Rouge de nuit

«L'art est la preuve que la vie ne suffit pas»

Cesare Pavese

***

À tous ceux qui placent leur vie sous l'influence de la beauté : Son obsession peut conduire à la folie.

À vouloir capturer l'éphémère comme on préserverait une rose sous verre, on court à sa perte.

Je me rappelle de ces femmes, leurs visages doux et leur corps superbes, déposés dans les draps. Leurs gorges pâles déployées à mon regard, comme des offrandes charnelles. C'était ces moments-là, les plus érotiques de tous. Avec mon pinceau je traçais leurs contours, je sublimais leurs formes ; elles ne faneraient jamais.

La plupart étaient russes, suédoises : blondes, blanches et évanescentes. C'était dans cette chambre de bonne que j'avais élu domicile, jeune étudiant insignifiant, artiste fanatique et solitaire. Sur la table trônait toujours un bouquin du genre : « Histoire de l'art, les plus belles peintures d'hier à aujourd'hui» ; quelques magazines photos à n'en plus pouvoir, qui débordaient, j'étais comme un fou cerné par ses démons. Mais je ne m'arrêtais jamais, au sommet de ma folie créatrice ; toujours en l'état d'un funambule dressé sur la pointe des pieds, prêt à s'envoler.

C'est le ciel, que je voulais atteindre.

J'oubliais le mythe de la Tour de Babel, j'oubliais que l'arc des beautés tracées sur ma toile était perfectible. J'oubliais surtout qu'une prison de peinture n'égalerait jamais la vie, ni même un échantillon de son essence. Pourtant les couleurs, dans ma chambre contemplative devant tant d'amour déployé, ne cessaient de s'aimer, en espérant de leur union faire naitre la première femme gravée dans la toile, gorgée de vie.

Et puis il y eu Linnéa. Désirable et lunaire.

Quand pour la première fois j'ai ouvert la porte sur elle, elle m'est apparue vague et imprécise. J'ai écarté mes cheveux, découvrant mes yeux, j'ai essuyé mes mains sur mon vieux tee-shirt bariolé et je l'ai invitée à entrer. Mes lunettes étaient posées sur la table poussiéreuse, entre quelques post-it qui me rappelaient avec autorité que la vie continuait et que malheureusement les pinceaux et la musique n'immortalisaient pas tout ; des bouquins d'Art, un paquet de chips à peine entamé, un cendrier... Elle m'a regardé avec une hauteur feinte, comme un rat dégoûtant, un ermite que l'on méprise mais que l'on comprend. Compatissante.

Malgré mes lunettes et mes yeux dégagés, étrangement, je ne la voyais pas : une forme floue dansait devant mes yeux, à la manière d'une flamme vacillante. Le parquet fatigué craquait sous nos pieds, alors qu'on s'approchait de mon petit coin aménagé pour la créer : c'est ça que je voulais, recréer la Femme, et tant pis si ça offensait Dieu.

Elle a retiré son blouson de cuir, l'éclat de sa peau blanche a jailli comme un rayon de lumière et ses cheveux cendrés se sont posés sur ses épaules découvertes, j'ai tout de suite pensé à une sylphide gothique, dans sa jupe trop courte, ses bas résilles et ses docs Martens. Je ne comprenais pas comment elle pouvait me sembler si vaporeuse alors que ses yeux étaient cernés d'un khôl aussi sombre, transparents et profonds sur sa peau de porcelaine. Elle me regardait sans ciller, ses bras maigres le long du corps, debout, la gorge et la naissance de sa poitrine dévoilés. Malgré ses airs dignes de femme mûre, elle se dessinait devant moi comme un paysage inviolé.

Une adolescente triste.

— Tu as une cigarette ?

Sa voix grave et fragile s'est élevée dans la pièce, et la chambre a cessé sa contemplation muette et immobile. J'étais lié à elle, la chambre. J'étais persuadé que si jamais un jour la maladie me frappait, elle tomberait en ruines avec moi. Je l'avais d'ailleurs tapissée de ce que j'étais : mes peintures, mes esquisses, mes photos. Ma quête suprême était suspendue là, aux yeux de certaines. J'ai pris sur ma table de nuit le paquet de Lucky Strike qui trainait là, et je lui ai tendu une cigarette. Elle l'a allumée avec lenteur, ses yeux dans les miens ; dans la pièce sombre la fumée ressemblait à de la vapeur d'eau. J'ai murmuré :

— Ne bouge pas.

Elle n'a pas bougé, la cigarette incandescente entre ses lèvres ecchymoses.

Je suis revenu avec mon appareil photo, et alors qu'elle gardait cet air impassible dans la pénombre, éclairée par la cigarette qui nimbait son corps d'un halot, je l'ai tuée d'un flash.

Puis elle s'est étendue dans les draps blancs, et elle a demandé en fumant :

— Tu peins ou tu fais des photos ? Tu peux pas être les deux, tu sais.

— Pourquoi pas ?

