LA VIE SUSPENDUE

            Lors de la première ascension vers les sommets du Jardin renversé, elle manqua de s'évanouir. On accédait aux terrains à cultiver par un système de treuils et de poulies, dont la vétusté flagrante n'inspirait guère confiance. Chaque treuil était composé d'une plate-forme, pouvant accueillir un jardinier et son équipement, et de cordages reliés à un poids de compensation attaché tout en haut, dont la descente permettait à la plate-forme de s'élever. Bien que ce poids eût été mesuré de façon à modérer la rapidité de la montée, Sakura se cramponnait à la rambarde, à genoux, s'efforçant de ne pas regarder le sol qui s'éloignait beaucoup trop vite à son goût. On actionnait une manivelle pour contrôler la vitesse et ralentir l'appareil à l'approche de l'arrivée, afin d'éviter d'être écrasé contre le plafond. En la faisant tourner en sens inverse, on faisait progressivement remonter le poids, et redescendre la plate-forme. Sakura ne s'était jamais retrouvée aussi loin de la terre ferme.

Les hauteurs se déployaient en un enchevêtrement de longues passerelles coulissantes sur lesquelles les jardiniers pouvaient se déplacer debout, touchant la terre et les plantes suspendues en levant les bras. Tout était mouvant, instable. Chaque pas qu'elle risquait sur ces planches branlantes lui faisait regretter le sol naturel, dont la présence et l'appui familiers lui paraissaient soudain les conditions indispensables pour être en mesure d'exercer son art. Comment lever les bras, ou même ouvrir les mains, si elle demeurait incapable d'arracher ses doigts aux rampes de sécurité qui bordaient les passerelles ?

Le vertige et la peur qui traversaient son corps par vagues irrépressibles lui faisaient comprendre à quel point le jardinage était bel et bien un travail terrestre par essence, et combien, privé de ses repères habituels, il devenait impraticable. Sa seule et mince consolation consistait à voir sur les passerelles voisines, à quelque distance, les autres candidats, livides, s'agripper bec et ongles, comme elle. Tous s'avançaient à pas très parcimonieux, l'air fragile et angoissé, tels des vieillards redoutant une chute funeste. À cette allure, décidément, l'épreuve menaçait de se prolonger durant des siècles. Au moins, personne ne semblait beaucoup mieux armé qu'elle pour l'affronter.

Par moments, selon la position du soleil, ses rayons reflétés par les miroirs du bas éblouissaient par surprise ceux qui s'étaient retournés trop vite. C'était comme avoir plusieurs soleils qui changeaient tous de position au fil de la journée, et qu'il fallait surveiller pour ne pas recevoir dans l'œil un éclat de lumière inopiné. Cet éclairage provenant du sol plutôt que du ciel n'aidait pas à apaiser leur sensation de perdre pied. Tailler les buissons à l'envers prenait beaucoup plus de temps, et maintenir les bras levés amenait rapidement des crampes dans la nuque et les épaules. Pour élaguer les arbres, il fallait revêtir un harnais suspendu par des cordes à des poulies grinçantes et descendre lentement le long des branchages, les pieds ballants au-dessus du vide. C'étaient là pour Sakura, ainsi que pour ses concurrents, des instants de terreur pure.

L'arrosage, opéré à l'aide de pompes qu'il fallait actionner manuellement, constituait l'un des moments les plus incommodes de la journée, car une bonne proportion de l'eau retombait presque aussitôt sur les jardiniers, la terre n'en absorbant qu'une partie. Ils poursuivaient alors le travail trempés, dans les sinistres courants d'air qui balayaient les altitudes, priant pour ne pas tomber malades. On portait des couvre-chefs pour empêcher insectes et lombrics de tomber dans les cheveux. Les branches coupées chutaient dans un gouffre et l'on devait attendre le soir pour redescendre les ramasser et les débarrasser. De temps à autre, des oiseaux se posaient sur la rambarde ou frôlaient l'épaule d'un jardinier, comme pour lui rappeler qu'il ne se trouvait pas ici sur son territoire, mais sur le leur. Tout, sur cet échafaudage périlleux, indiquait sans cesse aux candidats qu'ils officiaient en royaume étranger, et que persister à s'appuyer sur des habitudes caduques pouvait les mener à leur perte.

