Plus elle le regardait, plus Freya se demandait comment c'était possible qu'un homme tel que lui ait pu tuer toutes ces personnes. Il y avait une raison du moins elle l'espérait, mais à chaque fois qu'elle essayait de fouiller dans son regard elle voyait seulement les ténèbres. Comme si depuis sa naissance il était habité par cette aura sombre et impitoyable qui ne le quittait jamais.

  - Pose-moi des questions et j'y répondrai sans problème, déclara-t-il en levant son verre pour boire une gorgée.

Freya inspira profondément en se redressant sur la chaise.

  - Comment en êtes-vous arrivé là ? 

Elle s'attendait à ce qu'il contourne la question mais contre toute attente il décida de lui narrer son histoire. 

  - Je suis né dans une famille modeste, et c'est en grandissant que j'ai compris que cet amour entre mes parents n'était qu'une façade pour nous tromper. À mesure que je grandissais j'ai commencé à voir les choses différemment. Mon père était un homme violent qui passait son temps à boire sur son canapé. Je t'aurai bien dit que ma mère était un ange mais ce n'était pas le cas non plus. J'avais un petit-frère et quand les services sociaux ont frappé à la porte le lendemain de mon anniversaire j'ai compris que le pire n'était pas encore passé. 

Il marqua une pause et Freya remarqua qu'il n'y avait aucune trace d'émotion sur son visage.

  - Nous avons été séparés moi et mon frère, reprit-il d'une voix désincarnée. Je me suis retrouvé dans une famille d'accueil qui avait déjà sept gamins en charge dans une maison qui pouvait en contenir que trois. Ils cherchaient simplement à se faire de l'argent. Alec lui, était dans une famille qui semblait à bien des égards parfaite.

Freya rompit sa respiration parce qu'elle comprit ce qu'il s'était passé avant même qu'il poursuive son récit.

  - Alec a subi bon nombres de maltraitance et il était trop petit pour demander de l'aide et moi je ne pouvais pas le contacter ni même le voir comme je le voulais. Garret Stevens lui a donné un coup qui lui a été fatal et il est mort à l'âge de six ans. 

Freya ouvrit les lèvres pour répondre mais il poursuivit.

  - Cette affaire a fait peu de bruit à cette époque parce que les services sociaux craignaient d'être accusés de sa mort. Ils n'ont pas fait d'enquête sur cette famille avant de leur donner mon frère, ils étaient responsables de sa mort tout comme l'homme qui l'a tué. Bien sûr mes parents alcooliques n'ont rien fait pour aider l'affaire a rester ouverte alors les autorités ont simplement arrêté Garret Stevens et sa femme pour maltraitance. Ils ont été jugé deux ans plus tard. 

Il eut un rire sans saveur en regardant le liquide ambré dans son verre. 

  - Il a été condamné à six ans de prison, et sa femme a pu sortir pour avoir déjà purgé sa peine. 

La bouche sèche, Freya garda les lèvres fermées pour ne pas l'interrompre alors que son regard noir était plongé dans des sombres souvenirs.

  - Alors j'ai continué de grandir dans cette famille avide d'argent jusqu'à mes dix-huit ans. Huit longues années à attendre de pouvoir quitter ce taudis nauséabond et malgré ça j'ai réussi à l'école puis ensuite au lycée. J'étais déterminé à réussir et j'ai fait des études de droit. Après cinq ans, j'ai obtenu mon diplôme, mon Master et je suis devenu avocat. 

Il reposa son verre en accrochant enfin son regard.

  - J'ai retrouvé Garret Stevens et j'ai fait ce que j'avais à faire, lâcha-t-il avec une sorte de satisfaction qui fit froid dans le dos. C'est à ce moment-là que l'autre partie de moi est née. L'homme des ténèbres comme tu aimes si bien me nommer. 

Elle déglutit péniblement en soutenant difficilement son regard.

  - Ensuite j'ai déménagé à New-York et j'ai commencé mon travail d'avocat. Évidemment j'avais un petit faible pour les affaires familiales car je voulais sauver un maximum d'enfants jusqu'à ce que je réalise que ce n'était pas suffisant. Le système n'était pas suffisant.

  - Alors vous avez enlevé ces enfants.

