Chapitre 2 - Welcome home
The loneliest - Maneskin
"You'll be the saddest part of me
A part of me that will never be mine
It's obvious
Tonight is gonna be the loneliest"
🥀🥀
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Un gobelet de café fumant entre les mains, j'observe le tableau des départs avec impatience. J'ai toujours une aversion profonde pour cette boisson, habituellement réservée à Evan, mais j'avais besoin d'un regain d'énergie pour supporter cette journée.
Je n'avais encore jamais eu l'occasion de découvrir la gare de Montparnasse dans le calme matinal, avant les arrivées et les départs des travailleurs. Les commerces ouvrent lentement leurs vitrines et les officiers de ménage terminent de nettoyer les lieux avant que les marées de parisiens ne piétinent tout sur leur passage.
Je me suis mise à détester cette ville, dernièrement. Son bruit permanent s'ajoute à celui que j'ai déjà dans les oreilles et me file la migraine. Ses habitants sont aigris et désagréables, repliés sur eux-mêmes et râleurs. Il est notable que le fait que j'émette ces critiques au même titre que les autres, alors que je ne suis pas la personne la plus sympathique et avenante au quotidien, est révélateur du caractère irrécupérable de cette population.
Au début, Paris m'a plu. Sa grandeur, sa puissance. Son architecture magistrale, ses opportunités infinies. L'espace de quelques mois, j'ai sincèrement cru que cette ville serait le lieu de reconstruction de notre amour renouvelé, à Evan et moi. Aujourd'hui, je réalise qu'elle nous a éloignés. Ses murs se sont érigés entre nous jusqu'à ce que l'homme qui partage mon lit me semble étranger.
Il est six heures et mon numéro de voie s'affiche enfin sur l'écran géant. Je replace la sangle de mon sac sur mon épaule et me dirige vers mon train. Avant de monter à bord, je vérifie la destination. Les lettres « Toulouse » complètent l'indication du numéro de ma voiture.
Je m'installe côté fenêtre, quand bien même le billet que j'ai pris à la dernière minute m'a placée côté couloir. Je déteste le couloir. À mon regard fermé, la vieille qui monte dix minutes après moi pour s'installer sur le siège d'à côté comprend qu'il ne sert à rien d'essayer de négocier.
La tête mal calée contre la vitre, je me laisse bercer par les vibrations qui s'intensifient au fur et à mesure que le train accélère. Je m'endors quand il atteint sa vitesse maximale. Ou plutôt, je comate, dans un demi-sommeil perturbé par des images souvenirs d'Evan et moi plus jeunes.
À huit heures, les vibrations de mon téléphone s'affolent dans ma main. Trois tentatives d'appels s'écoulent tandis que je fixe le nom qui s'affiche sur l'écran noir : « Evan ». Je sens le regard empli de jugements de la vieille à côté de moi, mais n'y prête pas attention. Elle ne me connaît pas suffisamment pour estimer mon courage sur une échelle de un à dix. Les appels cessent, auxquels succèdent une dizaine de messages écrits que j'observe défiler sous formes de notifications sur mon écran verrouillé.
Evan : Mia ???
Evan : T'es où ?
Evan : Réponds, s'il te plaît.
Evan : J'ai vu que des vêtements manquaient sur tes ceintres. Je t'en prie, réponds-moi.
Les larmes s'accumulent sous mes paupières et brouillent ma vue, si bien qu'il m'est d'autant plus difficile d'appuyer sur le bouton d'arrêt de mon téléphone. Sous la pression de mon pouce tremblant, il s'éteint. Je range l'objet dans le fond de mon sac, rompant ainsi toute possibilité qu'Evan me recontacte.
La vieille a arrêté de me regarder.
Je pleure silencieusement le reste du trajet, jusqu'à ce que mes larmes se tarissent.
C'est ma voisine de voyage qui me secoue gentiment pour me réveiller.
— Mademoiselle ? On est arrivés.
