Fille de la mer
Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles.
Ainsi s'ouvraient tous mes songes. Allongée sur le bois humide et grinçant, je m'absorbais dans une nuit d'encre ensevelie de lumière. Aveuglée. Le bateau ondulait, aussi ivre que les marins. Étourdie. L'océan grondait, prêt à libérer son impérissable créature. Parée au combat. Un jour, ce tableau serait réel. J'avais été conçue pour cela : terrasser l'ennemi de l'île tapi sous les eaux... Au grand désespoir de ma mère. Les femmes devaient se contenter de dompter les petits monstres issus de leur propre chair, naviguer dans les eaux troubles de la société mondaine. Là était notre place. Enfant unique, je me révélai du mauvais sexe. Au lieu de me mépriser et de se morfondre, mon père fit contre mauvaise fortune bon cœur et il m'éleva au rang de fils. Impossible n'était pas Gudværsson.
Très tôt, le sel m'enveloppa comme une seconde peau.
J'avais toujours été attirée par le ventre de la mer, la séduction de ses vagues, le chant de son écume, le parfum de ses embruns. Il me fallait toutefois patienter seize années pour me jeter dans ses bras obscurs, à bord du fier navire du capitaine Ulrich Gudværsson. Tous les trois étés, sous l'ordre du Roi du Nord, mon père commandait une expédition spéciale, réputée pour son déploiement de moyens démesurés, mais aussi ses dangers plus infinis que l'océan lui-même.
Depuis que j'étais en âge de tenir debout, je courais le long du port à en perdre haleine, les veines brûlées de froid et d'ambition, jusqu'à ce que les voiles noires du Drakken* disparaissent loin derrière l'horizon et que la gouvernante fut obligée d'interrompre ma fugue. Un seul désir m'animait, voguer sur ces eaux glacées, sources éternelles de poèmes, de mythes et de tourments. Chaque nuit, mes rêves me portaient là où s'achevait ma liberté : à la conquête de la créature cosmique qui nous échappait depuis des siècles. Avant mon père, c'est à mon grand-père qu'incombait la lourde tâche de pêcher ce poulpe géant pour le compte du royaume, bien qu'il n'y parvînt jamais. À la mort d'Ulrich, et en cas d'échec, mon héritage serait de pourchasser sans relâche le Monstre des Eaux.
Sans même le connaître, la haine me consumait. Il régnait sur ma volonté, mon imagination, mes maux. Quand je dessinais un paysage, un portrait ou une nature morte, il finissait par soumettre la mine de mon crayon. Mes tracés enfantins se muaient en arabesques tentaculaires. Ma mère était épouvantée par la beauté étrange, inquiétante et étonnamment féérique de mes croquis. Quand je jouais du piano, telle cette jeune fille de bonne famille qu'on tâchait de façonner contre mon gré, une symphonie épique naissait sous mes doigts, nourrie par les visions de mes affrontements homériques avec la bête. Quand j'étais astreinte aux mathématiques, je ne pouvais que calculer le temps qu'il me faudrait pour venir à bout de ses proportions inhumaines. Son obsession incarnait la plus fidèle de mes compagnes. S'il n'avait pas existé, que serais-je devenue ? Une pianiste émérite, une noble bonne à marier, une historienne renommée ? Non. J'aurais été romancière et j'aurais inventé ma propre Némésis.
Le jour de mon premier voyage, je trépignai d'impatience comme une enfant lors du solstice d'hiver. Ma mère, elle, demeurait inconsolable. Elle craignait de survivre à sa seule fille. Qu'importe, j'allais enfin connaître le labeur sacré réservé aux chasseurs, prouver que j'étais digne de reprendre le flambeau, et inscrire ma légende.
- Solveig, mon enfant. Es-tu prête à affronter tous les périls ? me demanda mon père en me pressant l'épaule.
Le voyage le plus dangereux de la saison s'annonçait. Malgré un temps clément, une bise soufflée depuis le Grand Nord - notre destination - lacérait mon visage. Le drapeau noir déployé flottait au vent, tel un présage victorieux. C'est l'île qui disparaissait à l'horizon, cette fois, et j'avais le cœur gonflé de bonheur comme les filles de mon âge à leur premier bal. Je frémissais d'excitation, non pas à l'idée de rencontrer mon cavalier, mais de rencontrer ma guerrière intérieure. En moi-même, je célébrais ce petit triomphe : j'étais vêtue comme un homme, enfin débarrassée des offenses de ma condition.
