Chapitre 25
À la nuit tombée Freya fut invitée par l'homme des ténèbres à prendre place à la table du grand salon. Seule avec les crépitements dans la cheminée elle se surprit à être hypnotisée par les vacillement des flammes avant qu'un air d'opéra s'invite comme dans ses souvenirs.
Il disposa les plats sur la table et servit l'entrée avant de prendre place sur la chaise en face de la sienne. Ils étaient loin l'un de l'autre mais Freya pouvait sentir sur elle le poids de son regard.
- J'espère que tu as faim, dit-il en dépliant la serviette.
L'énigme dans ses yeux la fit frémir de tout son être car cet homme était sans cesse une source de mystère qu'elle essayait en vain de percer.
Il voulait lui laisser du temps pour se faire à la situation, mais la réalité était tout autre. Freya savait au tréfonds de son être qu'il attendait simplement qu'elle vienne à lui comme elle l'avait toujours fait jusqu'à maintenant.
Même dans l'épicerie, de manière inconsciente, elle était venue à lui.
Aujourd'hui encore elle était venue à lui en se rendant dans la cuisine et maintenant elle attendait dans l'incertitude de connaître la suite.
Ayant l'appétit Freya dégusta l'entrée en se raccrochant à cet air d'opéra qui, comme les autres, n'était pas désagréable à l'oreille.
Cela ne faisait plus de doute désormais. L'homme des ténèbres était un médiéviste avec des goûts pour les vieilles choses et sa façon de se vêtir avec élégance ne laissait rien paraître de ce qu'il était capable de faire.
- Est-ce que tu aimes être une amish ? La questionna-t-il soudain.
Cette question était si profonde que Freya fut réticente à lever le regard sur lui.
- Avant tout cela j'aurais immédiatement répondu oui, commença-t-elle en réfléchissant profondément à la question comme si c'était elle qui se l'était posée. Désormais je ne suis plus certaine.
- Si tu avais eu l'occasion de le faire, aurais-tu fait ton rumspringa ?
Freya releva aussitôt les yeux sur lui et fut saisie par ses connaissances sur les amishs. Il venait d'évoquer ce rite de passage auquel chaque jeune amish avait le droit d'explorer le monde extérieur, mais dans son cas, Freya n'avait pas pu le faire puisqu'elle avait fêté ses dix-huit ans entre ses mains.
Elle n'avait pas exploré le monde, elle ne s'était pas déliée temporairement des règles de sa communauté. Elle avait exploré le monde de cet homme qui n'avait de cesse de la happer vers les ténèbres.
- Je ne sais pas, admit-elle au terme de ses pensées. Le monde extérieur est effrayant.
- Tu ne peux pas le savoir mon ange, tu n'as jamais voyagé.
Perturbée par le petit surnom qu'il venait d'employer, Freya essaya vainement de réprimer l'accès de rougeurs qui voulait brûler son visage.
- À cause de moi, admit-il l'expression grave mais sans trop de remords dans la voix. Cependant il n'est jamais trop tard pour explorer le monde.
- Et si je n'en ai pas envie ?
- As-tu envie de revenir dans ton village ? S'enquit-il si vite qu'elle en eut le vertige.
- Vous parlez comme si...
- Comme si tu n'allais jamais partir ? La devança-t-il en haussant un sourcil avec une lueur de défi dans le fond du regard. Est-ce que je me trompe Freya ?
Le défi était de plus en plus présent dans son regard noir. Il reposa délicatement le couteau sur le rebord de l'assiette et se carra dans le dossier de la chaise.
- Est-ce que tu veux partir ? Tu es libre de le faire.
- C'est très sadique de faire ça parce que vous savez dans le fond que vous n'allez pas me laisser partir.
- Si c'est ce que tu souhaites Freya, je n'irais pas contre, du moins pour l'instant.
Même sa voix apparaissait comme hypnotique. Freya déglutit en soutenant son regard mais elle faiblissait parce qu'il avait raison et il s'en jouait. Elle ne voulait pas partir et même si elle le voulait, une énergie impitoyable l'en empêchait.
- C'est bien ce que je pensais, finit-il par dire en se redressant. Tu ne veux pas partir Freya mais tu continues de nier l'évidence. Tu as peut-être honte ou bien peur mais jusqu'ici peu importe ce qui te tétanise de l'intérieur, tu ne veux pas partir.
Lazarus résistait mal à cette brûlante envie de se lever et de la rejoindre pour crocheter ses belles mâchoires.
- J'ai été élevé dans...
Elle s'interrompit brusquement et plongea son regard sur le bois massif de la table. Lazarus se retint de sourire avec froideur.
- Tu as été élevé avec Dieu, et dans des conditions rudimentaires en pensant que chaque amish du village était un saint, à commencer par tes parents. Mais il est naïf de croire qu'aucun d'entre eux n'est pas habité par le diable.