Je n'ai pas la force de lui sourire, ou même de la remballer. Je fais craquer ma nuque rendue douloureuse par ma position et me lève pour enfiler mon manteau.
Le soleil du Sud m'aveugle quand je sors de la gare. Je balaie l'esplanade du regard, soudain soucieuse de ne pas y voir la personne que j'attends. Je lui ai juste envoyé un pauvre message avant de monter dans le train pour lui demander de venir me chercher à dix heures.
Je fais quelques pas, quand je le vois. La carrure imposante, il scrute les gens autour de lui, les mains dans les poches. Il ne doit plus compter ses heures à la salle. Quand son regard bleu trouve le mien, je me fige, à seulement quelques pas de lui. J'ai peur de ce que cette marée bleue, reflet de la mienne, pourrait me faire. L'expression neutre, il comble lentement l'espace qui nous sépare.
Il ne semble pas particulièrement heureux de me voir.
— Putain, Mia, qu'est-ce que...
Il s'interrompt quand il est suffisamment proche pour noter les détails pitoyables de mon visage. Je vois que mon expression défaite et mes yeux rouges l'interpellent. Puis les traits de son visage se dérident.
— Mia...
Il me prend la main et m'attire contre lui. Je me réfugie dans l'antre de ses bras, qui étaient auparavant mon refuge.
Il sent la maison.
— Bienvenue chez toi, sœurette.
Je le serre plus fort.
— Merci, Maël.
Mon frère a l'obligeance de ne pas me poser plus de questions. Pour l'instant, du moins, car je sais qu'il le fera. La subtilité et la sensibilité de Maël trouvent leurs limites, en particulier quand intervient une curiosité vorace que nous partageons.
Sa voiture est garée dans une rue attenante à celle de la gare. La dernière fois que je lui ai rendu visite, il possédait un autre modèle, qui a d'après ce que j'ai compris terminé dans un fossé. Il a gagné au change : celle-ci est neuve, petite mais sûrement facilement praticable.
En m'asseyant sur les sièges en cuir, une vague de nostalgie m'étreint la poitrine au souvenir de sa moto sur laquelle nous parcourions tous les recoins de Toulouse. Moi dans son dos, mes bras autour de son buste, j'avais le sentiment que rien ne pourrait m'arriver. Même après notre accident, j'ai continué d'affectionner ce moyen de locomotion.
Cette voiture, c'est un nouveau symbole du temps qui m'a, semble-t-il, filé entre les doigts.
J'ignore où nous allons. Nous ne discutons pas. Tout ce que je veux, c'est enfin me reposer.
J'observe le paysage de la ville rose défiler à travers la vitre. Je sens les regards insistants que mon grand-frère me jette de temps à autres, quand il s'autorise à quitter la route des yeux. Ce petit jeu m'agace, mais j'ai la gorge trop sèche pour faire éclater mon mécontentement.
Aux routes que la voiture emprunte, je devine que nous n'allons pas chez nos parents. Tant mieux. Moins je leur parle, mieux je me porte. Les occasions durant lesquelles j'arrive à les apprécier sont celles qui se font rares, raison pour laquelle je mets un point d'honneur à espacer nos retrouvailles.
Un bruit désagréable de sonnerie retentit dans toute la voiture. Maudit Bluetooth. Je ferme les paupières, fort, priant intimement mon frère de faire s'arrêter ça.
— C'est Evan, annonce-t-il.
Je me redresse vivement sur mon siège pour regarder le tableau de bord. En effet, son prénom s'affiche sur le petit écran. Je regarde mon frère, paniquée.
— Réponds pas !
— Tu rigoles, ou quoi ? Je réponds toujours à Evan.
— Réponds pas, je te dis !
Ma voix se craquelle. Je vois que toute la terreur contenue dans mes yeux l'effraie à son tour.
— Mia, je comprends pas...
— Il doit pas savoir que je suis ici ! Lui dis pas !
Quand il tend sa main, mon cœur s'accélère.
— Maël...
