LE JARDIN DES AUTOMATES (partie 1)
Immobiles, comme foudroyés en pleine action des décennies plus tôt, indifférents à l'arrivée des vivants, les automates, chacun suspendu au beau milieu d'un geste spécifique, demeuraient immergés dans l'oubli du monde où le départ des ingénieurs les avait plongés. Intimidés par ces silhouettes empesées qui évoquaient moins des statues que des morts debout, les candidats se risquaient entre elles à pas mesurés, craignant d'attirer sur eux la sourde malédiction qui paraissait avoir frappé l'endroit. Ils pressentaient ici une menace d'un autre ordre que celles du Jardin renversé ou du Mont des Brumes, plus abstraite, plus diffuse, quelque chose comme l'idée que, si cet ouvrage extraordinaire avait été ainsi paralysé et laissé à l'abandon, c'était probablement pour de solides raisons sur lesquelles il valait mieux ne pas revenir. Ils passaient lentement et sans bruit devant les visages ébréchés, dont les couleurs écaillées et les mâchoires décrochées formaient un rictus sinistre adressé au néant.
Les mannequins pétrifiés se tenaient sur des sentiers envahis de mauvaises herbes, recourbés devant des buissons dont le feuillage touffu les avalait presque tout entiers, ou étendus au sol, renversés par quelque bourrasque indélicate au détour d'une lointaine tempête. Certains étaient figés dans l'embrasure de leur porte ou aux fenêtres de leurs maisonnettes délabrées, comme prêts à accueillir les visiteurs. Ils avaient dû être très réalistes, à une époque reculée, avant que la rouille et la patine accumulée des intempéries et de l'absence d'entretien ne vinssent les défigurer. Même sous cette épaisse couche de crasse et de déliquescence, le travail prodigieux des ingénieurs de l'Empereur transparaissait encore.
Arpenter ce jardin revenait à explorer un passé momifié, comme une allée du temps détachée du cours principal, isolée, un canal asséché où les choses continuaient à se flétrir sans se mouvoir. Il s'agissait là des effigies des habitants de l'Empire au temps qui avait précédé la fermeture des Jardins. Les modèles de ces automates étaient-ils tous encore vivants aujourd'hui ? Une fois accoutumés au voisinage muet de ces pantins désaccordés, certains des candidats les plus âgés se mirent en quête des versions plus jeunes d'eux-mêmes qui se cachaient dans la foule inerte, déterminés à les remettre en état. Pour Sakura et Taishiro, qui étaient nés bien après la fermeture, c'était chose impossible : le Jardin des Automates représentait un monde dans lequel ils n'existaient pas encore.
Lequel choisir ? Sakura errait parmi les pantins défigurés, décolorés. Certains n'avaient plus guère d'humain que la silhouette. Et pourtant, songeait-elle, ces hideux simulacres étaient d'une certaine façon bien plus vrais que les vivants qu'ils imitaient, puisque c'était bien à cela que ressembleraient les humains qui avaient vécu assez longtemps, si on les voyait tels qu'ils étaient réellement, à l'intérieur. Innombrables aiguilles d'une immense horloge qui scandait autrefois l'écoulement des heures de l'Empire, ils témoignaient aujourd'hui de son déclin depuis la fin des Jardins. Elle avait l'impression de pénétrer dans l'envers du décor, de découvrir les lugubres coulisses d'un rêve périmé, le sombre revers d'une merveille décatie. Elle évoluait encore au fond de la mer, entourée de spectres.
Elle s'avisa soudain que ses grands-parents, jeunes, devaient figurer au nombre des automates en ruines, là, quelque part. Peut-être allait-elle les retrouver, les réparer, voir ce dont ils avaient l'air aux jours où ces lieux étaient encore pleins de visiteurs et d'animation. Mais elle risquait de passer plus de temps à les chercher qu'à accomplir sa mission. Il y en avait tant, impossible de les voir tous. Il allait falloir en choisir un au hasard.
Certains semblaient avoir été interrompus en pleine activité : on en voyait se tenir face à face au bord du chemin, une main levée, en train de se saluer ou de mener une conversation, d'autres portaient sur le dos d'énormes ballots de marchandises, d'autres encore soutenaient un palanquin à l'intérieur duquel siégeait un quelconque dignitaire. Au pied d'un hêtre, un homme au visage complètement effacé levait la tête et un bras vers une masse informe, perchée dans les branches, qui avait dû être un chat. Un courrier gelé dans sa course, au milieu de la route, portait encore à la main le message qu'il ne délivrerait jamais.
Il y avait dans ce jardin des villages entiers, livrés à l'oubli, dont les habitants inertes la regardaient passer en silence. Elle avait vite perdu les autres, dispersés dans cette nature contrefaite à la recherche de leur sosie personnel. Elle essayait de s'imaginer l'effet que pourraient produire tous ces mannequins restaurés et animés comme autrefois, la surprise d'un visiteur lorsqu'il rencontrait son autre lui-même, ou apercevait la réplique d'un proche. Cet endroit avait dû être fabuleux. Elle dériva des heures durant au gré des sentiers, admirant l'étrange beauté qui subsistait en ce royaume dégradé et vaguement inquiétant. Comment avait-on pu créer quelque chose d'aussi prodigieux et décider un jour de l'abandonner ainsi ? Si elle avait eu le génie et la capacité d'inventer un monde pareil, elle aurait consacré sa vie et tous ses moyens à l'entretenir et à l'améliorer en permanence.
À force d'errer sans but parmi les hameaux peuplés d'épouvantails, elle finit par arriver en vue d'un bâtiment austère et imposant, dont elle ne pouvait dire s'il s'agissait d'un palais, d'un temple ou d'un entrepôt. Elle s'approcha et entreprit de longer les murs en quête d'une entrée. L'édifice était plus vaste que certains des villages qu'elle venait de traverser, et ses hautes murailles gris sombre, dépourvues d'ornements, ne laissaient rien deviner de sa fonction. On ne voyait plus aucun automate aux alentours. Après avoir contourné un angle, elle découvrit une porte monumentale aux battants entrebâillés.
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