  - J'ai eu accès aux dossiers et quand j'ai compris qu'ils étaient en danger, je n'ai pas pu résister à l'appel de cette autre partie de moi, répondit-il toujours avec cette même voix satisfaite. J'ai commencé par les arracher à leur famille et j'ai attendu de voir s'ils comptaient aux yeux de quelqu'un. Je pensais que ces parents étaient sincères mais j'avais tort. Hélas tu dois te souvenir que je m'absentais souvent. Je devais parfois revenir à New-York pour plaider des affaires et cela me permettait de ne pas éveiller les soupçons sur moi bien que je n'en avais pas réellement besoin.

Freya se souvenait effectivement de ces moments où l'homme des ténèbres ne s'était pas manifesté pendant des jours. 

  - Pour la plupart ils ont été tué pendant que j'étais à New-York, reprit-il d'une voix plus sombre. Je n'ai pas pu les sauver comme j'ai réussi à sauver Estella Gowell l'une des premières fillettes que j'ai enlevées à Seattle. C'est la seule que j'ai pu sauver après l'avoir redonné à sa famille. Elle a été oubliée par la police parce qu'elle a survécu et j'ai fais en sorte qu'elle ait de bons parents adoptifs.

  - Pas comme vous et votre frère.

  - Exactement, dit-il en inclinant légèrement la tête. 

Soudain, l'ambiance feutrée s'estompa comme un voile de noirceur qui enveloppait leur table.

  - Et pour moi ? 

Il ne répondit pas tout de suite, dardant sur elle un regard qu'elle ne sut décrire.

  - Je devais me rendre dans l'Oregon ce jour-là, j'avais conduit toute la nuit alors j'ai décidé de m'arrêter à Lancaster pour faire une pause. Je me suis rendu dans l'épicerie et soudain j'ai senti quelque chose tomber sur ma chaussure. J'ai baissé le regard, j'ai vu cette boule de papier, j'ai redressé la tête et je t'ai vu en train de refermer une sorte de carnet pour cacher la page que tu venais d'arracher. J'ai alors compris que tu avais voulu viser la poubelle, mais que tu t'étais raté. 

Il reprit son verre en exécutant un jeu de poignet sans la quitter des yeux.

  - Je suis un fin observateur Freya et j'ai immédiatement remarqué que la situation comme elle me l'était présentée n'était pas normale. Ton regard était baissé et apeuré. Trois amishs te surveillaient à distance dans l'épicerie comme s'ils avaient été missionnés pour garder un œil sur toi. Alors la curiosité m'a brûlé les doigts et j'ai lu cette page que tu avais chiffonné.

Freya retint sa respiration en attendant la suite.

  - C'était comme un appel au secours, des phrases écrites à la hâte et d'une main tremblante. Des phrases qui expliquaient que quelqu'un devait t'aider avant que tes parents te donnent à Lantz. Au début je ne savais pas précisément qui était ce Lantz, alors tu es partie de l'épicerie et moi j'aurais dû continuer ma route mais je suis resté jusqu'à ce que je comprenne toute l'histoire.

  - Si j'étais surveillé comment j'ai pu partir seule sur cette route ? 

  - Ça c'était la partie la plus facile, dit-il aussitôt avec un sourire à peine perceptible. J'ai fait en sorte que les hommes du village soient demandés  à l'église pour une réunion spéciale avec le fameux révérend Lantz et ils se sont empressés d'y aller. Ensuite, j'ai demandé à une petite-fille de te faire passer en message en prétextant que ce message venait de tes parents. Tu n'as pas rechigné à la tâche et tu es partie là où je voulais que tu partes.

Un frisson glacé entama son échine alors que les pièces du puzzle se rassemblaient enfin. 

  - Ensuite je t'ai emmené dans cette pièce avec les enfants et la suite tu la connais.

  - Pourquoi sept ans ? Pourquoi pas un an comme les enfants ? 

  - Au début tu étais insignifiante à mes yeux, expliqua-t-il avec une honnêteté glaçante. Je t'avais sauvé d'un pervers et de tes parents, mais tu n'étais pas ma priorité. J'étais concentré sur les enfants jusqu'à ce que mon intérêt pour toi se réveille. T'observer m'apaisait en quelque sorte l'esprit, surtout après la mort des enfants. Je n'avais pas de plan pour toi, je n'ai même pas songé une seule seconde à examiner le comportement de tes parents pour envisager de te relâcher ou non. C'est bien plus tard que tout a basculé. Ta présence m'est devenue indispensable et quand j'ai pris la décision de venir à ton contacte c'est devenu compliqué. J'aimais ta présence, et j'aimais également la peur qui découlait de toi chaque fois que j'étais tout près.

