Le Banc du désespoir

« La beauté n'est que la promesse du bonheur .»

Stendhal

***

Cernes, regard implorant et joues fardées.


C'est ainsi que je la vois, ainsi qu'elle me plaît. Chaque matin elle est là, assise là, sur ce banc. Des yeux noir immenses et des lèvres tristes. Je passe près d'elle, intimidé. Je suis toujours intimidé près des personnes belles et malheureuses. J'éprouve un sentiment d'impudeur face au chagrin et je suis troublé face à la beauté. Les deux émotions tissées m'émeuvent jusqu'à l'obscène. C'est pourquoi je passe mon chemin chaque fois en feignant de l'ignorer. Mais je sais qu'elle porte de hauts talons, je devine ses chevilles fines. Je sais que ses cheveux sont épais et indisciplinés, d'un brun presque roux. C'est tout ce que je connais d'elle. Et aussitôt que je la vois je l'ai oubliée. Elle ne m'envoûte qu'assise sur son banc du désespoir.

Les jours passèrent ainsi, et son image à chaque fois s'imprimait avec plus d'intensité dans mes yeux. Et une espèce de persistance rétinienne me projetait son image comme un film lancé en boucle. Au delà de son banc, elle s'était gravée dans ma tête. Mais mon corps était encore – et peut-être pour toujours – insensible à son attraction. Elle n'était qu'une belle photographie sans volupté. Je pensais à elle, je la voyais belle et fière sur son banc, les yeux mouillés, mais jamais je ne la devinais nue dans mes draps. Elle était bouleversante dans sa beauté de glace.

La musique du métro, les effluves de parfums féminins et d'odeurs étrangères. Même si on s'y habitue et que cette routine des miasmes rassure à la longue, rien n'est meilleur que l'odeur de l'air quand il fait froid. Je débouche de la station de métro, c'est un matin d'hiver. Je m'attends à trouver la femme congelée sur son banc, littéralement prise au piège d'un miroir glacé. C'est absurde, ce matin elle doit être chaleureusement ailleurs. Comme nous tous, après de longs instants d'inertie et de méditation, on est poussé par une force inconnue, ailleurs. On ne peut décemment pas rester indéfiniment sur un banc. J'exerce bien dans la même boite depuis des années me dis-je. Ça, c'est autre chose, c'est un phénomène de confort professionnel. Pourtant la femme est là. Le corps tremblant, les yeux figés comme transis.

J'aimerais m'approcher, m'asseoir à côté d'elle, l'entendre parler. C'est peut-être ça qu'elle espère, une présence consciente de son existence à elle, elle n'a peut-être besoin que d'une preuve. Je pourrais la lui donner. Lui dire qu'elle est belle. Il n'y a probablement que moi qui ai remarqué sa beauté intrigante. Une étude a observé que la beauté n'est pas une question de traits, de lignes, d'art ou de perfection – chez l'humain j'entends – mais bien notre propension au bonheur. Notre talent du bonheur manifesté par le sourire ou par des yeux lumineux, ou des corps joyeux. Elle, elle semble gravée dans du marbre. Prise au piège de son corps froid. Qui la trouvera belle si ce n'est moi, le photographe obsessionnel des détails ?

Cette fois encore pourtant, je l'ignore délibérément. Un peu plus tard, dans mon bureau, je m'interdis de penser à elle. L'interdiction que je m'inflige prouve qu'il est déjà trop tard. Je pourrais en parler à ma femme, sa jalousie colérique me dissuadera peut-être toute tentative d'approche. Et si... si je rompais le charme de sa solitude. Si je la désacralisais en m'enquérant de son nom ? J'ai appris que la peur et la fascination ne sont que des mythes. Il suffit de réaliser l'idée. De concrétiser l'abstrait. Ainsi le sort d'envoutement nous libère, mystérieusement.

Pourtant je sens le prétexte se couler tranquillement derrière l'initiative, je sens comme un point de non retour excusé par ma détermination à en finir de son image. Alors ce soir je fais l'amour à ma femme avec plus d'amour. Pas plus de fougue, plus d'amour – comme pour lui dire adieu. Dans ma tête j'entends une mélodie... Nude de Radiohead peut-être.

