Quelque chose de beau
Tu crois que l'amour existe sans mystère ?
Tu crois que je peux t'aimer même si tu es un garçon ?
Printemps 1915.
J'ai dix-sept ans et je suis né avec le sourire, paraît-il.
Aujourd'hui, mes sourires ressemblent à des sanglots. Je sais qu'il y a la guerre, la famine, que des pays sont décimés par des épidémies, des bombes, je sais que le monde est une plaie béante et que la douleur fait rage. Pourtant, de tout cela je me fous ; je sais que la vie est un fardeau lourd comme du béton pour beaucoup, je sais que demain n'aura pas lieu pour certains et qu'aujourd'hui est un supplice pour d'autres. Pourtant, de tout cela je me fous. Je sais que le monde hurle, saigne et se meurt, je sais que je ne suis rien dans tout cela, et pourtant je me fous du malheur poignant de ces autres. Je me fous de l'horreur qu'abritent certains pays et de cette mer parfois haute comme des montagnes et du ciel qui à tout instant menace de nous tomber sur le corps. De la fin du monde et des enfants africains, je me fous. Je sais, c'est terrible, mais mon monde est dépeuplé et je n'ai que faire de votre souffrance ; un ruisseau dans l'océan de ma peine.
J'ai dix-sept ans aujourd'hui. Je suis excessif, égoïste, impulsif, inhumain parfois, amoureux toujours ; terriblement amoureux. D'un mort. Aujourd'hui c'est mon anniversaire, et je viens d'apprendre sa mort. Je ne sais rien. À part que son corps si beau et brûlant git sans vie à présent, que sa peau dorée s'est vidée de sa couleur, que ses yeux rieurs seront fermés à tout jamais. Je ne sais rien, si ce n'est que ses yeux ne se poseront plus sur moi avec cette gravité sereine et cette chaleur de brasier. Des yeux bleus, d'un bleu incroyable, comme deux fenêtres ouvertes sur le monde, bordés de long cils effrangés sur sa peau légèrement violacée, ces cernes que nos nuits trop fiévreuses avaient dessinés. Des yeux d'un bleu de feu, qui me regardaient comme si j'étais un trésor. Je ne sais rien.
Je sais tes mains de musiciens, qui ne joueront plus de musique, ne feront plus vibrer mon corps ; je sais ton violon que je n'entendrai plus, qui ne me fera plus pleurer. Je sais tes soupirs de plaisir, qui ne peupleront plus que mes rêves. Je sais ta beauté, morte d'un seul coup. Les belles choses ne fanent pas, elles meurent tout d'un coup. Tout juste comme toi.
Je sais ton amour. Je sais ton cœur. Je sais ton absence.
Je ne connais pas les circonstances exactes de sa mort, j'ai juste entendu ma mère en parler avec la voisine. « Il parait qu'Arthur est mort au front... » a-t-elle murmuré sur un ton de commérage et de dépit, de feinte tristesse. Elle ne peut pas connaître la tristesse comme je la connais, elle ne peut qu'en ressentir les contours, mais pas le cœur. Il est vrai que je ne recevais plus de lettres depuis un moment, mais je me refusais de croire à cette éventualité.
Arthur est moi nous connaissons depuis le berceau, nous sommes voisins, voisins-camarades, camarades-amis, amis-ennemis, ennemis-amants. Oh, il y a eu pas mal de transitions avant d'en arriver là. Arthur m'a appris à jouer au ballon – c'est tellement satisfaisant, un garçon que l'on admire qui vous apprend plein de trucs – à pêcher, à épier les dames par la fenêtre, à courir vite, à voler dans les magasins, à embrasser...
Je me souviens, il m'a annoncé que c'était fini entre lui et sa petite amie, il a parlé du mystère qui s'en va et du désir qui se perd, un truc comme ça, puis il m'a demandé si j'en avais une, de copine ; je crois que je n'avais jamais réfléchi à cela, la sexualité était encore inaccessible pour moi, comme une espèce d'entité, de rêve, de mystère absolu. Arthur a souri, il m'a demandé si j'avais déjà embrassé une fille. Nous étions dans la grange de ses parents, là où nous nous réfugions souvent, parce que y'avait quedal dans cette grange, à part de la paille, du matériel pour les champs et de l'humidité. Puis il y eut la chaleur de nos ébats... Mais nous n'en étions pas encore là.
Nous en étions à la timidité de nos gestes, à la brièveté d'un regard, au mystère de nos corps inconnus, à la promesse de nos corps reconnus.
— Tu as déjà embrassé une fille ? me demanda-t-il, malicieux.
Je secouai la tête.
— Et un garçon ?
— Bien sûr que non, répondis-je, moi qui n'avais jamais, au grand jamais, envisagé cela.