Aussitôt la jeune femme se mit à pâlir et pensa au révérend Lantz.
- Chaque être humain possède des péchés, même toi Freya.
Quelques couleurs vives se mirent à remplir ses belles pommettes.
- Quel pêché ?
- La tentation, dit-il d'une voix qu'il eut du mal à contrôler tant elle fut si rauque.
Lazarus serra les dents en suivant des yeux sa poitrine qui se soulevait au rythme de ses respirations irrégulières.
- Tu es tenté par ce que je représente, ajouta-t-il afin de lire un peu plus l'évidence qui se révélait dans son regard vert.
- Je ne suis pas tenté, je réalise seulement que...
Une nouvelle fois elle s'interrompit puis remua les lèvres à la recherche de la bonne réponse.
- Je réalise que vous êtes le seul à me donner la sensation que je ne risque rien, finit-elle par dire d'une voix tremblante. C'est de la folie.
Bien sûr la folie c'était qu'il soit ce qu'il était. Un homme capable du pire comme du meilleur.
Timidement, elle baissa les yeux vers son assiette et glissa un morceau de salade dans sa bouche charnue.
Lazarus garda volontairement le silence pour ne pas la bouleverser davantage. Il venait de recevoir la réponse qu'il voulait. Elle se sentait en sécurité avec lui et elle lui avait montré le premier jour de sa liberté.
Une émotion profonde se mit à le tirailler et il la réprima pour que celle-ci ne devienne pas un danger pour lui.
Pour la contrôler, il agrippa les accoudoirs de la chaise et ils se mirent à craquer sous la pression de ses mains.
Tout ce temps...tout ce temps à essayer de comprendre alors que la vérité était sous ses yeux depuis le commencement. Plus il la regardait, plus il n'éprouvait plus aucun regret de l'avoir arraché à sa vie. Ses doigts brûlaient. Ils brûlaient parce qu'il se retenait de la toucher.
- Vous aimez beaucoup la musique classique, lança-t-elle comme si elle voulait changer de sujet le plus rapidement possible.
- Oui, cette musique m'apaise.
- Vous vivez dans un appartement à New-York ?
- J'ai un appartement en effet.
- Cette ville ne vous manque pas ?
Lazarus haussa les épaules avec un air désintéressé.
- C'est une ville comme une autre, mais elle possède un certain charme, surtout pendant les périodes de fête. J'aime me rendre à l'opéra.
L'envie se mit à briller dans ses yeux.
- Un jour je t'emmènerai là-bas.
Cette promesse éveilla en elle une lueur brillante de curiosité et il ne put s'empêcher de sourire puis ce sourire se dissipa lorsqu'il se rappela à quel point elle était fragile et trop douce pour sa noirceur. Et pourtant, égoïstement, il la voulait.
Il laissa le dîner se poursuivre et répondit à ses questions d'une banalité ennuyante. La jeune femme essayait simplement de gagner du temps alors que son corps lui, savait exactement ce qu'elle voulait.
À la simple idée qu'elle se retrouve dans les mains du révérend Lantz lui arracha un rictus menaçant. Pour ne pas gâcher la fin du repas, il la laissa poursuivre ses questions sans intérêt jusqu'au dessert.
Elle se leva pour l'aider à débarrasser la table puis se planta devant la grande bibliothèque en plaçant ses mains dans le dos.
Depuis sa position, Lazarus l'observa en éprouvant le besoin irrémédiable de la protéger de tout et de tout le monde. Elle était la seule qui était parvenu à le sortir de cette prison dans laquelle son obsession de vouloir protéger un maximum d'enfants l'avait rendu froid et insensible au reste du monde.
- Tu peux en prendre un si tu le souhaites.
Elle ne se retourna pas immédiatement, prenant son temps pour lui faire face.
Lorsqu'il sonda son regard au sien, la jeune femme fut aussitôt happé par le maléfice qu'il possédait.
Il avait le pouvoir de la soumettre et le savait. Cependant Lazarus ne voulait pas que ça se passe ainsi. Il se savait capable de l'attirer sans effort. Il se savait capable de la capturer entièrement mais refusait de le faire. Lazarus voulait qu'elle vienne à lui et qu'elle soit la seule à décider de la suite du chapitre.
Un chapitre qu'il attendait impatiemment tout en le redoutant.
Craignant de céder à la pulsion qui venait de le saisir Lazarus se glaça de l'intérieur.
- Tu devrais monter Freya, tu as l'air exténuée.
La jeune femme se troubla sur place en battant des cils.
Freya se força à rester sans bouger et décela dans le regard de l'homme que quelque chose l'avait mis en colère. Sa paire d'yeux noirs l'observait d'un air menaçant comme s'il attendait qu'elle obéisse à un ordre qu'il n'avait pas donné.
Freya baissa les yeux en inspirant imperceptiblement et s'en alla avant que la situation ne devienne hors de contrôle. Parfois elle faisait comme si elle le découvrait, comme s'il ne l'avait jamais enlevé.
