DU CÔTÉ OÙ IL NEIGE

Dans le vaste et caverneux réfectoire, à Hakone devenue presque ville fantôme, les huit concurrents qui avaient réussi l'épreuve de l'automate dînaient rassemblés autour d'une seule table, près d'un mur, comme s'ils redoutaient de se trouver cernés de tous côtés par le vide. Il fallait vraiment s'approcher pour les entendre parler.

« Le Jardin du Tsundoku... quel nom ridicule ! maugréait l'un d'entre eux. Ce n'est probablement qu'un grand fatras poussiéreux dans lequel on nous demandera de remettre un peu d'ordre...

— Il n'a pas toujours porté ce nom, intervint son voisin. À l'origine, on l'appelait le Jardin des Livres. Tsundoku, c'est le sobriquet dont on l'affuble depuis qu'il est à l'abandon.

— C'est égal, il ne s'agira pas de jardinage, une fois encore ! On s'amuse à faire de nous de vulgaires domestiques.

— L'Empereur nous confie ce qu'il a de plus précieux, le rêve de toute une vie, objecta Sakura. Même si ce n'est pas ce que nous voudrions, c'est un honneur, quelque part, non ? »

Elle participait maintenant aux conversations sans entraves, et on l'écoutait même avec une certaine déférence, sa seule présence au sein de ce groupe restreint signifiant suffisamment sa valeur.

« Peut-être es-tu dans le vrai, mais il n'en demeure pas moins que dans ces jardins, nous ne jardinons plus depuis fort longtemps. Ces épreuves sont de plus en plus ineptes. Combien de nos collègues ont-ils été éliminés sur des critères sans rapport avec le cœur de notre métier ? Un honneur, soit, mais rien de ce qui nous est demandé ici n'est véritablement digne de notre fonction.

— Et si c'était ça, l'idée, justement ? suggéra-t-elle. Élargir notre conception de ce que signifie jardiner ? Trouver notre métier précisément là où il ne semble pas être ? Découvrir des versants inconnus de nos compétences ?

— Atteindre au point où l'art du jardinage devient indiscernable de la sculpture, de la mécanique et de l'archivage ? Où il se dissout dans l'universel ? demanda alors Taishiro qui, naturellement, était au nombre des commensaux. Elle aurait été surprise de ne pas l'y retrouver, et même un peu déçue.

— Tu dis cela comme si c'était une plaisanterie. La notion te parait-elle donc si absurde ?

— Non, murmura-t-il, les yeux baissés. En réalité, je crois même que c'est exactement ce qui est en train de se passer.

— Avec la terre, on sait à quoi s'attendre, reprit un autre de leurs convives, mais ici ! Je donnerais cher pour savoir ce que nous trouverons derrière la prochaine porte.

— Il y a fort à parier qu'il ne s'agira pas simplement de ranger des livres, ajouta son voisin. Mais à défaut d'en savoir plus, impossible de s'y préparer.

— Et s'il n'y avait pas de gagnant ? demanda soudain un autre. Si nous étions tous éliminés au cours des épreuves restantes ?

— C'est une éventualité, dit Taishiro. Alors, les Jardins retourneront à leur long sommeil et à leur lente déliquescence. Nous n'aurons été que des rêves fugaces, un bref interlude dans leur grande nuit. Sommes-nous vraiment autre chose, d'ailleurs ?

— Dans ce cas, tâchons d'être de beaux rêves, de ceux dont on se souvient au réveil », dit encore Sakura. Elle s'attendait à être moquée ou contredite, mais rien ne lui fut répondu.

Après ce dîner solennel en comité restreint, ils regagnèrent les dortoirs, désormais habités davantage par les courants d'air que par les vivants. Chacun d'eux logeait dans une chambre éloignée de celles des autres. Là où, peu de temps auparavant encore, la ville fourmillait de conversations et d'activités, le silence qui s'était immiscé et grandissait entre eux marquait leur avancée dans la course et l'énormité du péril qui pesait toujours sur eux. D'un jour à l'autre, demain peut-être, n'importe lequel d'entre eux pouvait rejoindre ce grand espace vacant peuplé d'absences.

On ne croisait plus guère dans la station thermale que les gardes impériaux qui effectuaient leurs rondes nocturnes. Quand elle retrouva sa chambre, dans le bâtiment presque désert, Sakura fut presque surprise d'apercevoir les deux hommes qui en gardaient l'entrée, comme chaque soir.

Cette nuit-là, elle rêva de Haru et de ses parents, qu'elle avait eu le droit d'inviter à venir voir son travail. Ils visitaient ensemble un grand jardin dans lequel se mélangeaient des éléments de tous ceux où elle avait œuvré : statues du Jardin de Pierre, automates, fleurs de neige, arbres renversés. Haru, vêtu comme pour l'été, ne cessait d'aller jouer dans la partie du jardin où il neigeait, tandis qu'elle s'efforçait de le ramener du côté ensoleillé. « Laisse-le donc s'amuser », lui disait sa mère qui semblait ignorer que, si l'on joue trop longtemps du côté où il neige, on risque de ne plus pouvoir revenir.


Image : Adobe Stock

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top