Je n'avais jamais imaginé que ses lèvres sur ma joue, j'avais rêvé d'une accolade fraternelle, d'une caresse dans les cheveux, des « fantasmes » tout à fait enfantins et dénués de l'idée du sexe, en somme. J'avais rêvé de nos corps rapprochés, recouverts d'une même chaleur, certes, mais jamais de volupté, oh non, pas cette volupté là, qu'il me fit découvrir comme on désenfouit un fabuleux trésor.
— Eh bien, je vais te montrer... me murmura-t-il.
Je n'ai rien pu faire, nous baignions dans l'humidité éternelle de la grange et l'humidité croissante de nos peaux. Il posa ses lèvres sur les miennes, avec la délicatesse d'une plume. Arthur avait dix huit ans, j'en avais alors seize. Du haut de ses dix huit années, il en avait de l'expérience, je connaissais ses histoires avec des femmes plus âgées par cœur. Il me disait tout, et j'écoutais, attentif, méditatif, les yeux grands ouverts comme un petit enfant qui ne connaît rien de la vie. C'est lui qui m'a tout appris, de la caresse d'un baiser à la brûlure de son pénis à l'intérieur de moi. À l'intérieur de moi, il était chez lui.
Sa langue a cherché la mienne, puis il l'a trouvée. Oh oui, il l'a trouvée parce que je la lui ai offerte, comme un cadeau, puis sa bouche, sa clavicule, son aine, ses fesses et son sexe palpitant, tout cela me fut également offert comme un cadeau. Mon tendre amour. J'aimais cela. Me donner à lui, m'abandonner entre ses bras, dans sa chaleur. Je me donnais et il se donnait aussi, c'était un double abandon, empreint de trouble et de tendresse.
Dans la journée, quand nous n'étions alors que des amis, que nous redevenions de simples amis, je surprenais parfois la tendresse de ses regards, ce regard magique qui ne se posait que sur moi. Et dans ses yeux, je percevais toute la beauté de son âme. Je saisissais sa sagesse de jeune adulte, sa fougue de l'amant éperdu qu'il était, j'en devinais l'envie, l'envie de moi, ce qui me faisait toujours rougir ; la promesse qu'il me ferait l'amour, un peu plus tard, à l'abri des regards, des autres - mangeurs de cruauté, cette cruauté qui nous était inconnue ; les gens perçoivent le mal mais notre amour était plus sain et plus pur que n'importe laquelle de leur morale.
Dans ses yeux, je découvrais aussi et surtout la grâce, sa grâce d'adolescent – logée aussi dans la courbe de ses clavicules et de ses lèvres – évoluant sur le pont de la grandeur. J'en étais sûr, Arthur serait un grand homme. Tandis que je serais toujours un petit garçon muet et effaré.
Qu'a-t-il perçu dans mes yeux à moi ? Mes yeux ternes et brûlés par les larmes aujourd'hui.
Un soir – je me rappellerais toujours du bleu électrique de cette nuit là, du silence intact au dehors, et de son odeur plus capiteuse parce que j'en respirais la source – il m'a appris un truc génial. Son sexe glissait comme du satin dans ma bouche et j'imaginais avec ravissement la pluie de son essence s'écouler sur mon visage comme des diamants. « Oh oui, mon bébé, comme ça... » J'étais fou de lui, et de tout ce qui venait de lui. Je voulais le boire, le manger, le garder en moi des heures et des heures, jusque dans la nuit. Quand il était en moi, j'étais en lui.
Puis il y eut la guerre. Arthur avait l'âge. Il partit.
— Tu crois que je peux t'aimer même si tu es un garçon ? lui demandais-je la veille de son départ.
— Mais oui, idiot. Je t'aime, moi.
— Alors prouve-le moi, que je me souvienne.
— Dis pas ça, je reviendrai, tu le sais.
Je sais ton absence. Menteur.
Ce soir-là, nous fîmes l'amour aussi tendrement que possible ; entre nos corps planaient le serment de son retour, telle une prière, mais aussi la possibilité d'un adieu. Cette nuit fut douce et lente, la lente et longue entrée d'Arthur dans mon corps. Le va-et-vient de l'amant dans l'amant, et toute la grâce d'une sublime jouissance, parce que dans cette dernière étreinte, il y avait plus que de l'amour, il y avait l'amour dans la perspective de la mort.
Puis Arthur est parti, et je ne le revis plus.
Je relis sa dernière lettre au bord du lac où nous pêchions et où nous nous baignions. Nos sourires étaient pleins de vie et d'espérance alors. Cette lettre est laconique, inquiétante, parce qu'elle recèle l'intensité d'un adieu.
Mon cher amour,
Ici il pleut, le ciel est gris, c'est idiot de penser au temps alors que des bombes explosent, mais j'essaye de m'accrocher aux petits bonheurs de la vie tu sais, comme un beau soleil. Je suis pressé de pouvoir jouer du violon à nouveau, quel air voudrais-tu ? Même dans les tranchées je pense à toi, je te jure. Je t'envoie juste ce petit mot pour te dire que je suis encore en vie.
Et puis si je dois mourir, je penserai à toi.
Je penserai à quelque chose de beau.
FIN
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