***

Ce matin dans les transports la vie m'apparaît différente. Je sais que je passerai à priori une journée comme les autres, mais je sais aussi que j'ai le pouvoir de tout changer. Et cette idée m'enchante. Assis sur une banquette défoncée, je contemple les visages dévalés. Mais moi, je suis heureux. Si je le voulais je pourrais quitter tout ça : le métro, mon boulot, ma femme, la France ; moi. Je pourrai décider d'être un autre et emmener cette femme inconnue avec moi loin. Ailleurs. Elle ne serait rien qu'à moi ; puisque personne ne semble vouloir d'elle : quelle femme entourée et aimée passerait ses matinées dans un froid d'hiver et dans une sécheresse de banc ?

Je me sens léger, et ce sentiment est engendré par un truc tout à fait absurde. Pourtant en sortant du wagon je déambule entre les gens comme un Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés. Tout m'apparaît beau par la simple perspective du changement. Je le peux. Rien n'est moins évident et fluide qu'une révolution dans sa vie, mais si je le décide, c'est possible. Qui m'a mis ça dans la tête ? Certainement pas une maitresse. La seule que je n'ai jamais eu c'est ma guitare. Mais j'admets que la femme dans ses hauts talons et sa beauté triste m'ont influencé. En fait, elle a été bien plus que ça.

Elle a été la nuance qui manquait au tableau.

Les choses belles se sont toujours inscrites en moi avec une force toute singulière. Les tableaux me rendent sceptique, les livres anxieux, les films frustré et triste – tout ça, avec une profondeur et une gravité sans pareil – et la femme belle m'a donné des envies de révolutions. C'est certainement et inexplicablement incohérent.

Je suis peut-être atteint de névrose, ou de psychose que sais-je, mais toujours est-il que c'est avec un ravissement inhabituel et peu modéré que je prends le chemin de mon travail. Celui qui, bien sûr, borde le banc. Pourtant il fallait s'y attendre. La femme n'y est pas. Je me sens tour à tour déçu, puis con, puis profondément hébété et encore con. Je passe une main dans mes cheveux, je soupire, je délaisse la révolution pour revenir à des ambitions plus... douces. La vie n'est pas si mal, avec ma femme. C'est sucré et répétitif. Comme j'aime. Comme j'aimais.

Je m'arrête à un kiosque non loin du banc. Le banc que je baptiserai à présent : Le banc du désespoir. Je crois que je fais un plagiat de Prévert, mais je n'en suis pas tout à fait certain, alors je ne corrige pas. J'achète des cigarettes, et comme je n'ai pu obtenir la révolution j'exige tout de même un changement. Alors je demande des cigarettes longues et blanches, très artistiques. J'achète aussi des chocolats. En souvenir du plaisir.

Quand je me retourne, je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'œil furtif en direction du banc. Personne bien sûr. C'est alors que je regarde vers le guichet de la gare. Comme ça, guidé par mon envie de voyage. Je sais pas. Des talons, très hauts, trop hauts. Des chevilles fines. Elle achète un billet. Je formule quelques hypothèses. Une précisément. Elle voulait partir, elle aussi voulait sa révolution, mais elle n'osait pas, prudente jeune femme. Chaque fois elle hésitait, elle se préparait à partir, mais chaque fois elle était retenue. Un combat. Une lutte impitoyable entre le sens des devoirs et ses envies profondes. Comment je peux me permettre d'écrire son histoire ? J'ai certainement faux sur toute la ligne. J'ai toujours eu l'imagination à côté de la plaque.

Il faut que je la rattrape. Que je sache au moins, sinon je serai mal pour le restant de mes jours, à me demander qui elle était, où elle allait. J'ai une réunion assez importante ce matin, je sais que je ne dois pas me permettre d'être en retard. Je me surprends à m'en rappeler encore, moi qui étais sur le point de m'enfuir loin avec elle sans remords. Je sors mon portable, et j'écris un texto à mon supérieur : « J'aurai du retard. J'ai failli décamper pour toujours alors par de réclamations.» Est-ce que je risque le licenciement ? Non, je suis en bon terme avec mon patron. C'est un ami et j'ai pas mal de privilèges.

C'est peut-être le froid qui m'enhardit.