En arrivant un matin sur son chantier, elle trouva un nashi posé sur le treuil. Le fruit n'était visiblement pas tombé d'un arbre, autrement la chute l'aurait pulvérisé. Il n'y avait, en outre, pas de poirier sur la parcelle qui lui était dévolue.

« Peut-être quelqu'un qui te veut du bien, suggéra Taishiro lors d'une de leurs promenades le soir, à la sortie du réfectoire, qui étaient devenues peu à peu une habitude. Un admirateur secret ?

— Ne sois pas ridicule, s'il te plaît.

— On dit aussi que des visiteurs ont élu domicile dans les Jardins, à l'époque où ils étaient ouverts au public. Il se peut que les gardes n'aient pas réussi à tous les expulser. Certains sont peut-être encore là.

— Ils seraient très âgés... et sans doute pas très heureux de nous voir envahir leur territoire, répondit-elle avec méfiance, car après tout, il n'était pas impossible que Taishiro fût lui-même l'auteur de ces offrandes potentiellement empoisonnées, et qu'il fût en train de l'inciter à les consommer. Dans le Jardin de Pierre, elle n'avait vu le fugitif que de dos, et d'assez loin.

— Tu fais bien de ne pas y toucher. On ne peut avoir confiance en personne ici. Et pour le jardinage, tu t'en sors ?

— Est-ce que c'est encore du jardinage ? À chaque nouvelle épreuve, ce qu'on nous demande de faire s'y apparente de moins en moins. J'essaie de faire au mieux.

— C'est vrai. Peut-être que l'Empereur cherche autre chose, que ces épreuves servent à départager ceux qui ne sont que simples jardiniers et ceux qui sauront prouver qu'ils sont plus que cela.

— Plus que cela ? Mes efforts sur les statues du Jardin de Pierre étaient très approximatifs. Je n'ai pas l'impression d'avoir fait mes preuves dans le domaine de la sculpture. À part jardiner, je ne sais pas faire grand-chose, je crois.

— La compétence technique n'est que l'un des critères de réussite aux épreuves, pas le seul, j'imagine. Tu as dû démontrer d'autres aptitudes intéressantes pour l'Empereur.

— Je croyais que d'après toi, l'Empereur n'existait pas ?

— J'ignore s'il existe, ou s'il est simplement devenu le masque de ceux qui l'ont remplacé. Il y a derrière tout ceci quelqu'un qui cherche quelque chose : peut-être l'Empereur, un usurpateur, ou un groupe d'usurpateurs. L'Empereur est la forme que prend ce quelqu'un.

— Et les Jardins sont la forme que prend la recherche.

— C'est bien ce qu'il semble.

— Dis-moi, il y a une chose que je voulais te demander. Toi qui as eu la chance de travailler avec Maître Takagi, quelle est la leçon la plus importante qu'il t'ait apprise ? »

À cette question, Taishiro pencha légèrement la tête sur le côté, comme s'il venait de s'apercevoir qu'il avait oublié quelque chose. Il mit quelques instants à répondre :

« Il arrive un moment où le chemin du maître et le tien se séparent. »

Lorsqu'ils se furent quittés, elle médita sur ses paroles, comme à chaque fois. Avait-il pu être déçu par les enseignements du plus grand jardinier de l'Empire ? Pour elle, se former auprès d'un tel luminaire aurait été une chance inouïe, l'occasion d'explorer un monde infini, dont elle n'aurait jamais pu espérer un jour faire le tour. Elle ne lui avait pas parlé des empreintes poussiéreuses qu'elle avait retrouvées sur le dallage de sa parcelle. Des empreintes de sandale gauche, uniquement. Son yokai n'avait pas renoncé à la poursuivre. La prochaine fois qu'il se manifesterait, elle saurait le recevoir.

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