C'était bien un amalgame de contradictions, elle, femme menteuse veillant l'enfant sensible à l'intérieur. Son corps exprimait tant de choses, tant de chemins opposés et de lumières contraires que je me demandais comment j'allais bien pouvoir m'y prendre. Elle serait sans aucun doute un de mes plus beaux défis : peindre une femme c'est tenter de la résoudre.

J'avais un seul mot d'ordre : l'abandon. Les femmes faisaient ce qu'elles voulaient, elles pouvaient s'étendre, s'asseoir, rire, pleurer, je refusais toute forme de rigidité. Elles étaient le paysage, j'étais l'artisan, et ma tâche était de déchiffrer, de magnifier, d'écrire leur corps. Je n'étais pas moins qu'anthropologue, en fin de compte. Je ne m'arrêtais que lorsque j'obtenais le résultat escompté : parfois le portrait luit comme un trésor désenfouit ; alors je n'y touche plus, sinon la magie exceptionnelle de la peinture perd de son éclat et se transforme en un portrait indiciblement vague.

Mon rôle était de transfigurer toutes ces femmes imprécises en poèmes lancinants.

Linnéa s'est allongée sur le ventre, joyeuse, ses jambes tendres en l'air, les cheveux dans les yeux, clope au bec, à la manière d'Uma Thurman dans Pulp Fiction. J'avais la sereine habitude de travailler dans l'ombre, ça me forçait à les deviner plus qu'à ne les recopier avec force et détails : paradoxe efficace au nom de la précision.

Pourtant - et je l'écris avec moins d'emphase qu'un instant aussi bouleversant ne le supposerait - un drame horrible ma étreint ; rien ne naissait, je suis resté désemparé face à la toile blanche. Linnéa, la garce, souriait : elle avait tout son temps. Plus il passait, plus elle empochait. Je décidai d'ouvrir légèrement les rideaux, la clairvoyance cruelle du jour ne m'aida pas. Elle alluma seulement un visage moqueur, et des yeux... des yeux...

***

Je passai la semaine suivante déchiré, cette impossibilité de donner naissance à Linnéa se traduisait comme une absence d'inspiration, la toile demeurait vierge, maudite.

J'ai passé quelques jours sans sortir, tentant d'esquisser l'impossible, l'obsession prenait alors toute sa dimension horrifique. J'ai fini par céder à un abandon transitoire, d'abord je me suis allongé dans le lit, les doigts ensanglantés de peinture, la gueule blême. Les rideaux étaient tirés. Je me suis roulé un joint, dans la pénombre. Je suis resté comme ça deux jours, ou peut-être moins, je ne sais plus. C'est dans ces moments de marasme que le vide se fait, doucement, un peu troublé (par quelques tourments) au début, puis au fur et à mesure de la respiration... inspiration, expiration, les paupières s'immobilisent et dans le bruit de notre seul corps en activité, on est traversé par le vide absolu. J'appelle ça : un coma créatif.

Ma mère m'a appelé, s'est plainte de ne plus avoir de mes nouvelles ; j'ai débranché le téléphone, même si je doutais que qui que ce soit d'autres n'appellent : je n'avais pas de petite amie en date, j'en avais pour ainsi dire rarement, mes amis quant à eux n'étaient pas exclusifs, on pouvait rester des mois sans se voir et on s'aimait quand même. On s'aimait tout court : ne pas se voir c'est la meilleure façon d'entretenir de bonnes relations avec les autres, je vous jure. C'était la belle vie, cette forteresse de solitude. Un peu comme un cabanon que l'on construit enfant, à l'intérieur on y enfile les souvenirs comme des perles, on y enfouit ses désirs inavouables et ses secrets inavoués. Je suis l'enfant dans sa cabane en bois, tourmenté par des yeux comme des lacs glacés, un corps insoumis, Linnéa-ma-belle- indomptée.

***

Je suis revenu à la fac après quelques temps, j'ai violemment tenté d'oublier Linnéa. Je vivais ça comme un premier échec cuisant... je n'étais pas habitué à me retrouver soumis à mon objet de création. Parfois si, à mon chef-d'œuvre, quand tout fier de moi et exalté par ma prouesse, une excitation phénoménale s'emparait de moi, et alors l'artiste couronné de gloire et son chef-d'œuvre content s'emboitaient avec délice.

Mais là, jamais La femme ne m'avait parue si secrètement belle ; c'était douloureux.

Le soleil me baigne, je suis assis dans l'herbe, mangeant un sandwich. Devant moi le lac s'étend, pailleté, quelques skateurs tentent de nouvelles pirouettes, des barques sont abandonnées au bord de l'eau. Je m'allonge, bercé par le bruit estudiantin.

Ça faisait deux semaines. Une semaine à la disséquer mentalement, la deuxième à tenter de l'oublier. De m'évanouir en elle. J'y étais presque... mais c'était peine perdue ; notre prochain rendez-vous était fixé au soir.

— Ça ne va pas.

— Comment ça ? Je ne suis pas assez... bien... jolie ?

