BUNRAKU
Le Jardin des Esprits est bien tel qu'il se l'était figuré, à peu de chose près : une vaste plaine désolée, aux reliefs erratiques, où souffle un vent sournois. Un lieu de longue date abandonné des vivants. Il fait nuit, bien entendu : pouvait-il en être autrement ? Il touche au but, à présent : c'est la dernière épreuve. Il va enfin savoir ce qui se cache derrière cette mascarade. À l'horizon vacillent les lueurs de lanternes clairsemées. Près d'elles, des silhouettes prostrées, immobiles, dont on ne saurait dire si elles sont debout, assises ou à genoux. Les mages...
Lentement, il marche vers eux. Il les avait imaginés plus grands. Ils se tiennent à longue distance les uns des autres, dans une attitude d'intense concentration, ou de sommeil profond. Il décroche une lanterne et en choisit un, qui lui tourne le dos. À pas feutrés, il le contourne et vient se poster juste à côté de lui pour éclairer son visage. Peau parcheminée, couleur cendre, face émaciée, lèvres soudées, orbites creuses et vides. Il le savait. Des momies, mortes et desséchées depuis des siècles, ou des statues, de macabres épouvantails façonnés pour donner le change aux rares visiteurs qui oseraient s'aventurer aux abords du jardin maudit.
Il erre sur le terrain enténébré où flottent, entre les orbes espacés des lanternes, des formes indéfinissables qui murmurent des choses qu'il ne comprend pas. Quand il essaie de les illuminer de sa lampe, elles se rétractent et s'évanouissent dans la nuit. Au sol oscillent des fleurs d'outre-monde dont les contours n'évoquent rien de connu, qui disparaissent, elles aussi, à l'approche de la lumière. Il ne sait pas ce qu'il cherche. Quelque chose qui se dérobe, comme tout ce qui circule clandestinement dans l'ombre autour de lui. Une fois qu'il aura trouvé cette chose, ce sera terminé.
Au loin, devant lui, il aperçoit une lanterne qui se déplace, avec hésitation, telle un feu follet. En se dirigeant vers elle, il voit qu'elle est tenue par une autre silhouette qui semble chercher quelque chose, comme lui. Il n'a pas besoin d'avancer beaucoup plus pour la reconnaître. C'est elle. C'est Sakura. Évidemment. Il ne pouvait en être autrement. Il a toujours su qu'à la fin, cela se jouerait entre elle et lui.
Dans le cercle tremblant que projette sa lampe sur l'herbe grise surgit soudain un petit être blanchâtre et grimaçant. Brièvement saisi par cette apparition subite, il se reprend et se penche pour mieux voir à quoi il a affaire. Oui, c'est bien ce qu'il pensait. Un masque hideux et quelques lambeaux de tissu, fixés sur un piquet. Voilà de quoi sont faits les yokai du Jardin des Esprits. Supercherie, comme tout le reste. Quand il se remet à arpenter le terrain, il en trouve d'autres, plantés en terre ou accrochés aux branches des arbres, gueules tordues et démesurées, yeux blancs, crinières agitées par les bourrasques. Rien ici que des simulacres. Sans surprise.
Après avoir longtemps marché au hasard de l'immense plaine, il arrive en vue d'une masse monumentale qui plane à quelque distance du sol, découpant son profil noir sur le bleu profond du ciel nocturne. Il lève les yeux. L'ombre titanesque tangue au-dessus de lui, comme prête à l'écraser. Il sait ce qu'elle est, il le sait depuis le début. C'est le Palais suspendu. Il lève sa lanterne pour mieux le discerner. Comme il s'y attendait, ce n'est qu'un enchevêtrement de tentures et de draperies qu'anime le vent, rappelant le chapiteau où ils avaient été accueillis le premier jour. De loin, peut-être, l'effet est à demi convaincant, mais ici, ces vagues morceaux d'étoffe qui frétillent dans la brise comme des étendards effilochés apparaissent pour ce qu'ils sont: un appareillage grossier, destiné à tromper les plus crédules.
Peut-être, en fin de compte, est-ce l'Empereur qu'il cherche dans ce jardin fantoche, et quand il l'aura trouvé, il verra qu'il n'est pas différent de ses mages, de ses yokai, de son palais : un pantin de paille, un épouvantail, un simple mannequin de bunraku.
Il délaisse ce palais de vide et de vent pour continuer ses recherches, et se trouve bientôt face à une grappe resserrée de lanternes déployées en arc de cercle, qui capte son regard dans l'obscurité. Il s'approche.
Elles entourent un parterre où ne pousse qu'une seule fleur, nettement visible. Quand il la voit, il se fige. Il reconnaît ce parterre, il y a passé trop de nuits blanches pour pouvoir jamais l'oublier. Il recule d'un pas. Il sait que c'est un piège, que ce n'est certainement pas cela qu'il est venu chercher. On essaie de le détourner de sa mission, encore une fois. Il doit passer son chemin, ignorer cette manœuvre attendue. Et pourtant...
Le lotus arc-en-ciel est vaporeux, translucide, ses couleurs plus denses, plus fascinantes encore que dans ses plus poignants souvenirs. Lui qui n'a pas pleuré depuis son enfance, le voilà tout à coup qui lutte pour retenir ses larmes. Et s'il lui restait une chance, une dernière chance... Déjà, il est à genoux sur le sol, creusant pour prélever la fleur et l'emporter avec lui, une dernière fois, mais la terre lui glisse entre les doigts comme du sable, il ne trouve pas les racines, le lotus reste sur place... quand il tente de le palper, ses mains traversent les pétales qui ne tremblent pas. Il semble fait d'air et de couleur purs. Il doit bien y avoir un moyen de le prendre... si seulement il pouvait, encore une fois... si seulement...
"Jamais tu ne l'auras", résonne derrière lui une voix qu'il n'a pas entendue depuis fort longtemps, et qu'il ne pensait jamais plus entendre. Il se retourne et voit Maître Takagi. Le vieil homme se tient debout, à quelques pas de lui, le sourire livide, les orbites vides et noires, comme celles des mages momifiés. Ses lèvres ne bougent pas quand la voix sépulcrale répète :
"Jamais tu ne l'auras."
Et la sourde terreur qui l'envahit alors, juste avant le réveil, restera avec lui bien au-delà.
Image : "Foggy Field", Shogun, Pixabay
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