Je marche, chancelant néanmoins, vers le guichet. Mes mains tremblent dans mes poches. À ma femme : pardon. J'ai de la chance, il n'y a personne derrière elle. Je constate que ça fait un moment déjà qu'elle parle avec la guichetière. Je prends place derrière elle, elle porte un manteau rouge ; et j'ai enfin le pouvoir de penser réellement qu'elle sent bon. Un parfum très féminin et arrogant. Le genre qu'on imaginerait sur une reine prisonnière : en toutes circonstances, elle reste fière et parfumée. Parce que c'est bien ça mon rôle, la délivrer de je-ne-sais-quoi et partir. Je l'entends à peine s'exprimer. Elle a une voix très douce et pénétrante à la fois. Elle demande à la femme derrière sa vitre sale et son maquillage trop lourd, une destination loin. Oui, ce sont ses mots :

— Je voudrai partir, peu m'importe le prix et la destination, mais un bel endroit...

— Il me faudrait des précisions mademoiselle. Je ne suis pas une agence de voyage.

— Je... Je ne sais pas... Un bel endroit, répète-elle. 

Je la sens agacée, presque essoufflée. Alors je dis :

— Puis-je me permettre de vous conseiller la mer ? 

Elle se tourne vers moi. Son visage n'est plus un masque splendide d'impassibilité et de mélancolie. Elle a le regard vif, impatient. Son visage s'éclaire. Rien n'est heureux dans son expression, pas un vrai bonheur, mais un éclat de joie tout à fait fugitif. Elle répond : « Oui, la mer. Ce sera très bien la mer. » Son timbre de voix est très joli. C'est le genre de jolies choses insipides qui me rendent naïf. Comme quand je m'exclame avec mièvrerie : « comme c'est beau ! » devant un truc sans intérêt.

Ce que je vais faire est prosaïque, vraiment digne d'un homme aussi banal que moi avec des envies inconséquentes. Mais je veux partir avec elle. Elle m'a séduite et elle me trouble. Tout ceci est parfaitement insensé, je le sais, mais je veux voir. Je veux au moins me dire que je n'aurai pas laissé passer un plaisir aussi original et unique. Je veux savoir. Mieux même, ça me rassurera de ne pas avoir rencontré une femme comme ça. Irréelle et aussi belle. Je refuse que son mythe demeure insondable.

Elle s'apprête à emprunter un des escaliers. Mais je m'élance vers elle. Elle paraît surprise et pour l'empêcher de répliquer quoi que ce soit c'est l'élan de mon désespoir qui s'impose :

— Pardonnez mon impudence mais – merde, pourquoi je m'exprime comme un sire moyenâgeux – mais... Accordez-moi un instant, s'il vous plait. À quelle heure part votre train ? Avez-vous un peu de temps à me consacrer ? Je voudrais juste... Vous savez chaque matin je vous vois ici, vous ne m'avez certainement jamais remarqué, mais vous savez les jolies femmes seules c'est intriguant. – merde, pourquoi je m'exprime comme un vieux dragueur ? – Heu... Enfin... vous avez un instant ? 

Elle me regarde avec de grands yeux. Alors je n'avais pas tort, ce n'est pas le genre de femmes que les hommes courtisent sur un quai de gare. Évidemment, elle paraît si inaccessible et moi j'ai le culot extravagant de lui adresser la parole comme ça, en apparence spontanément. Ce qui n'est pas vraiment faux en quelque sorte. C'est marrant, qu'une femme comme ça hésite ; sur la première marche de l'escalier son équilibre semble précaire, prêt à basculer de mon côté. Quelques passants lui demandent poliment de dégager le passage pendant qu'elle me regarde étonnée. Etonnée mais... prête à céder ? Qu'est-ce qui me permet de le penser ? Rien si ce n'est son sourire. Compatissant probablement à bien y réfléchir. Pourtant elle accepte, avec l'hésitant plaisir – de faire plaisir.