Elles ne comprennent jamais que leur beauté n'est pas une vérité... Je ne cherche pas à capturer d'elle ce qui fane, mais ce qui émane ; leur couleur. Les pinceaux s'effondrent sur le sol, il ne va pas tarder à faire nuit, l'acharnement cède au découragement. Elle a quoi, cette connasse, qui m'empêche de la peindre ? De la cerner ? Ce n'est pas qu'elle ne m'évoque rien, elle m'évoque trop. Choisis ton camp, ma belle. La toile et le tréteau sont balancés au sol, les peintures se mélangent, se diluent, orage de couleurs intérieur.

Elle soupire, exaspérée, lève les yeux au ciel, comme une putain d'adolescente. Les jambes surélevées, ses deux genoux se rejoignent ; dans le triangle qu'elle dessine j'aperçois sa culotte : blanche, classique, tendrement infantile, mutine. Elle est un peu maigre, quand même, un peu tragique...

— Ta chambre, elle est tapissée de noir ?

— Hein ?

— Rien.

Le vernis noir de ses ongles est écaillé, et ses veines sont nettement visibles à travers sa peau fine, un réseau de couleurs troublées sur une toile blanche... Une sombre fille, chaotique, aux allures de junkie désabusée. Je m'approche de la table de nuit, dans le tiroir j'attrape un bouquin et je le lui balance.

— Je fais quoi avec ça, moi ?

— C'est la Chartreuse de Parme.

Ça lui confère une grâce étrange.

— Et ?

Décalée, à son image.

— Lis.

Ce contraste lui va si bien.

***

La semaine suivante je me suis joins aux skateurs. Je dois le dire, je me suis cassé la gueule à plusieurs reprises, ils se sont bien foutu de moi ; ça faisait tellement longtemps que je ne m'abandonnais pas à autre chose qu'à mon art. D'ailleurs, je commence à croire qu'il est bidon, finalement je ne peux m'y rattacher ; il ne me sauvera jamais de rien. Je peux mourir, incolore, sans célébration. Je m'éclate une dernière fois la tête contre le sol, euphorique, fou, les rires autour de moi me parviennent comme si j'étais sous l'eau, le skate entame un périple solitaire et plonge dans le lac ; le soleil est haut et je ne veux pas mourir.

Pas avant de lui avoir donné vie.

***

La voilà livrée. Enfin. Nue, frêle, pudique. L'auréole rose de ses seins m'émeut comme un paysage, deux dunes chaleureuses sous la neige. Pureté et érotisme se disputent dans sa chair, elle est à la croisée de la vie, entre deux mondes, entre l'enfance et l'âge adulte : jamais beauté ravagée prématurément ne fut plus obsédante.

Le désir de possession a surgi, comme ça, avec force. Impossible de m'y soustraire. Impossible de ne pas céder à la pénétration de son corps multicolore.

Je l'ai plaquée au matelas, j'ai déchiré sa petite robe prune, sa culotte blanche ; ses lèvres étaient rose, ce matin. C'était un matin blanc, comme elle. Ses lèvres, bouton de rose. Ses tétons, bouton de rose. Elle a hurlé. Ses mèches blondes ont glissé entre mes doigts teintés, son lac glacé s'est brisé et des larmes ont perlés à ses yeux affolés ; des yeux immenses et beaux. Le silence était transpercé par ses cris, la chambre muette célèbre mon art avec admiration. Je défigure son visage, je la rends précise, la pénètre ; et paradoxalement, elle m'inonde.

Le soir est tombé, la fenêtre ouverte, la lune illumine un ciel noir.

Cette nuit, Linnéa est rouge.

Nu, j'exhale la fumée de ma dernière cigarette.

***

L'herbe est humide, trop haute, trop verte dans ce lieu abandonné. J'avais peut-être oublié comment c'était, le vert.

Je suis guéri. Je peux raconter à présent, sans chagrin ; blessure transparente.

Linnéa n'était qu'une enfant, et je l'ai immortalisée à l'instant d'une vie où les contours sont les plus mystérieux ; la beauté git dans l'indéfinition, et elle, Linnéa, encore inachevée, semblait si belle.

Non, je ne suis pas guéri, et j'ai assassiné mon don en même temps que mon chef-d'œuvre - comme une signature - je suis seulement doté de lucidité, moi qui fut privé de conscience.

De gros nuages blancs émaillent le ciel, d'un bleu parfait, pur, obsédant. On dirait un Magritte.

Je l'ai atteint, le Ciel, ici, au plus près du divin, dans le jardin d'une prison. Le funambule s'allonge, méditatif, le regard plongé dans les nuages.

***

Sur le tableau, la jeune fille est nue, étendue sur le dos, dans les draps, une jambe repliée ; son corps pâle et achevé nimbé de pourpre. Ses cheveux ornés d'une couronne rougeoyante, coagulée. Dans sa main droite, un livre : « La chartreuse de Parme ». Il faut parfois mourir, pour insuffler de la vie. Plus tard, son bras s'est détendu...

...Et La Chartreuse de Parme a glissé sur le tapis.

FIN

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