LE PACTE
Après avoir enjambé fleuves, monts et vallées, la nouvelle avait trouvé Taishiro sur les routes, vendant ses services au plus offrant. Les années qui avaient suivi la fin précipitée de sa formation n'avaient guère été fructueuses : la mort prématurée de son maître l'avait empêché d'obtenir le titre qu'il espérait, et qui lui aurait fourni un inestimable sauf-conduit pour entrer aux jardins des plus grands. Depuis cette nuit fatale, il n'avait fait qu'errer d'un contrat à l'autre, travaillant à de menus chantiers pour le compte de notables locaux et de commerçants plus ou moins prospères, le plus souvent avares et ingrats. En l'absence d'un document signé de Maître Takagi qui aurait attesté de son succès auprès de lui et lui aurait ouvert toutes les portes, on ne voyait en lui qu'un jeune jardinier ombrageux, sans véritables accomplissements, et l'on ne voyait surtout pas pourquoi il aurait fallu le payer davantage qu'un quelconque domestique. La mesure de ses talents demeurait ignorée, voire niée lorsqu'il s'agissait de sa rémunération. L'absence de reconnaissance et l'incertitude permanente du lendemain l'avaient rendu encore bien plus sombre que la sinistre conclusion de son apprentissage ne l'avait laissé.
Quand elle parvint à lui, la nouvelle raviva en lui quelque chose qu'il avait cru éteint à jamais. Le concours était la chance qu'il n'attendait plus, l'occasion de prouver enfin sa valeur, d'être finalement reconnu à hauteur de ses mérites. Une chose le tourmentait pourtant dans cette affaire. Sur la seule base de ses compétences, il ne doutait pas de l'emporter. Mais il avait été si mal jugé, si longtemps, par des clients ignares et aveugles ou de mauvaise foi, qu'il savait le discernement de tout juge faillible et corruptible. On pouvait toujours lui préférer un rival de moindre envergure au dernier moment, pour des raisons tenant aux circonstances, à un écart d'appréciation momentané, si ce n'était à un cas de favoritisme ou de népotisme pur et simple. Au point où il en était, il ne pouvait prendre un tel risque. Il savait qu'il n'aurait pas d'autre opportunité.
Il mit deux jours et deux nuits à s'y résoudre, conscient qu'il cédait à une forme de facilité, de lâcheté même, et que les conséquences funestes seraient de sa seule responsabilité. Puis, après avoir longuement soupesé les répercussions de cette solution et celles d'un échec personnel, il se décida à convoquer Hanzo.
C'est à un carrefour isolé, loin des villes, à la tombée de la nuit, que le rendez-vous fut fixé. Il dut faire preuve de patience, le brigand n'ayant pas coutume de se montrer le premier. Au firmament, une demi-lune blafarde et sans étoiles dansait avec des nuages d'encre, trop occupée à ses jeux pour songer à éclairer ce qui se passait en contrebas. Il ne le vit ni ne l'entendit arriver.
« On m'a rapporté que tu me recherchais, jardinier, résonna une voix plus obscure encore que les ténèbres qui l'entouraient. As-tu à nouveau besoin de mes services ?
— C'est différent, cette fois. Tout peut changer. As-tu entendu parler du concours organisé par l'Empereur ?
— Oui, tout le monde ne parle que de ça. Tu vas participer, bien sûr. En quoi serais-je concerné ?
— C'est une grande compétition, les candidats accourront de toutes les provinces de l'Empire...Il y en aura beaucoup... trop, même... si l'on pouvait faire en sorte qu'ils soient... un peu moins nombreux...
— Vraiment ? Pourquoi prendre cette peine ? Toi qui ne cesses de répéter à qui veut l'entendre que tu es le meilleur jardinier que la Terre ait porté, n'as-tu pas suffisamment confiance en tes capacités pour savoir que tu en sortiras vainqueur, quel que soit le nombre de tes adversaires ?
— Il ne s'agit pas seulement de capacités. Je viens de perdre plusieurs années à dilapider mes talents et mes forces auprès de clients pingres et ignorants, gagnant à peine de quoi survivre d'une semaine à la suivante. Ce n'est pas en moi-même que je n'ai plus foi, c'est en ce monde où la valeur du savoir-faire n'est plus tenue pour rien. Je suis fatigué, Hanzo, je ne peux plus me permettre de laisser les erreurs des incompétents décider de mon destin. Toi, entre tous, tu es bien placé pour comprendre cela, n'est-ce pas ?