Il marqua une pause pour boire une gorgée et son regard se perdit sur la table comme s'il était assailli de souvenirs.

  - Et ensuite vous m'avez relâchée, conclut-elle dans un souffle.

  - La situation devenait trop compliquée, répondit-il en relevant les yeux sur elle. Cet apaisement que tu me faisais ressentir est devenu une obsession. Une obsession extrêmement dangereuse et lorsque j'ai compris que je ne maîtrisais plus rien, c'était trop tard. Je craignais que mes pulsions deviennent dangereuses alors il fallait que je trouve une solution et quand je t'ai brutalement relâché, je pensais que c'était la bonne solution. Je me suis trompé.

Freya sentit son coeur s'accélérer et devenir indomptable.

Sa paire d'yeux noires pesait sur elle comme une chape de plomb et elle avait la sensation qu'elle ne maîtrisait plus rien.

  - C'était une décision égoïste de ma part, reprit-il  avec un autre jeu de mâchoires. Je savais que tôt ou tard tu allais être ramenée dans ton village, et que tu serais à nouveau confronté au révérend Lantz et tes parents. La seule chose que je n'avais pas prévu c'est ta perte de mémoire. Ton cerveau a volontairement oublié cette partie de l'histoire et j'aurai dû être plus attentif avant de te relâcher.

Freya remit une mèche inexistante derrière son oreille en se raclant la gorge.

  - Je savais que la police allait te placer comme un témoin primordiale et que tu serais surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'attendais le moment où les enquêteurs allaient prendre la décision de te remettre à ton ancienne vie, mais très vite j'ai compris qu'ils avaient un autre plan pour toi. J'ai immédiatement placé mon nom sur la liste des avocats que le procureur avait demandée et j'étais le meilleur de la sélection alors il m'a contacté. 

Une lueur satisfaite passa dans son regard.

  - Et désormais je suis officiellement ton avocat.

  - Tout ce que j'ai dit à la barre...

  - C'était fascinant à observer, la coupa-t-il d'une voix graveleuse. Ce témoignage m'a rendu un grand service pour te comprendre et cela m'a permis de découvrir énormément sur toi et sur ce que tu as ressenti pendant sept ans.

Les souvenirs du tribunal remontèrent à la surface. Elle se souvenait de l'avoir regardé, d'avoir cherché son soutien pendant qu'elle témoignait alors que pendant tout ce temps c'était lui.

  - Gunner m'a dit que vous étiez avec lui pour me chercher quand vous m'avez...

  - C'était facile, tu as dormi assez longtemps pour que je m'éclipse pour faire semblant d'être accablé d'inquiétude.

  - Vous avez tout prévu dans les moindres détails.

  - En effet, confirma-t-il d'une voix de gorge qui la fit frémir. Cependant je dois admettre que je ne m'attendais pas à ce que tu découvres la vérité de la bouche de Jemma.

  - Comment...comment avez-vous entendu ? C'est impossible.

  - Ta coiffe m'a été très utile, révéla-t-il simplement.

Elle se redressa, le dos raide, le cœur battant la chamade.

  - Et maintenant ? S'entendit-elle lui demander dans un souffle tremblant.

Son visage devint subitement impassible et des flammes déterminées se mirent à danser dans l'encre de ses yeux.

  - Maintenant, tu vas rester avec moi, déclara-t-il sur un ton impérieux. J'ai demandé une mesure d'éloignement et tu es sous ma responsabilité désormais.

  - Mais ça veut dire que vous voulez retourner en ville et continuer de...

Elle s'interrompit en battant des cils.

  - De me chercher ? Dit-il à sa place en soulevant un sourcil moqueur. Non hélas ce n'est pas ma priorité Freya.

  - Alors quelle est votre priorité ? 

  - Toi et éliminer ceux qui te veulent du mal, mais je veux aussi comprendre pour quelle raison Gunner Azarov cherche autant à me trouver. 

Il prit un air qui frôlait presque l'inquiétude.

  - Il te tourne autour avec des projets en tête, je peux le lire dans ses yeux et je vais trouver pourquoi, ajouta-t-il un éclat menaçant dans le regard qui annonçait déjà une fin sanglante dans laquelle beaucoup allaient périr dans les ténèbres...