre la force et la fragilité, une âme lumineuse entre l'enfance et l'âge adulte qui l'effleura comme un papillon de nuit. Ce fut furtif mais cela lui laissa une vive impression ; le temps lui sembla durer une éternité ; et l'instant sidérant qu'il vécut lui parut ressembler étrangement à une certaine scène du livre... En réalité, c'était exactement la même ! Il fit tout son possible pour demeurer calme et impassible, pourtant ses joues se tintèrent d'un rouge d'enthousiasme mêlé de trouble. D'où sortait ce garçon au regard si flamboyant ? De la vie, enfin ! Du rouge et du bleu, du jaune et du vert, le garçon éveilla en lui une palette de couleurs, un kaléidoscope de lumière ! La vie surgissant de son regard, l'émanation de son âme, c'était cela même qu'il recherchait, et le temps d'une seconde il s'était trouvé dans la peau d'Aschenbach - le héros de La mort à Venise - le nez empli de sirocco vénitien et le cœur du tendre Tadzio, Tadzio...

Dans la nuit, il ne cessa de se rappeler le visage bouleversant de ce jeune homme au cours de sa belle transformation, avançant délicatement sur un pont fragile, pour rejoindre l'âge de la maturité. Et cela transparaissait dans son corps, comme s'il hésitait à atteindre le seuil d'une franche virilité consciente, comme Tadzio dans le roman, proie et chasseur tout à la fois, farouche et séducteur ; sain et malsain. Il alluma une cigarette, allongé dans son lit, et l'image sublime de Tadzio, son Tadzio, se consuma lentement jusque dans son sommeil.

***

— Quel âge a-t-il ? demanda Luchino Visconti à son assistante avec un léger accent.

— Quinze ans répondit-elle.

Il se tenait assit, face à Luchino, timide et beau comme un éphèbe grecque, la peau marmoréenne, les yeux tendrement las.

Luchino s'exprimait tantôt en italien, tantôt en français ; mais son corps et son esprit parlaient la même langue... Tout en lui vibrait d'un même frisson, d'une unique et fébrile émotion. Il tentait de réprimer son trouble.

— Quinze ans tu as, tu es très grand hein... Tourne la tête... Tu es très beau... Tu as des photos ici ?

Il secoua doucement la tête négativement, toujours intimidé et tendre comme un oiseau sorti du nid ; tantôt candide, tantôt lucide.

Ses cheveux d'un blond d'or encadrait un visage parfait, de douces pommettes hautes, un petit nez droit, des contours parfaits ; c'était une beauté surnaturelle, mais une beauté qui s'ignore, indépendante de lui même, comme celle d'un enfant ; sans artifice ni jeu... Oh, si, jeu il y avait, mais un jeu maladroit, hésitant et adorable.

On lui demanda de se lever, il s'exécuta, tout en lui exerçait un magnétisme presque indécent. Ce qui était le plus saisissant c'était cette façon timide d'indiquer qu'il savait, malgré tout, il savait qu'il était un objet d'attraction ; il y avait en lui une sorte de conscience de lui-même que les autres n'avaient pas, et c'est l'hésitation entre l'enfant timide et le jeu de sa séduction qui était troublante ; cela lui conférait une espèce de virilité et d'ingénuité mélangées qui composaient un équilibre licencieux ; douce controverse.

Il avait toujours l'air d'un gamin et souvent l'air d'un homme.

— Demande-lui d'enlever son pull, dit sèchement Luchino à son assistante.

Le garçon se pencha légèrement en avant, l'air de dire « quoi ? » puis il se mit à rire, gêné ; ce spectacle de l'embarras et de la sincère timidité était absolument exquis.

— Dis-lui de regarder dans la caméra aussi.

Bjorn Andresen jeta avec candeur son regard dans la caméra, il était impérieusement foudroyant, magnifique, intense. Quiconque aurait vu ce regard comme nous le voyions serait déjà livré à la mort. « Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté est déjà livré à la mort. »

Chacun venait de subir une petite mort, la flèche de la beauté avait accomplit son œuvre funeste.

La beauté mortelle avança, dénudée, maigre et altière. « Souris dans la caméra, oui, c'est ça ». Elle diffusa son parfum de mort, d'amour violent, douloureux et sans appel dans toute la pièce, telle une contamination du mythe. Son sourire était éblouissant de vie et de charme ; ce garçon était un envoûtement. Luchino Visconti retenait avec peine ses larmes.

— Bien, on va prendre des photos, Mario ! finit-il par dire avant de se retirer.

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