Son train part dans une heure. J'ai une heure pour la cerner un peu, elle et ses cernes violacés. Comme des ecchymoses. Nous sommes assis à l'intérieur d'un petit bistrot. Rouge vif et banquettes moelleuses. Le chauffage poussé au max. Un vrai petit cocon, avec nos cafés brûlants entre nos mains. Les siennes sont pâles, sa peau est un peu transparente et on discerne ses veines dans un camaïeu de bleu. C'est très joli les mains. C'est bête, mais on reste silencieux un moment. Je pense que c'est à moi que revient l'honneur de couper le silence. Après tout je l'ai trainée ici, je lui dois bien quelques explications. Même si nos silences et son beau visage fragile me suffisent amplement. Je ne voudrai pas m'imposer dans la beauté de l'image. Pourtant parfois il le faut. Cesser d'être spectateur des belles choses et tenter de s'y glisser. Mettre de l'art dans sa vie, mettre de la vie dans l'art. Qui a dit ça déjà ?

— Alors comme ça vous avez décidé de quitter le banc ? Il ne sera plus pareil sans vous. 

Elle sourit mais elle ne répond pas. Elle baisse les yeux, boit son café du bout des lèvres en silence. Elle attend sûrement des questions concrètes. Elle n'a pas vraiment de temps à perdre. Sa peau est très blanche, rehaussée par un rouge carmin qu'elle s'applique et du khôl sous les yeux. Elle est dessinée avec de beaux contrastes, peut-être trop brillant. C'est un peu éblouissant ; elle me fait penser à une geisha. Pendant que je la sonde elle se met à rire. Un rire clair.

— Quoi ? je demande.

— Non rien. Il n'y a absolument rien.

— Dites-moi. Pourquoi vous partez ? Vous n'avez pas de bagage. C'est un conseil pratique que je vous donne. 

Elle rit encore, dévoilant ses dents blanches.

— Ca ne vous regarde pas. Je dois m'en aller. C'est comme ça. Et détrompez-vous, je vous vois souvent. Dans votre costume élégant, avec votre cigarette. Vous fumez beaucoup hein.

— Et vous ?

— J'ai arrêté. 

Elle serait si belle troublée dans la fumée. Une femme triste qui fume sur une photo c'est émouvant. J'en sais plus sur elle à présent. Je peux dire qu'elle s'exprime avec lenteur, avec langueur même. Elle croise ses jambes et elle touche à peine à son café. Je lui demande si elle veut un autre sucre, elle refuse. Elle se contente de manger le petit chocolat posé sur le socle. Le silence est à présent irrévocable, et elle ne m'aide pas.

Nous partons, mais je la suis toujours. Au guichet je prends un billet. Elle ne m'attend pas, elle emprunte l'escalier et attend fièrement sur le quai. Je la rattrape bien vite. Elle s'attendait à ma présence ; elle me jette juste un regard de reconnaissance puis me délaisse. Elle arbore ce même visage. Impavide et triste.

Le rugissement du train qui arrive, elle se glisse dans un wagon ; je la suis. J'aimerais la contempler pendant le trajet, mais il me faut un endroit duquel je ne sois pas vu. Une sorte de cachette pour voyeuriste. Je m'installe dans le wagon à côté. Bien sûr rien ne me garantit d'être dissimulé à ses yeux, mais il faut bien choisir. De là où je suis je peux voir son profil, son nez droit un peu retroussé. Je me demande ce que les autres voyageurs pensent d'elle. A mon avis elle est lumineusement grave. C'est tout à fait étrange, ce romantisme obscure qu'elle m'inspire. Une sorte d'obsession oui. Mais pas le genre d'obsession que je nourrirais pour une femme aguicheuse. La fameuse copine du pote ultra bonne, le canon à la taille fine et aux hanches amples qui vous fait des œillades à table. Non, pas de ce genre là.

Je crois que j'ai envie de comprendre son visage de chagrin.

Je dors d'un sommeil de gros chat. Quand je m'éveille je regarde le paysage. Moins de gris dans l'ensemble. Du jaune du vert du brun. Avec la rapidité et la régularité du train j'ai l'impression de contempler un tableau impressionniste mouvant. L'hébétude dans laquelle me plonge la vue me fait presque oublier pour quelle raison je me retrouve dans ce train en direction de la mer. J'ai coupé mon portable. Je suis tranquille et à peine coupable. C'est là que j'entends de l'agitation. Ca provient du wagon d'à côté. J'entends une femme crier : « Allongez-la ! Allongez-la ! » Fébrile, je décolle de mon siège, je bouscule les gens et je m'enquiers de l'objet de toute cette agitation. Quand j'arrive, je vois la femme allongée sur une banquette, les yeux clos.

