Quand les nuits palissent

Nouvelle écrite pour l'épreuve du bac français.

***

Ses cheveux sont ondulés et longs. Ce matin, elle a appliqué le rouge à lèvre carmin devant sa coiffeuse miteuse. En réalité, c'est un miroir sans éclat et impitoyablement silencieux.

Un angle, celui en bas à droite, s'est brisé il y a longtemps et elle l'a caressé du bout des doigts. Elle s'est enfarinée les joues à coup de pinceaux plongés dans la poudre rose pâle, et elle s'est parfumée. C'est un parfum capiteux, cher, qui imprègne les canapés et les écharpes en mohair, ça s'appelle Babydoll, mais on dirait un parfum d'homme. Elle a posé sur ses épaules ce manteau qu'elle aime, un peu trop vif, un peu trop sulfureux. Elle a replié son bonnet sur les bords, le bonnet est rouge.

Et la journée d'automne.

Des bruits aigus claquent sur le sol à fréquence régulière. Clic clac clic clac. La peau est pâle et les traits tirés. Un masque de nacre. C'est elle, la première cliente de la journée. 

Elle s'arrête devant la table centrale, où le patron vient de passer un coup de chiffon. Il la regarde. Il ne dort plus. Ou bien il rêve. La jeune femme ferme à demi les paupières, cligne des yeux, puis les clot. On distingue les petites veines bleutées, comme de l'aquarelle sur du papier à dessin. Il est 6h00, il est temps. Il fait encore nuit. Une journée étrange s'annonce, où tout se croise et s'entrecroise. Elle croise les jambes et pose un regard voilé autour d'elle. Des tables brunes et cirées, des chaises en jonc un peu surannées. Un tableau orne le mur latéral. Il représente la scène d'un théâtre. La dominance est grenat. Les voitures se garent progressivement, les ronronnements des moteurs se font plus nombreux, plus agressifs, plus cinglants.

Dans le café, tout y est indolent.

Le patron essuie quelques verres, pour le tableau strict et parfait. Lui se consacrant à l'art de la propreté, elle se noyant dans son café. Noir. Il lui a servi un café noir et fort. Elle a brisé un sucre, et a laissé tomber la moitié dans la tasse ocre.

Dans le café plein de vide, chaque mouvement se détache, se délie, comme des feuillets qu'on déplierait. La femme porte la tasse à ses lèvres, elle reste en suspension un instant, puis la collision de la tasse sur le socle rompt la dimension silencieuse et flottante. Les particules s'agitent, la femme soupire, le patron éternue, les voitures grondent. 

Le monstre a englouti la ville. 

La femme se met à penser. Il est temps. Elle décroise les jambes, et pose ses pieds à plat sur les carrés du sol, délaissant son attitude désinvolte. Il sera bientôt l'heure de ranger, d'ordonner, de trier, de jeter, de déléguer et de partir. Il est encore si tôt. 6h35. Elle ne peut s'y résoudre, pas tout de suite. Encore un peu. La lumière du jour éclaire le café, désormais inondé d'une lactescence matinale. 

Le patron se poste à la caisse, et il attend, les prochains clients. Mais ils ne viennent pas encore, et la femme est seule, au centre de l'estaminet. Bientôt ça va se produire, les paysages vont se parer de vert et d'anthracite, de bleu et de brun, d'une myriade de couleurs et de tons. Les manteaux sombres vont devenir vifs, les prunelles endormies devenir graves. Et la journée va accomplir son travail, tout en berçant d'illusions ses naïfs enfants.

Le comptoir luit sous le chiffon du patron, qu'il astique encore et encore ; dans l'attente d'une impulsion plus autoritaire, qui prendrait le dessus et l'exhorterait à bousculer les éléments, à convoquer le danger. Lui et elle se jettent des regards circonspects, discrets, de temps à autre. Mais la désynchronisation du monde veut que quand l'un coule un regard vers l'autre, l'autre se concentre sur une tâche annexe, et ignore tout du reste. 

Le reste c'est ce qu'il y a de plus beau pourtant, de plus poétique, ce qu'on oublie, et se faufile à contre temps. C'est assurément le plus beau. Les détails mettent en valeur l'essentiel. La femme est toujours là, prostrée devant son café. Elle déplie l'emballage du chocolat, posé entre le socle et la tasse, et en croque la moitié de ses dents blanches. Le chocolat fond sur sa langue, et la femme jette un dernier regard au patron. Il éteint les lumières, c'est le jour. Les premiers acteurs vont d'un moment à l'autre faire leur entrée en scène. La femme est partie, clic clac clic clac. Le patron se lève, récupère l'argent de la consommation, 2euros 50. 

Il était temps. Il reste un morceau de chocolat noir, et le café est froid.  

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