- Je le suis depuis toujours, père.
- Ah ! Tu es bien une Gudværsson, s'enorgueillit Ulrich.
Sur la proue de L'Audacieuse, je contemplai la Cité Bleue qui s'évanouissait sous les sanglots lancinants des épouses. J'étais prête à embrasser mon destin. Je ne pouvais appartenir à un homme, me faner en attendant son retour d'inlassables guerres, finir en veuve éplorée, privée à jamais de desseins. J'étais forgée pour l'aventure, le frisson de la chasse, le vertige des odyssées.
- Attention, p'tite demoiselle, cette expédition n'est pas pour les fillettes, ricana Floki, un vieux chef de clan, tandis que je m'appliquai à manipuler les voiles.
Devant mon père, aucun n'osait défier son autorité en jetant le discrédit sur son unique héritière. Dès qu'il avait le dos tourné, ces bougres ne retenaient ni leurs regards assassins ni leurs tentatives d'intimidation - vaines, bien entendu. Je m'étais préparée à leur scepticisme, ainsi qu'à les confondre.
- Essayerais-tu d'alléger tes propres craintes en me les refourguant, Floki ?
- Quelle témérité ! Tu n'as pas eu vent des prédictions ?
Je feignis l'impassibilité, mais mon cœur se serra. Mon peuple prenait très au sérieux les visions de l'Oracle. Père m'avait garanti des augures favorables... Peut-être m'avait-il menti pour protéger mon moral. Il n'avait peur de rien, c'est pourquoi le Roi remettait le sort de ses meilleurs hommes entre ses mains.
- La fortune d'un chasseur réside dans sa force intérieure, non dans les caprices du ciel, récitai-je.
Floki plissa les yeux, caquet rabattu l'espace de quelques délicieuses secondes. Ne jamais montrer ses faiblesses était une règle d'or, surtout si l'on cherchait à gagner le respect de puissants guerriers.
- Eh bien, jeune fille, prions que les dieux ne condamnent pas ton orgueil, cracha Floki.
Si l'instabilité du climat ne me pesait guère, le venin de l'équipage risquait d'entamer ma bonne humeur. Je n'étais pas là pour me faire des amis, non plus des ennemis. Je ne poursuivais qu'un seul but et espérais qu'on ne m'en détourne pas ni qu'on me sous-estime. Je retournai à ma besogne en grognant, plus déterminée encore. Parmi les navigateurs, certains pensaient que saigner sur les eaux portait malheur. Il était temps d'enterrer ces vieilles croyances infondées : j'étais aussi capable que n'importe quel tâcheron doté d'un service trois-pièces.
Les semaines défilèrent dans un silence morne, sans heurts, ponctué par la clameur écœurante des ivrognes. Quand le soleil blafard découvrait les visages défaits par les nuits d'ivresse, la superstition tissait à nouveau son effroi sur nos âmes. Bientôt, le temps se gâta. Les tempêtes se multiplièrent, chassées de brèves embellies. Plus nous progressions au nord, plus les glaciers perçaient l'onde menaçante. Une brume épaisse assiégea le Drakken ; les plaintes déchirantes avaient remplacé la gouaille alcoolisée des matelots.
Nous y étions.
- Toujours pas peur ? me provoqua Floki.
- J'ai hâte, pas toi ?
- Le sang de ton père coule bien dans tes veines, petite.
Au cœur du tumulte gelé, la folie creusait ses sillons dans les esprits faibles. Plusieurs perdirent la tête. La tourmente régnait. Je n'avais jamais craint le froid, cependant, je commençai à trembler. L'humidité et le vent pénétraient jusqu'à l'os.
- Solveig, l'heure va sonner, déclara mon père, penché vers l'horizon nébuleux.
- Comment t'en es-tu sorti, à chaque fois ?
Ulrich esquissa un sourire pétri d'arrogance - de ceux qui ont trop souvent défié la mort, au point de s'en croire préservés. La mort, si elle ne nous prend pas, nous vole toujours quelque chose.
- Ne cède pas à son appel.
Autour de nous, les hommes déployèrent leurs filets sans un mot. L'atmosphère s'alourdit, traversée de poignards invisibles. L'attente était oppressante, l'issue incertaine. De lourds nuages s'amoncelèrent et le froid s'aiguisa, comme si les éléments étaient reliés aux respirations de l'océan. Chaque souffle de vent dans nos cheveux, chaque éclat de glace contre la coque, semblait contenir une promesse de terreur ou de triomphe.
