NE PAS ALLER PLUS LOIN

Depuis des jours, elle dérivait dans cet incommensurable monde contrefait, sans parvenir à former un choix. C'était absurde : tous les autres avaient à coup sûr déjà trouvé sur quel mannequin porteraient leurs efforts, sans se donner autant de peine. Ils en avaient pris un au hasard, pour certains le premier venu, pour d'autres le plus curieux ou le plus amusant. Pourquoi éprouvait-elle tant de difficultés ? Elle ne le comprenait pas très bien elle-même. Que cherchait-elle au juste ? Un visage familier parmi tous ces pantins décatis représentant des inconnus d'un autre temps ? Quelque chose qui aurait du sens pour elle, qui lui ressemblerait, dans cet océan périmé où elle naviguait à vue, en radicale étrangère ? Un mystère aux résonances un peu plus personnelles dans cette armée d'énigmes opiniâtres ? Dans les jardins précédents, elle avait toujours compris ce qu'elle devait faire, même si, sur le Mont des Brumes, il lui avait fallu plus longtemps. Dans ce tourbillon de possibilités figées, elle ne savait plus où donner de la tête.

Ses pérégrinations indécises l'amenèrent aux abords d'un petit temple isolé, devant la porte duquel était assis un moine inerte aux traits écaillés. Lassée de marcher, elle vint s'asseoir près de l'automate prostré qui semblait, comme elle, attendre depuis longtemps quelque révélation fugace.

« Et toi, avec toute cette méditation, tu n'aurais pas une idée ? lui demanda-t-elle avec un sourire taquin.

— Peut-être bien », répondit une voix qu'elle crut reconnaître. Elle jeta des regards effarés à la ronde, sans rencontrer âme qui vive, jusqu'à remarquer que le pied gauche du moine remuait. Une sandale s'en détacha, et elle sut alors à qui elle avait affaire.

« Qu'est-ce que tu viens faire ici, toi ?

— Je suis chez moi dans ces jardins. C'est toi qui es de passage, l'aurais-tu oublié ?

— Tu as raison, admit-elle en baissant les yeux. Tu sais, j'ai vu ta... enfin, celle à qui tu appartenais... j'ai réussi à la rencontrer, à lui parler, mais... je n'ai pas pu la convaincre, j'en suis désolée.

— Je le sais. Je t'ai vue, je t'ai entendue. Je t'ai suivie, le jour où tu es allée chez elle. Quand tu m'as dit que tu comptais intercéder pour moi auprès d'elle, je dois dire que je ne t'ai crue qu'à moitié. Mais tu as tenu parole, tu as vraiment essayé de m'aider. C'est plus que n'en auraient fait bien des vivants. »

La voix était plus grave, plus sombre que la dernière fois. Il y avait toujours en elle un timbre bien particulier qu'elle avait aussitôt identifié, mais aujourd'hui le yokai s'exprimait de manière plus délibérée, plus mesurée. Tandis qu'ils conversaient, Sakura ne vit pas le nuage rose qui semblait s'être détaché du ciel pour venir former une spirale juste au-dessus d'eux.

« J'aurais voulu faire mieux...

— Tu as fait ce qui était en ton pouvoir, reprit le démon sur ce ton équanime et serein qu'elle ne lui connaissait pas. Il est très rare que les vivants tentent de nous aider. Ils sont trop préoccupés par leurs propres affaires. Ils nous respectent parfois, nous craignent souvent, mais ils ne nous viennent pas en aide. C'est à notre tour de t'aider à présent.

— M'aider ? Comment ? »

Le monstre leva son œil unique vers les cieux. Elle suivit son regard et aperçut alors le nuage qui ne cessait de s'enrouler sur lui-même en poursuivant sa descente vers eux. Elle n'en avait jamais vu de semblable. Il ne paraissait pas constitué de la même matière évanescente que les autres nuages, mais plutôt de celle, beaucoup plus dense et d'allure presque solide, dont sont faites les fumerolles qui surplombent les volcans en éruption. Elle mit quelques instants à comprendre qu'il s'agissait d'un autre yokai.

« Nous pouvons prendre bien des formes, et faire tant de choses que vous croyez impossibles. Regarde ce que nous pouvons faire. »

L'étrange escargot de brume rose se mit à tournoyer autour du moine momifié, l'enveloppant peu à peu de ses anneaux effervescents. Le nuage se ramassa et se concentra sur le mannequin jusqu'à l'éclipser complètement, avant de se résorber et de se dissiper. Pendant quelques secondes, tout demeura immobile, seules quelques volutes pâles émanant par épisodes de la carcasse délabrée. Puis la tête se redressa et se tourna vers Sakura.

Saisie, elle recula. Dans une cascade de grincements stridents, l'automate se mit debout. Son visage n'était plus qu'un ensemble de taches sombres, ses bras manquaient de se décrocher de ses épaules à chaque mouvement. Pourtant, il marchait, s'avançait vers elle en titubant, dépliait ses membres poussiéreux pour la première fois depuis une petite éternité, tandis qu'autour de lui papillonnaient de minuscules étincelles roses, insignes du démon qui avait pris possession de son bois vermoulu et l'animait. Le moine s'arrêta et regarda autour de lui, comme étonné de se mouvoir, comme s'il pouvait réellement voir à travers les yeux opaques et factices qui roulaient dans ses orbites. Derrière lui, la sandale cabriolait en tous sens.

« Ce n'est pas possible, murmura Sakura... je ne peux pas... pas comme ça...

— Ne trouves-tu pas que tu en as assez fait ? répliqua le yokai cyclope. Tu as déjà accompli l'impossible plusieurs fois, et tout en le faisant, tu as pris le temps de nous soutenir avec tes modestes moyens. C'est à nous de te soutenir à présent. Tu peux te reposer, regarde : ton travail est déjà terminé. »

Elle songea à cette petite pierre polie à l'extrémité du jardin de sa grand-mère, celle qui signifiait : ne pas aller plus loin .

« Vous ne comprenez pas... c'est jardinière que je veux être, pas magicienne...

— Crois-tu que tous ces renards affamés de gloire se montreront aussi honnêtes que toi ? Qu'ils ne se jetteront pas sur la première occasion d'être avantagés, de t'éliminer ?

— Peut-être, soupira-t-elle, mais dans ce cas je dois essayer de me montrer plus forte qu'eux. Si je triche, moi aussi, je ne mérite pas plus qu'eux de gagner. Je vous remercie sincèrement pour votre aide, j'en suis très touchée, mais je ne peux l'accepter. »

Une fois qu'elle eut prononcé ces mots, une vapeur rosâtre se mit à s'échapper du mannequin, comme s'il se consumait d'un feu intérieur et invisible. Bientôt, elle s'épaissit et se rassembla en corolle au-dessus de lui, reprenant la forme sous laquelle Sakura l'avait découverte. Lorsque les dernières volutes eurent quitté le corps mécanique, il s'effondra d'une seule pièce. Elle redouta d'avoir offensé les yokai.

« Ta dignité t'honore, reprit le bakezori tandis que la brume rose s'élevait et se dispersait dans les airs. Agis selon ce qui te semblera juste. Nous nous reverrons si tu parviens jusqu'au Jardin des Esprits. »

En quelques bonds, le démon eut disparu, et elle se retrouva seule à nouveau avec le pantin gisant au sol, se demandant toujours ce qu'elle allait bien pouvoir faire. 

Image : akinbostanci, iStock

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