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Dans le TGV depuis un bon moment déjà, je ne résiste pas à prendre ces notes. Ma compagne vient de s'endormir à ma gauche. Les scènes croustillantes se succèdent devant moi, je ne peux réfréner le plaisir de les croquer.

En face, un couple de vieux : lui a dû être patron dans un bureau d'études, elle, sûrement sa secrétaire. Un cabinet notarial genre Denoyer et Brasevitch, lui plutôt Brasevitch, elle serait plus Urbain à avoir rêvé d'un « de Saint » devant son nom. Ses bijoux ne sont pas ceux de ces femmes riches de génération en génération, plutôt de vieux cadeaux de valeur modeste. Ceux offerts lors d'anniversaires de rencontre par exemple. Il paraît retraité depuis dix ans. Il remplit une grille de mots croisés derrière ses lorgnons rectangulaires, elle porte des lunettes en écaille. La mamie n'a pas l'air de vivre au mieux ce voyage en TGV, surtout dans les moments où ça secoue. Madame vient de se faire les ongles, cette vieille carne a empoisonné l'air du wagon avec son dissolvant. La mémé a maquillé le bout de ses doigts avec une dextérité déconcertante. Malgré les vibrations aléatoires, elle limite les dégâts. Sa manucure semble parée à toute épreuve. Secrétaire à mi-temps, auto-manucure le reste de son activité.

Elle a dû devenir sa compagne à la mort de sa première femme. Ils ne portent pas d'alliance. La secrétaire amoureuse de son patron finit par obtenir le gâteau après s'être contenté des miettes toute sa jeunesse. Du coup aujourd'hui, même après toutes ces années écoulées, elle le lui fait payer à l'occasion. La vieille peau se comporte de manière assez désagréable avec lui. Elle regarde encore ses ongles, finissant le travail accompli automatiquement. On voit bien qu'elle a longtemps utilisé le blanc correcteur sur les vieilles machines à écrire, non, le blanco ne devait pas encore exister à « son époque ».

Ils font preuve de tendresse tactile l'un envers l'autre. A ces signes, on comprend qu'il ne s'agit pas d'un couple de la première heure. Ils ne se sont sûrement jamais disputé au sujet des enfants, n'ont pas connu de conflits ensemble. La température baisse, la mamie ne sent pas bien, son compagnon l'aide à réajuster son châle. Derrière, des gens parlent trop fort à son goût. Elle ne cesse de se retourner, ruminant du bout des lèvres son indignation devant la volubile vulgarité d'Allemands.

Un couple teuton en devenir peut-être : au début du voyage la brune était accompagnée par une copine blonde et puis cette dernière a quitté son siège. Peu de temps après un gars, comment le dire autrement : typé bavarois, habillé à la munichoise, aux cheveux frisés, pas coiffé, la peau granuleuse, le regard bleu ; ce mec, donc, est venu s'asseoir à côté de la brune. Ils se connaissent, elle lui plaît, il tient à converser pour l'amadouer, qu'elle se familiarise à son ego de mâle. Il l'amuse. Son rire d'or forcé ne paraît pas naturel. Peut-être s'en rend-il compte, alors il change de sujet. Elle voit la mamie se retourner une énième fois et s'excuse d'un geste amusé, foudroyée par le vieux regard gris diagonal. Ce garss ne lui plaît pas. Pas son genre, plutôt typée méditerranéenne, peut-être métisse turque, elle ne le regarde pas. Il s'est imposé et elle le connaît trop bien pour se taire ou l'envoyer paître, alors la brune rondelette se gave de bonbons en observant le paysage, même quand l'intrus lui parle. Lorsque l'Allemand pose les yeux sur ses formes il la dévore, lorsqu'il les relève son regard se perd comme s'il la trouvait inaccessible, comme si son attirance pour elle équivalait à une douce illusion. Le teuton a raison.


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