Je suis forcée de me taire, car il vient d'appuyer sur le bouton pour décrocher. Les battements de mon cœur sont si puissants que je les entends raisonner dans mon crâne. Pendue aux lèvres de mon frère, j'endure mon impuissance en attendant le dénouement de la situation.
— Evan ? Salut ! lance Maël d'une voix enjouée.
— Maël, est-ce que Mia est avec toi ?
Le niveau sonore de la voix d'Evan est bas. Au-delà de son inquiétude, il semble déjà abattu. J'ai à nouveau envie de pleurer.
— Non, pourquoi ?
Un soulagement sans nom se répand dans ma poitrine. Je me détends dans mon siège.
— Elle était pas là quand je me suis réveillé. Je crois... Maël, je crois qu'elle est partie.
— Je vais essayer de me renseigner mais t'inquiète, mec. Elle a pas pu aller bien loin.
— Je sais pas... Elle a pris un sac.
Un nouveau silence me fait monter en pression. Parce que je le sens sur le point de craquer, j'avertis mon frère du regard.
— Il faut que je te laisse, mais vraiment, t'en fais pas. Elle a sûrement juste besoin d'attention. Je te tiens au courant si j'ai des nouvelles.
— OK, merci.
Maël a tout juste le temps de raccrocher avant de s'écrier :
— Putain, Mia, c'est quoi ce bordel ?
Je l'ignore et tourne à nouveau mon visage vers la vitre. Une attitude qui plaît peu à mon frère, puisqu'il insiste, haussant le ton :
— Mia, sérieux, t'as foutu quoi ?
— Lâche-moi, Maël.
— Non, je te lâche pas ! T'as pas pris de mes nouvelles depuis des mois, ce matin tu m'envoies un message impersonnel pour m'ordonner de venir te chercher, et là tu m'obliges à mentir à l'un de mes meilleurs amis ?
— Ça va, calme-moi, avec tes grands discours moraux. T'en es pas à ton premier mensonge.
Du coin de l'œil, je le vois secouer la tête avec désapprobation. L'atmosphère dans la voiture change, comme si sa colère avait empli l'habitacle.
Il n'est plus aussi patient avec moi qu'il a pu l'être. Son intransigeance nouvelle altère la confiance qu'il plaçait en moi. Avant, il n'exigeait pas de connaître le fond de ma pensée pour mentir pour moi.
Malgré moi, les paroles venimeuses de Clarisse me reviennent en mémoire. Se pourrait-il qu'elle ait raison : mon entourage est-il plus exigeant avec les années ?
Je déteste cette perspective, parce que l'exigence vient avec l'espoir que l'on place chez quelqu'un, et je n'ai jamais souhaité qu'on espère quoi que ce soit de moi. J'ai eu beau tout tenter pour m'améliorer, mes comportements demeureront amoraux, car ce qui étaient initialement des mécanismes de défense sont devenus des automatismes. Et même une philosophie de vie.
Que les gens qui m'aiment croient en moi, c'est le début de la fin.
Maël n'insiste pas pour connaître les détails de l'éclat entre Evan et moi, pour autant ses mains crispées ne desserrent pas leur prise sur le volant.
La voiture se gare dans le parking d'une résidence dans la périphérie proche de Toulouse. J'observe les immeubles autour de moi, semblables les uns aux autres. Un crépis beige récent, des fenêtres alignées les unes aux autres.
Maël ne prononce toujours pas un mot. Je l'imite et sors de la voiture, pour le suivre vers l'entrée de l'immeuble le plus proche.
Le hall sent le neuf. La qualité du logement est loin du côté vieillot des appartements parisiens que j'ai eu l'occasion de visiter. Dans l'ascenseur, mon frère fuit toujours mon regard.
Découvrir son appartement pour la première fois me fait une sensation étrange. Face à l'agencement des meubles et les différents objets de décoration choisis avec goût, je réalise que mon frère a grandi et n'est plus le même que celui qui jouait aux jeux vidéo dans sa chambre jusqu'à quatre heures du matin.