— Que se passe t-il ? je demande.

— Elle s'est évanouie. 

Je m'approche d'elle, avec prudence, j'ai presque peur de l'éveiller. Son visage semble apaisé et toute trace de tourment a déserté ses traits. Elle est belle différemment ainsi. Je me fais la réflexion que les morts ont tous l'air heureux – parce qu'en paix – et parfaits. Ils ont une symétrie des traits impossible à obtenir dans la vie. Leur perfectible beauté dans la mort est absolument morbide. Mais impressionnante. Presque enviable.

Bien sûr la femme n'est pas morte. Elle respire faiblement. Un responsable arrive et nous demande de l'allonger dans une cabine de première classe où tout y est plus confortable. « Je m'en charge » je dis. Je la porte dans mes bras, elle est si légère. C'est terrifiant. Je remarque avec désolation qu'il n'y a pas que ses chevilles qui sont squelettiques. Si je l'ai toujours trouvée d'une beauté bizarre et immobile c'est que sa peau est bien trop fine et tirée pour refléter toutes sortes d'expressions. C'est une beauté de mort. C'est ça qui me touchait : elle semblait peinée dans sa mort. Je l'allonge et je reste à ses côtés. Je la regarde. C'est comme si elle était consciente de sa propre mort, c'est cela. Elle est morte et son corps lutte encore pour la vie.

Elle ouvre les yeux, me voit mais ne sourit pas. Ses paupières vibrent un peu et unis par la même tonalité, nous ne parlons pas. Je ne lui demande rien.

C'est à ce moment précis que je sais devoir retourner auprès de ma femme. Celle-ci me communique un mal aise profond, une tristesse infinie. Je caresse ses cheveux. Je me rends compte que leur texture est bizarre, étrangère à tous les cheveux que j'ai déjà touché. Mais je n'y pense plus. Nous arrivons bientôt. Je la tiens dans mes bras à présent comme une poupée de chiffon. Sa gorge est si frêle qu'avec les remous du train j'ai peur qu'elle ne se brise. C'est fou à quel point tout érotisme est exclue de son corps ; comme si ça avait été obscène, salissant. Il y a quelque chose de bouleversant en elle qui inspire un immense respect.

Comme une célébration mortuaire.

Lorsque nous arrivons, le temps est à peine différent. Le ciel est en effet un peu plus bleu, je me demande si c'est un effet de miroir avec la mer. Je soutiens la femme, car elle semble trop faible pour marcher seule. Je n'ose pas lui demander ce qu'elle a, je pressens sa réponse funèbre et trop définitive. En elle rien ne vit, à part la maladie et la beauté. Je l'emmènerai bien dans un endroit déserté des hommes, un endroit zen et naturel. Mais je ne la connais pas, je ne suis pas son sauveur, je n'ai pas à affronter dans un combat impitoyable son geôlier – et je le regrette ; mais je dois retrouver ma femme. L'idée de vivre sans elle me manque. J'étais déjà tant ancré dans une nouvelle vie avec l'inconnue que c'est comme si je l'avais déjà quittée depuis longtemps, ma femme. Et elle me manque cruellement.

Nous descendons du train, très simplement puisque débarrassés de bagage. L'air est un peu plus chaud qu'au départ, les gens un peu plus enthousiastes. Évidemment, ici on accueille les voyageurs, on ne leur dit pas adieu. Nous sortons de la gare péniblement, elle refuse toujours de s'exprimer. Et je pense que je trahirais une promesse en exigeant des explications par mes questions. J'avise un taxi, nous montons à bord. Son parfum est toujours aussi capiteux et ses mains gelées. Ses longs cils rejoignent ses cernes quand nous prenons place dans le taxi. Le chauffeur joue au mystérieux en gardant les yeux face à la route, nous demandant d'une voix terne :

— Où allons-nous ? 

La femme entrouvre les yeux, et à travers son regard me transmet le choix de décider.