— Moi, je n'ai rien à prouver à qui que ce soit. Je vis comme je l'entends, sans attendre les faveurs du sort, sans calculer chaque jour mes chances de les obtenir.
— Tu prends ce que tu estimes être ton dû, tu n'hésites pas à éliminer ceux qui te gênent. Je te demande seulement de m'aider à faire de même. Cette fois-ci sera la dernière. »
Hanzo s'éloigna de quelques pas pour regarder la lune disparaître derrière un nuage. Taishiro discernait à peine sa silhouette dans la pénombre. Il y eut un long silence noir, au cours duquel il se surprit à penser que le bandit s'en était allé.
« Pourquoi t'acharnes-tu à mener cette vie ? demanda enfin la voix plus sombre que la nuit. Ton existence est celle d'un valet qui se traîne d'un maître à l'autre. Tu ne fais que changer de chaînes, toujours dans le vain espoir que les prochaines seront plus douces à porter.
— Et que me proposes-tu à la place ? La liberté ? Celle de vous rejoindre, toi et tes hommes, pour devenir ton valet ? La liberté de vivoter de petits larcins, en cachette, toujours prêt à détaler à l'approche des gardes, la prison s'attachant à chacun de mes pas ?
— Surveille ta langue, petit jardinier, j'ai tué pour de bien moindres offenses. Avoir sauvé un de mes hommes ne t'autorise pas à tester ainsi les limites de ma gratitude. Crois-tu que ta liberté vaut mieux que la nôtre ? Tu rampes devant tes riches commanditaires pour ta pitance. Nous prenons ce que nous voulons. Tu t'évertues à pratiquer un art qui t'oblige à te soumettre aux caprices de qui aura les moyens de le financer. Toi qui prétends valoir mieux que nous, mieux que tout le monde, tu te prosternes devant les puissants, et tu redoutes tant ceux que tu dis tes inférieurs que tu viens me demander de t'en débarrasser, plutôt que de les affronter. Quelque part durant ta formation avec ton vieux maître fou, tu as perdu quelque chose qui te fait cruellement défaut aujourd'hui.
— Ce sera bientôt fini pour de bon, si tu acceptes de m'aider encore une fois. Si je remporte ce concours, je deviendrai Grand Jardinier de l'Empereur.
— Ce n'est pas aussi simple, cette fois. Il ne s'agit pas seulement d'occire un de tes clients mauvais payeurs. Tu me demandes quelque chose de bien plus grave et dangereux. Ces gens dont tu souhaites la mort sont nombreux, et n'ont commis d'autre faute que de se trouver en concurrence avec toi. Mes hommes et moi avons toujours encouru tous les risques pour te venir en aide, par reconnaissance pour le service que tu nous as rendu, mais ici les enjeux sont tout autres. Si je t'accorde ce que tu désires, il faudra me donner quelque chose en échange.
— Bien entendu. Quand je serai Grand Jardinier, je pourrai te donner tout l'or que tu voudras, tu seras amplement récompensé. Ce n'est pas l'or qui m'intéresse.
— Ce n'est pas l'or qui m'intéresse non plus, petit jardinier. Ce qu'il me faut, c'est quelque chose d'infiniment plus précieux et important.
— Parle ! Si c'est en mon pouvoir, considère la chose comme accomplie.
— Si tu obtiens cette position prisée comme tu l'espères, tu devras user de ton influence pour obtenir de l'Empereur notre pardon, à mes hommes et à moi, pour tous les crimes que nous avons commis, en particulier à ton service.
— Le redoutable Hanzo en aurait-il assez de sa liberté tant vantée de courir les grands chemins ?
— Il arrive un moment où les chemins s'arrêtent. Il faut trouver une manière de continuer à exister hors d'eux. J'aspire désormais à une retraite paisible, pour mes hommes comme pour moi-même. Mon corps de métier n'est pas de ceux où il est permis de vieillir.
— Alors je m'y engage.
— Tu y as tout intérêt, conclut le brigand qui avait déjà commencé à s'éloigner.
— Et si je mens ? lança encore Taishiro dans l'obscurité.
— Si tu mens, ou si tu échoues, reprit la voix un peu plus distante, tu ne seras pas non plus de ceux à qui il est permis de vieillir.
— Encore une chose... j'irai au bout de la compétition, je remporterai toutes les épreuves, tu peux en être certain... mais si, à la fin, nous n'étions plus que deux dans la course...
— Alors je ferai en sorte qu'il n'en reste qu'un. »
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