Je passe mon index sur la surface immaculée du plan de travail, pour découvrir qu'aucune pellicule de poussière n'y est restée collée. Impressionnant.
— Valérie Damidot est passée par là, ou quoi ?
Il ne me répond pas et disparaît dans sa chambre. Je continue d'observer la cuisine, le salon, tentant de me figurer le quotidien de Maël ici. Quand je tombe sur une figurine de Lara Croft sur le meuble télé, je le reconnais un peu plus.
Il réapparaît dans le salon, mais se dirige à pas rapides vers la cuisine. Je me demande ce qu'il fabrique. Et où je vais dormir, aussi, parce que le canapé n'a pas l'air de pouvoir se déplier. Et pas sûr que la copine de Maël m'accepte dans le lit avec eux.
— Jana accepte que vous viviez en ménage à trois avec Lara ? le provoqué-je, sa précieuse figurine entre les mains.
Je réussis à capter son attention, puisqu'il cesse de s'affairer quelques secondes. Dans l'embrassure de la jonction vers la cuisine, il nous regarde, Lara Croft et moi. Une émotion que je ne sais reconnaître passe dans son regard, mais s'enfuit aussitôt.
Il repart dans sa chambre, m'ordonnant à la volée :
— Repose ça !
Je hausse une épaule mais m'exécute. Il ne faudrait pas que je fasse tomber son idole par mégarde.
Quand il revient dans le salon avec un sac sur l'épaule, je fronce les sourcils.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Prends tes affaires, on va chez papa et maman.
La pression, causée par l'incertitude de ce qui allait m'arriver et qui m'avait quittée, me serre à nouveau la poitrine.
— Non, Maël, je veux pas les voir...
La situation est suffisamment difficile comme ça pour que je remarque une fois de plus le lien que je n'ai pas réussi à tisser avec eux, alors que Maël et Indiana y sont parfaitement parvenus.
— Ils sont pas là ce week-end, il est prévu que je garde le chat.
— Le chat ?
— Eh oui, t'as beaucoup de choses à rattraper, sœurette.
Je cherche la bienveillance ou la taquinerie dans son ton, en vain.
Il s'évertue à ne toujours pas me regarder dans les yeux, ce qui commence réellement à m'alarmer.
Je somnole sur le trajet jusqu'à la maison. Si bien que, une fois arrivés devant la façade, une bouffée de chaleur s'empare de mon cœur en la redécouvrant. Rien ne semble avoir changé. Ce constat est le premier réconfortant depuis mon arrivée.
Je cale mon sac sur mon épaule et avance dans les graviers jusqu'à la porte d'entrée. À l'instant où Maël la pousse devant moi, je sais que quelque chose cloche. Une musique pop assourdissante pulse jusque dans mes oreilles. À moins que mes parents aient laissé l'enceinte allumée avec un album des One Direction qui tourne en boucle – ce dont je doute fortement – quelqu'un est déjà là.
Dans le salon, j'assiste à une scène qui, je le sais, hantera mes prochains cauchemars. Le bras levé en l'air au-dessus de sa tête, Jordan se mue en une danse approximative. Dos à nous, son bassin semblant désarticulé bouge en total décalage avec la musique. Un frisson d'horreur me parcourt l'échine quand il s'écrie :
— You don't know, oh-oh / You don't know you're beautiful !
— Mon Dieu, soufflé-je dans ma main.
Maël met un terme à ce supplice en éteignant la musique. Les mouvements de Jordan se bloquent, jusqu'à ce qu'il reconnaisse mon frère à sa droite.
— Oh, Maël ! Salut. Je testais le son, c'est impec.
Il fait un tour sur lui-même, et sa mâchoire se décroche en me surprenant en face de lui, exaspérée. Puis, il semble frappé par la joie, et se précipite dans ma direction. Craignant qu'il soit saisi par l'envie folle de m'enlacer, je recule d'un pas et tend les bras devant moi. Il pile à deux centimètres de mes mains, la mine excitée comme celle d'un gamin.