Freya monta dans la chambre et ferma la porte pour se coller contre elle comme une petite source de réconfort. Elle porta sa main à son cœur et le sentit battre contre sa paume.
De la frustration voilà ce qu'elle avait vu dans son regard.
De la frustration et de la colère.
Elle ferma les yeux, la respiration difficile. Pendant de longues minutes elle resta contre la porte puis décida de se rendre dans la salle de bains pour se doucher. L'eau chaude accentua cette sensation qui ne la quittait plus depuis que l'homme des ténèbres avait révélé son identité.
Elle passa une robe de nuit à manches longues et quand elle croisa son reflet dans le grand miroir elle exhala un soupir tremblant car cette robe de nuit reflétait une partie d'elle et d'où elle venait. Une partie d'elle voulait rester une amish mais une autre ne le voulait plus et ce soir quand il lui avait posé cette question à ce propos, Freya avait réalisé qu'elle ne le voulait depuis bien longtemps et bien avant qui l'enlève.
Le cœur serré, elle quitta la chambre et regarda le lit avec hésitation. Elle n'avait pas envie de dormir alors elle s'avança jusqu'à la fenêtre pour admirer le calme et la nuit noire jusqu'à ce que son corps se retourne de lui-même et que son regard se dirige vers la porte fermée. La tentation de la rouvrir fut si forte que même son cerveau ne commandait plus rien d'autre que cette envie de la franchir.
Elle le fit et même si la peur lui nouait la gorge elle se glissa dans le couloir sans réfléchir et suivit la musique qui ne provenait plus d'en bas mais quelque part dans ce couloir. Malgré la finesse de ses pas, le bois se mit à craquer alors que ses yeux étaient fixés sur les deux grandes portes vernis de noir au fond de ce couloir obscur et éclairé par des candélabres. Plus elle se rapprochait, plus la musique s'intensifiait et quand elle arriva devant la porte Freya glissa un regard dans la légère ouverture. Son cœur se mit à pulser à grande vitesse et sa main se leva d'elle-même pour pousser la porte restée entrouverte. Le chanteur d'opéra couvrit le grincement et elle ferma les yeux en se demandant ce qu'elle faisait ici mais cette question s'évapora de son esprit quand son regard tomba sur le fauteuil noir qui lui tournait le dos au fond de cette pièce immensément grande. Si grande qu'elle avait l'impression que le fauteuil se trouvait à des kilomètres d'elle. Il était là, sa silhouette aussi sombre que le fauteuil orienté vers une cheminée et une grande bibliothèque.
Freya s'avança lentement en entendant sa propre respiration s'accélérer. Elle regarda brièvement le tourne disque en se demandant quand il allait s'arrêter de tourner. C'était dangereux, l'obscurité était dangereuse mais elle continua de marcher et contourna le fauteuil lentement. Son profil ténébreux et dangereux était inondé de reflets brûlants des flammes qui jaillissaient dans la cheminée et elle crut que son cœur allait cesser de battre.
Un verre à la main, il avait les yeux fermés, profitant de la musique et elle se demanda immédiatement si elle avait encore le temps de s'enfuir avant que la musique ne s'arrête.
Prise de panique elle commença à marcher doucement dans le sens inverse mais au moment où elle s'apprêtait à dépasser le fauteuil une main agrippa son poignet. Freya sursauta en sentant ses doigts chauds se refermer autour de son poignet et baissa la tête vers lui.
Comment avait-il fait pour l'entendre arriver alors que la musique était si forte ?
La respiration erratique, Freya le dévisagea alors qu'il avait toujours les yeux fermés. Ensuite la musique cessa comme elle l'avait redouté.
Un silence redoutable tomba et dans lequel Freya entendait sa propre respiration devenir incontrôlable.
Il desserra ses doigts légèrement tout en tirant sur son poignet pour qu'elle contourne le fauteuil. Le cœur battant à la chamade Freya le regarda ouvrir les yeux pour les braquer dans les siens.
La respiration coupée, la bouche fermée, Freya resta immobile, une décharge électrique dans le poignet. D'un simple mouvement redoutable il se leva et l'ombre de sa stature l'enveloppa totalement.
Freya était venue à lui, comme il l'avait prédit et elle ne pouvait pas le rendre fautive de ses propres réactions. Personne ne l'avait forcé à venir jusqu'à lui. Elle l'avait voulu, mais comme à chaque fois qu'elle se retrouvait face à lui, Freya prit peur. Elle ne contrôlait plus rien et lui était d'un calme redoutable, l'observant comme si chacune de ses réactions à son contact le fascinait.
Soudain sa main forte enferma ses mâchoires. Sa bouche dure tout aussi cruelle que son regard captura la sienne et Freya ne fit rien pour l'arrêter.
Elle préféra s'abandonner aux ténèbres...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top