Soudain, un croassement émergea des tréfonds. Un son guttural, semblable à aucun autre. Le navire tangua violemment, les marins s'agrippèrent aux bastingages, certains rendaient leurs tripes sur le plancher. Une odeur nauséabonde contamina l'air, celle de la peur primitive. Une ombre d'une envergure démesurée se profila sous nos pieds, évoquant la silhouette d'une immense baleine.
Notre proie, ou notre prédateur, n'avait pourtant rien de commun avec ce mammifère remarquable. Nous ne le chassions qu'en période de vaches maigres. Le reste du temps, nous vénérions sa sagesse millénaire. Le poulpe était un trophée pour satisfaire l'orgueil sans limite des hommes, et d'ici au matin il serait empalé au bout d'une pique. Pour moi, c'était autre chose. Une force magnétique me projetait vers lui, vers elle. Un lien indicible, que je m'étais bien gardée de révéler. Le seul sentiment admis était la soif d'anéantissement.
Mon père campait à l'avant, harpon à la main, l'œil vif, résolu à affronter son ennemi invaincu. Je n'avais pas peur, j'étais reconnaissante qu'il accepte de se montrer à nous. Le bois gémissait comme une armée de démons. Puis, vint ce silence épais et solennel qui précède le choc.
Des tentacules surgirent, frappant les flancs du navire avec une force inouïe. Les lamentations des hommes résonnaient dans le chaos. La clarté d'un éclair me foudroya, je sortis de ma sidération et me précipitai aux côtés de mon père pour lui prêter main-forte, saisissant à mon tour un harpon.
- Reste à l'écart, Solveig ! gronda-t-il.
Je ne pouvais me résoudre à obéir. Ma destinée se jouait ici.
Dans un acte de bravoure désespéré, je m'élançai, visant l'œil luminescent à travers les flots. Mon arme fila droit, transperça l'onde et trouva sa cible. La créature se tordit de douleur, un rugissement retentit sous le poitrail de L'Audacieuse. Alors que je me tenais à la proue, la victoire à portée de main, un tentacule jaillit. Je fus arrachée du pont, bâillonnée par le liquide salé qui s'insinuait dans ma poitrine, remplissait mes poumons. Une dernière image m'accompagna dans les profondeurs, celle du visage de mon père figé d'horreur.
Défiez la mort et elle vous volera toujours quelque chose.
Je chutai irrémédiablement, pétrifiée par la morsure glacée de l'eau, incapable de me libérer de l'étreinte de la créature. La lumière du jour s'effaça. À la peur succéda une paix étrange, intime. J'aurais dû me débattre pour remonter à la surface, je n'en fis rien. Des méduses phosphorescentes dansaient dans les ténèbres, pareilles aux nuits étoilées de mes rêves. Un silence de coton m'enroba, évoquant les souvenirs anciens d'un paradis perdu.
Coraux éclatants, plantes ondoyantes et créatures mystérieuses se dévoilèrent peu à peu, ébauche d'un royaume souterrain vibrant de couleurs mirifiques, de formes étonnantes, de beauté secrète. Peut-être n'était-ce là qu'une hallucination liée à ma fin imminente... Pourtant, je respirais. Je me sentais à ma place. Le fond du bateau n'était plus qu'une tache brune, un pays lointain, étiolé dans ma mémoire. La créature relâcha son emprise, sa peau visqueuse glissa sur la mienne. Ses yeux globuleux brillaient comme deux planètes embrasées. On aurait dit qu'elle m'invitait à danser.
Le monstre légendaire était-il le gardien de ce sanctuaire immergé ?
Toute ma vie, j'avais pensé le haïr sans le connaître. Je m'étais trompée. Ce n'était pas de la haine, c'était de l'amour. Je voulais le conquérir, comme on cueille une fleur précieuse pour la mettre sous verre, comme on collecte un papillon rare. Je voulais percer son énigme, vaincre son mystère. Ma Némésis.
Je m'étais promis d'épouser la mer, dans la vie comme dans la mort.
Adoptée par les abysses, je souris.
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* Terme inventé, issu du mélange entre Drakkar (navire viking) et Kraken (monstre marin)
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