— Mia ! Vous êtes en visite surprise avec Evan ? C'est trop génial, il est où ?
Je détourne le regard, mal à l'aise. Maël vient à mon secours en attrapant Jordan par le bras pour attirer son attention.
— Mia est venue seule. Jordan, c'est moi ou t'as du rouge à lèvre ?
— Hein ? Quoi ?
L'idiot s'essuie les lèvres d'un revers de la main, pour y découvrir une trace rose.
— Putain ! Eva et Indiana, arrêtez de me pranker dans mon sommeil !
Il déguerpit à la vitesse d'un serpent à qui on aurait mordu la queue. Il fait un bruit d'enfer en montant les escaliers jusqu'à l'étage, certainement dans l'idée de se débarbouiller.
— Eva et Indiana ? Ils sont tous là ? demandé-je à mon frère.
— Oui, comme les parents sont absents, on a décidé de passer le week-end ensemble ici.
Je n'arrive pas à déterminer si cette nouvelle me met en joie et me déçoit.
— Pourquoi tu ne me l'as pas dit ?
— Parce que dans tous les cas, je ne voulais pas changer mes plans.
— Mia ?
Cette voix aiguë interrompt notre bras de fer à Maël et moi, qui semble être devenu notre nouveau moyen de communication. Eva est postée sur les dernières marches de l'escalier, les yeux et la bouche grands ouverts. Je ne peux m'empêcher de sourire, ce qui lui donne l'impulsion nécessaire pour dévaler les marches restantes et combler l'espace entre nos deux corps. Elle se jette dans mes bras, ses cheveux blonds fouettant mon visage. Je serre ma cousine dans mes bras, rassurée de constater que certaines personnes sont heureuses de me voir ici.
— T'es arrivée quand ? m'interroge-t-elle en s'écartant de moi, pleine d'enthousiasme.
— Ce matin.
— C'est génial que tu sois là, ce week-end promet d'être encore plus dingue ! Tu nous avais cachés ça, toi ! dit-elle à Maël.
Sa réplique s'accompagne d'un coup de coude complice qui met Maël mal à l'aise. La dernière personne à apparaître dans cet enchaînement de retrouvailles est Indiana, qui descend rapidement les escaliers. Arrivée en bas, un sourire éclatant étire les coins de ses lèvres.
— Je voulais pas croire les voix que j'entendais depuis l'étage...
Elle aussi s'avance pour me prendre dans ses bras, mais son étreinte est bien plus douce que celle de ma cousine. Sa longue chevelure brune, semblable à la mienne, porte toujours ce même effluve réconfortant.
Quand elle s'éloigne et que ces trois membres de ma famille me regardent, je sais ce qui m'attend. Je vais devoir leur expliquer ce que je fais ici, ce à quoi je ne me suis pas préparée. Et à quoi je ne suis pas prête. Comme la fuite semble être devenue ma meilleure alliée, je prends la décision lâche d'occuper les prochaines minutes à porter mes affaires à l'étage.
Quand j'atteins la porte de ma chambre, je suis éprise par la peur de ce que je vais trouver à l'intérieur. Une partie de moi est soulagée de réaliser que rien n'a changé. Tout est exactement au même endroit que la dernière fois que je suis venue, des meubles aux affiches accrochées au mur. Vu la faible fréquence à laquelle je rends visite à mes parents, j'aurais compris qu'ils occupent l'espace de cette pièce à autre chose. Cela leur aurait valu une crise capricieuse de ma part en le découvrant, mais ils n'en ont jamais été épargnés et ont appris à y résister.
Je jette mon sac sur mon lit et m'assoie à ma coiffeuse, où j'ai passé un temps énorme à me préparer avant d'aller au lycée. Contrairement à cette époque, je peine à soutenir mon propre regard dans mon reflet. Mes cheveux ont retrouvé leur longueur de la période de ma rentrée en première, les pointes léchant le bas de mon dos. Mon visage a peu changé, pour autant la réalité de ce que je vois dans mon regard me terrorise.
