PRÈS DE LA SURFACE
L'épreuve prit fin brutalement, de façon tout à fait inattendue. C'était en fin d'après-midi, alors que tout le monde était au travail, comme tous les jours depuis de longues semaines. Le Jardin renversé reprenait forme et commençait à donner une idée de ce qu'il avait pu être au temps de sa grandeur première.
Il y eut d'abord un craquement sinistre et colossal, comme un long coup de tonnerre dangereusement proche, au son duquel chacun se figea. Un instant tétanisés, les jardiniers se ressaisirent aussitôt, car il n'y avait guère de doute sur ce qu'annonçait ce grondement lugubre. Ils se précipitèrent sur les treuils et les cordages pour redescendre au plus vite. Tous n'avaient pas eu le temps de se mettre en lieu sûr quand la voûte céda.
Une vaste portion du plafond se décrocha et s'effondra sur le dallage où couraient encore tous ceux qui n'avaient pu trouver un abri. Le fracas fut effroyable. Le séisme projeta Sakura au sol, où elle demeura longtemps prostrée, assourdie par le bourdonnement incessant que la déflagration avait logé dans ses oreilles. Elle avait réussi à courir assez loin pour ne pas se trouver dans la zone de l'écroulement, derrière elle, d'où s'élevaient de gigantesques fumerolles de poussière mêlée d'humus. Partout dans les airs, des myriades de feuilles et de branches plus légères que la terre et les troncs d'arbres n'en finissaient pas de tomber, chacune à une vitesse différente. Ceux qui avaient pu s'échapper à temps couraient sous cette averse de débris qui formait comme une réplique atténuée de la catastrophe. Un brouillard sombre, irrespirable, envahit tout. On ne voyait plus rien, on n'entendait plus que des hurlements qui semblaient provenir de très loin, presque d'un autre monde. Désorientée, elle chuta deux fois avant de parvenir à se remettre debout et à marcher quelques pas. Impossible de savoir si elle avançait vers la sortie ou vers le lieu du désastre. Çà et là, dans la brume âcre, des ombres flottaient furtivement avant de disparaître, poussant des borborygmes rauques dans lesquels elle demeurait incapable de découper le moindre mot cohérent.
La confusion générale l'empêcha un long moment de voir où la dirigeaient ses pas. Puis, peu à peu, son ouïe lui revint, le brouillard argileux se dissipa en partie, elle commença à percevoir de nouveau ce qui l'entourait. Face à elle s'érigeait une monstrueuse montagne de terre noire, sous laquelle étaient ensevelis bon nombre de ses concurrents moins fortunés. Des rescapés s'enfuyaient en claudiquant ou en titubant, dans toutes les directions. De la masse indistincte sourdaient d'atroces gémissements. Elle avait peur, bien sûr : elle était horrifiée à l'idée que d'autres pans de la voûte, fragilisés par l'affaissement, pussent s'écrouler à leur tour, mais quelque chose en elle ne pouvait supporter d'entendre ces cris d'agonie. Elle se rua vers les éboulis et, ce faisant, constata qu'elle n'était pas la seule. La plupart avaient détalé, mais quelques-uns revenaient avec elle porter secours aux survivants, et dans ce moment de panique, cette pensée la réconfortait un peu.
L'immense dôme de terre qui s'était abattu sur eux les avait engloutis par dizaines, tel un titanesque démon dévoreur d'hommes. Elle gravit la pente, d'où dépassaient par endroits des mains, des pieds qui s'agitaient désespérément, cherchant à agripper l'air que les poumons ne pouvaient plus respirer. Elle saisit une main et commença à creuser, aussi vite que possible. Ils étaient plusieurs à être revenus en arrière, mais pas assez pour les sauver tous. Avec l'aide de deux collègues, elle réussit à dégager la tête et les épaules d'un jardinier qui se mit à vomir des mottes de terre saumâtre. Celui-là s'en sortirait. Il fallait s'occuper des autres sans perdre de temps. Ils parvinrent à sauver des victimes coincées sous des troncs d'arbres, sous des avalanches de terre, sous les décombres d'échafaudages effondrés. On ne pouvait retrouver que ceux qui étaient près de la surface. Cette idée la faisait frissonner.
Alors qu'elle cherchait d'autres blessés à libérer, elle aperçut un homme penché sur un monceau de gravats. Elle s'approcha pour lui prêter main-forte, pensant qu'il venait de repérer quelqu'un à secourir. Quand elle fut à proximité, elle le vit soudain lever très haut par-dessus sa tête une houe tranchante qu'il s'apprêtait à abattre, un rictus hideux lui déformant la bouche, le regard dément. Dans le même mouvement, elle comprit ce qu'il était en train de faire et se jeta sur lui. Renversé par le choc, il dévala la pente qui se trouvait derrière lui. Une fois en bas, il se releva en rugissant des insanités, l'écume aux lèvres, et la fixa d'un œil menaçant, brandissant de nouveau sa houe vers elle. C'était un vieil homme. Elle le reconnut. C'était l'un des proches de Maître Haruto Gushiken, qui s'était disputé avec Taishiro un soir, au réfectoire, et qui avait disparu quelque temps plus tard. Elle se rappelait l'avoir vu se lever avec un petit groupe d'autres jardiniers, en soutien, lorsque Haruto avait défié Taishiro en public. Comme possédé, il se mit à remonter la pente, son arme à la main. Elle dégaina son couteau et le pointa sur lui. Il s'immobilisa. Pendant un temps qui lui parut une éternité, elle le vit réfléchir, soupeser les risques de ce qu'il envisageait de faire, évaluer ses chances de succès. Ce qu'il y avait en lui le consumait à tel point qu'il était prêt à mettre sa vie en jeu pour parvenir à ses fins. Ils se jaugèrent un moment, puis, dans un silence funeste, il se retira.
Elle soupira. Le danger était écarté. Elle n'avait même pas pensé à appeler à l'aide.
Elle se retourna vers le blessé dont seuls la tête et un bras émergeaient de la terre épaisse. Un bref instant, elle revit l'image de Haru sortant la tête de la vasque en forme de mont Fuji dans le jardin de leur grand-mère. Elle se pencha sur l'homme étendu à ses pieds. Il était pâle et inconscient, mais il respirait. C'était Taishiro.
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