LA SANDALE (partie 2)
Au réfectoire, les conversations jadis truculentes s'étaient taries. Dans une atmosphère de plomb, les jardiniers s'en tenaient à présent à quelques échanges superficiels. Chacun paraissait absorbé dans ses réflexions. La convivialité des premiers temps avait cédé la place à une sombre solennité, comme si la froideur et la rigidité du jardin pétrifié s'étaient invitées jusque dans les murs d'Hakone. La morosité ambiante ne dérangeait pas Sakura outre-mesure, puisque de toute façon elle avait été largement exclue des discussions au temps où elles avaient cours. Il y avait même quelque chose de satisfaisant à voir tous ces fanfarons d'avant-hier devenus soudain si taciturnes.
Le seul resté égal à lui-même était Taishiro. Les chaises du réfectoire s'étant dépeuplées suite au départ des candidats éliminés, il dînait désormais seul, à distance respectable des autres, tout comme elle. Il était le seul à qui elle eût envie de parler. Même si elle ne savait pas très bien de quoi. Même si elle n'était pas certaine que ce fût une bonne idée.
« Alors, comment ça se passe, cette deuxième épreuve ? lui demanda-t-elle en le rejoignant à la sortie.
— Pas mal, et pour toi ? répliqua-t-il sans parvenir à complètement dissimuler sa surprise.
— Ça peut aller, merci, mentit-elle. Ce n'est plus vraiment du jardinage, mais il faut bien s'adapter.
— Tout est jardinage, si l'on veut l'envisager comme tel.
— J'imagine, oui, souffla-t-elle tandis qu'ils se mettaient à marcher côte à côte dans les ruelles ensommeillées.
— Dis-moi si je me trompe, mais je ne pense pas que tu sois venue me faire la conversation par simple courtoisie. De quoi voulais-tu vraiment parler ?
— Il se passe des choses étranges dans mon jardin, concéda-t-elle, de plus en plus accoutumée à l'idée d'être totalement transparente aux yeux de son interlocuteur. Je crois que quelqu'un essaie de saboter ce que je fais.
— Ce n'est pas seulement dans le tien. Tu as remarqué comme l'ambiance a changé, ici ? Tous ces soi-disant grands maîtres autrefois si sûrs d'eux, qui aujourd'hui rasent les murs. Ils ont bien perdu de leur superbe, tu ne trouves pas ? Parce que pour la première fois de leur existence, peut-être, ils doutent.
— Mais de quoi doutent-ils ? Qu'est-ce qui se passe ? Toi aussi, tu as vu quelque chose ?
— Probablement pas la même chose que toi. Mais je pense que beaucoup d'entre nous sont confrontés au même genre de phénomène. Tu n'as pas une petite idée de ce qui nous arrive ?
— ... des yokai ? murmura-t-elle, incrédule.
— Tu vois une autre explication ?
— Mais je croyais qu'ils n'existaient plus !
— Ils n'ont jamais cessé d'exister. Ils ont seulement été enfermés par l'Empereur et son armée de mages dans le Jardin des Esprits. Mais c'était il y a longtemps. Aujourd'hui, les mages se font rares. Il n'y en a plus assez. Le champ d'énergie dont ils avaient ceinturé le Jardin des Esprits s'est affaibli. Il doit y avoir des brèches, par lesquelles des yokai s'échappent pour se répandre dans les autres jardins.
— Si c'est le cas, pourquoi ne les a-t-on pas vus pendant la première épreuve, ou avant ? Pourquoi seulement maintenant ?
— La barrière des mages est sans doute encore assez puissante pour les contenir à l'intérieur des Sept Jardins. Ils n'arrivent peut-être pas encore à passer dans le Grand Jardin. Mais nous sommes désormais entrés dans la zone où ils sont actifs, et ils aiment jouer des tours aux vivants.
— ... Ils peuvent nous faire du mal ?
— Oui. Certains sont capables de tuer des humains. Ce serait déjà fait, à mon avis, si ceux-là avaient pu se libérer. Je crois que la barrière maintient encore les yokai les plus dangereux prisonniers. Seuls les plus petits ont dû passer entre les mailles du filet. Même si leur aspect peut effrayer, ceux-là ne sont pour la plupart que facétieux.
— Il doit bien exister un moyen de s'en débarrasser, quand même...
— Les morts et les démons sont comme les vivants. Ils cherchent tous quelque chose. On peut parfois les aider à trouver ce qui leur manque, à condition que ce ne soit pas quelque chose d'impossible, comme c'est souvent le cas aussi pour les vivants.
— On nous demande bien plus que de savoir faire pousser des fleurs, dans ce concours, finalement...
— Jardiner, est-ce savoir faire pousser des fleurs ? C'est plutôt une bataille permanente contre le monde pour lui donner forme et sens. Ce n'est pas autre chose qui nous est demandé ici, au bout du compte. Les fleurs ne sont qu'un détail.
— Ce n'est pas toujours une bataille. Quelquefois, si l'on fait la moitié du chemin, le monde fait l'autre moitié, risqua-t-elle.
— Rien ne l'y oblige. On ne peut jamais y compter. Le monde ne nous doit rien. Mais tout cela, tu le sais déjà, sous tes airs de candeur, sinon tu ne serais jamais arrivée aussi loin. »
Ils approchaient du bâtiment où se trouvait la chambre de Sakura. Une fois qu'ils eurent poliment pris congé l'un de l'autre, elle le regarda s'éloigner dans la nuit avec un curieux sentiment mêlé d'envie et de jalousie. Tout paraissait si facile pour lui. Rien ne semblait le prendre au dépourvu, le déstabiliser. Elle aurait aimé posséder autant d'assurance et de calme face aux obstacles imprévus qui surgissaient sur sa route. Ou du moins, si ce n'était qu'une façade, elle aurait voulu pouvoir en donner l'illusion de manière aussi convaincante.
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