— À la mer. Emmenez-nous à la mer. »

Je repense à ces quelques dernières semaines, à mes matins d'impatience. Celle de revoir le mirage, pouvoir me dire qu'il y a quand même de belles choses dans la vie, de belles personnes ; même si on ne peut pas toujours les toucher. Aujourd'hui j'ai craqué, j'ai voulu vaincre le tabou absolu des gens raisonnables : se laisser tenter par le déraisonnable.

Le taxi roule doucement, il y a un peu de monde sur la route à cause de l'arrivée des quelques voyageurs. Je me demande ce qui peut bien conduire tous ces gens ici en plein mois d'hiver. Ce qui peut bien la conduire elle.

En tout cas c'est un bel endroit, ça sent la mer et la tranquillité. Un petit ilot de transition avant de repartir. Trop irréaliste pour y vivre. Trop calme pour y vivre. C'est comme dans Big Fish quand le poète décide finalement de repartir pour la ville ; il se fait chier dans ce village paradisiaque – la pelouse comme de la moquette –, qui évoque étrangement la vie après la mort.

Elle s'est endormie dans mes bras, étrangement peu méfiante à mon égard. Refusant de me connaître, m'ignorant si elle le peut, mais ne me rejetant pas. Comme si elle s'était résignée. Tout ce que je peux dire c'est que son corps délicat contre le mien est comme un drap posé sur ma peau quand il fait frais. Sa présence est douce et indispensable, légère comme un papillon. Nous arrivons.

Elle semble avoir retrouvé ses forces car elle refuse mon soutien ; la lumière de l'après-midi se reflète vivement sur le sable, avec la même force qu'un soleil d'hiver sur la neige. Sauf que là il y a la mer et le sol ne craque pas sous les pieds. Ca éclabousse plus que ça n'éblouit. C'est un bonheur différent.

Nous avançons près des rochers qui bordent la plage, les pieds pas encore dedans. Je me tourne vers elle. Elle sourit. Elle sourit comme si elle avait enfin trouvé la terre d'Eldorado. Pour moi ce n'est qu'une trêve surréaliste et un peu effrayante. Au sommet de la falaise le précipice envoute par son vide profond, son trou béant des promesses funestes. C'est un peu comme ça, que je me sens.

Je l'imagine presque flotter dans une robe blanche et vaporeuse, ses formes que je devinerais sous le lin. Le lin ou le coton ? J'hésite encore quant aux détails, mais la scène se dessine intensément dans ma tête. Le romantisme de cette femme n'est plus obscure, il est clair comme une rivière de lait, comme Cléopâtre s'y baignant.

Digne et belle.

Son sourire d'acceptation, son corps semble lui peser moins lourd et elle ne m'inspire plus la crainte de la mort par l'exacerbation de celle-ci. La mort était sur sa peau. Et maintenant il n'y a plus la moindre trace de peur. Elle m'inspire la paix ; pas la paix morbide et aseptisée des cercueils, mais celle du mort traversant le Styx. Epreuve sacrée de toute beauté. La lumière unique et brûlante de l'hiver, ses chaussures qu'elle retire avec la joie d'une enfant, sa robe légère que j'imagine sur ses seins mûrs ; c'est la paix tout ça. C'est plus la tristesse.

Elle glisse ses pieds dans le sable, ne s'occupe plus de moi. Je m'approche d'elle. Il n'y a personne. L'étendue est vierge, le silence léger et marin. Je la dépasse en voulant rejoindre le centre de l'immense plage, supposant bêtement que ce sera plus profond là bas. Oui, plus profond dans l'horizon. Je m'assois, en m'abîmant dans le bleu vert des eaux face à moi. Je dois plisser les yeux sous la lumière. Mes yeux sont agressés, mais mon corps voluptueusement installé. Je l'attends. Au bout de quelques minutes, elle vient me rejoindre. Cette fois je veux comprendre, et je lui fais savoir en la regardant intensément ; Alors ? Pourquoi votre solitude, pourquoi ici ? semblé-je lui hurler silencieusement. Elle dira simplement :

— Je vais mourir vous savez. 

Je la sens tout à coup rassurée et élégiaque. L'envie délicieuse de sentir les rayons du soleil sur nos visages.

Nous nous allongeons sur le sable.

FIN

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