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Un jour j'ai rencontré un vieil homme. La mine un peu grise, mais son oeil frisait, un sourire au bord des larmes. Il m'a abordé très spontanément comme il avait dû aborder plusieurs silhouettes errantes :
— Bonjour, ça fait quelques fois que nous nous croisons ici, excusez ma curiosité ou peut-être ma maladresse, mais vous venez ici... vous avez perdu quelqu'un de proche ?
— Non pas du tout, je découvre les allées de ce cimetière comme d'un autre d'ailleurs.
— La curiosité ? m'interrogea-t-il, un sourire naissant.
— On pourrait le dire ainsi. Il est davantage question d'intérêt.
— Et qu'est-ce qui vous intéresse dans cette démarche alors ?
Je me demandais si je répondrais directement à sa question : pourquoi me livrer si vite à ce mystérieux interrogatoire ?
— Et vous, enchaînais-je, vous êtes aussi là par intérêt ?
— Oui, pour découvrir les histoires enterrées sous ces lourdes pierres.
Il m'avait accroché, naïvement, en confiance j'entrai dans son jeu. Une motivation commune nous liait me semblait-il.
— Ah, vous aussi ? Vous cherchez quel genre de récit ?
— Et vous ?
— Pas de type en particulier, les histoires de famille j'aime bien, les chroniques des visages sur les photos, celles des noms ou des dates.
— Personnellement je ne cherche pas d'histoire, je les écoute.
Je ne le réaliserai que bien plus tard, à travers cette phrase, Quentin m'avait donné une des clefs majeures de notre démarche.
— Ah bon ? Mais comment les histoires peuvent-elles venir à vous sans que vous alliez les débusquer ?
— Je suis disponible et attentif.
— Vous avez raison, certaines personnes ont une facilité à s'épancher, d'autant plus lorsque la douleur les étouffe, elles ont besoin d'alléger leur fardeau. Les gens se confient souvent à vous ?
— Pas seulement les personnes, les pierres aussi.
On brûlait un peu les étapes, une complicité spontanée germait entre nous. Avec le recul, j'ai le sentiment qu'il a lu en moi. Je marchais sur des chemins déjà arpentés par Quentin, peut-être l'a-t-il senti.
— Les pierres ? stupéfaction. Tant par respect que par curiosité je n'affichai pas de moquerie suite à sa réflexion. Même si intérieurement mon cynisme venait d'être titillé par ses mots. Quentin ne me répondit pas. A son tour de marquer un temps d'arrêt :
— Cela vous arrive-t-il de discuter avec les familles récemment endeuillées ?
— Non j'ai un peu de mal à entrer en contact avec les personnes éplorées. La souffrance créée en moi une gêne, j'éprouve des difficultés à aller spontanément vers elles.
— Accompagnez-moi, je m'en vais vous conter quelques anecdotes.
Le vieil homme me prit le bras, sûrement comme avec feue sa femme, et me tira en avant.
En silence je l'accompagnai un long moment. Quentin m'apprit des histoires stupéfiantes ou très ordinaires. Nous avons parcouru quelques allées. Nous nous sommes arrêtés devant de nombreux caveaux. Le vieil homme n'hésitait pas à monter sur les tombes pour m'indiquer un détail : un coup de haine dans le marbre ; la fêlure d'un rude hiver ; une cicatrice sur le visage d'un mort ; la marque se situait-elle sur le verre ou la joue de l'homme ? Difficile de déterminer sans s'approcher.
Tant de détails sur lesquels je ne me penchais jamais. Il semblait lire sur cette nécropole comme dans son carnet d'adresses. Pourtant ce n'était pas le seul endroit où Quentin avait ses habitudes. Il me décrivit également certaines sépultures, ailleurs, dont le marbre reproduit le visage des défunts, d'une personne chérie ou d'un visiteur assidu. Invention, imagination ou perspicacité, j'eus du mal à croire en tout, mais ma curiosité me poussa plus avant.
— Et les pierres ?
— Ah je vois jeune homme, vous n'avez pas oublié ce détail. Les pierres ne vous parlent-elles jamais ?
— En quelque sorte si, j'en tire des informations en abondance. Un peu comme vous avez pu me le montrer. La qualité de la pierre représente le reflet de l'attachement des familles pour le défunt, la grandeur de la sépulture, un signe extérieur de richesse. La taille, la forme évoquent la religion, l'époque ou un fabriquant. Et vous ? Je sentais son attention décrocher.
— Moi ? Oh c'est à peu près équivalent.
— Non, tout à l'heure il n'y avait pas seulement ça dans vos mots, votre expression, vous sembliez penser à autre chose, je me trompe ?
Quentin hésita, traîna son allure présidentielle sur quelques mètres et malaxa son double menton de ses doigts vieillis.
— Vous avez encore du temps ? dit-il en interrogeant sa montre sous son gros pardessus noirâtre. Sans penser à la mienne, ni même à mes obligations, je répondis enthousiaste :
— Oui bien sûr ! vous auriez encore des anecdotes à me faire partager ?
— Mon bus va bientôt passer, on se revoit bientôt ? Veuillez m'excuser mon garçon, mais je n'ai pas vu l'heure tourner, le soleil est bien bas et le dernier bus en chemin.
Frustré, je restai coi, impossible de le retenir par son écharpe rouge, et raisonnablement pas moyen de le raccompagner. Ne me vint pas à l'esprit l'idée de m'imposer et de parcourir le trajet en sa compagnie, puis d'appeler un taxi pour mon retour. Le charme de l'instant passé sous les allées de pins se rompit tel un pain eucharistique.
— Je peux vous contacter ? insistai-je, mais déjà il tournait les talons.
— On se reverra à l'occasion cher ami. Encore désolé mais je dois filer.
Il me fit un signe de la main en s'éloignant d'un vieux pas rapide.
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