J'aimerais faire un bond dans le temps, revenir à cette époque où rien ne pouvait m'atteindre. Ou, du moins, cette époque où je me pensais d'une force surhumaine me permettant de tout affronter. J'existais à travers les yeux des autres. Qu'on m'aime ou qu'on me déteste, qu'on m'admire ou qu'on me craigne, les lycéens étaient une cour dont j'aimais me jouer à loisir, un gage de la position supérieure que j'occupais.
Le mannequinat n'a été qu'une prolongation de cette période, en plus grand et impressionnant. Mon public ne se résumait plus qu'à trois promotions du lycée d'une ville de Province, mais à une population mondiale, qui n'avait pas le choix de m'avoir dans sa vie puisque ma silhouette était placardée sur tous les panneaux d'affichage des capitales.
J'aurais pu continuer le mannequinat. Ma carrière était loin d'être terminée, une série de créateurs rêvaient encore de me voir porter leurs collections. Mais je me suis perdue en cours de route : pas seulement en me séparant d'Evan, mais aussi en effaçant qui j'étais. Je n'étais plus qu'une poupée silencieuse qu'on habillait, qu'on coiffait selon les tendances, qu'on s'arrachait jusqu'à ce qu'une autre, plus jeune, plus mince, plus docile n'apparaisse pour prendre ma place. J'avais conscience de la toxicité de ce monde et je ne m'amusais plus autant devant l'objectif, qui ne semblait plus chercher cette étincelle au fond de moi qui faisait ma spécificité.
Au-delà de mon envie de protéger ma santé mentale, j'ai aussi réalisé que je n'avais rien construit qui était à moi. De mes seize à mes vingt ans, j'ai accepté d'être instrumentalisée par d'autres, d'être le fruit de tous les fantasmes et de nourrir mon image de ce qu'on pouvait dire sur ce que j'étais. Une façon habile d'éviter les questions existentielles, dont la plus importante : quel genre de personne moi, j'ai envie d'être, quand les barrières s'abaissent et que la garce laisse place à la fille que j'étais avant la création de cette carapace ?
Je n'en ai aucune putain d'idée.
Devenir styliste, réaliser cet objectif de vie qui, cette fois, m'appartenait tout entier, m'est apparu comme la porte de sortie de ce vide existentiel. Evan à mes côtés, je me suis sentie capable d'y arriver. C'était sans compter sa progression fulgurante à lui, et à nos amis, qui, à nos âges, changent en un éclair. Seule face à mes espoirs et mes ambitions, je n'ai encore rencontré que le vide, celui-ci s'agrandissant de jour en jour tandis que le sentiment de reculer était d'autant plus fort que mes proches avançaient.
Je décide d'interrompre ce flux de pensées parasites, d'arrêter d'être lâche et de redescendre en bas. À l'approche de midi, mon appétit se fait enfin ressentir ; je n'ai rien avalé depuis hier, si ce n'est cet écœurant café ce matin.
En bas de l'escalier, je trouve Maël, Indiana, Eva et Jordan assis sur le canapé d'angle. Tous se taisent et m'observent approcher. À l'esprit solennel qui charge l'air de la pièce, je devine que nous arrivons aux explications que je suis obligée de leur donner.
Je m'assois à côté d'Indiana, qui pose une main rassurante dans mon dos. Tous me regardent sans prononcer un mot, même Jordan qui a la phobie du silence. Ils attendent patiemment que je sois prête à m'exprimer, ce dont je leur suis intimement reconnaissante.
Je ferme les yeux et, après une longue inspiration, je commence, la voix tremblante :
— Je suis partie de Paris ce matin avant le réveil d'Evan. Je ne l'ai pas prévenu. Il... Lui et moi, je ne suis pas sûre que ça tienne encore...
— Oh non, pleurniche immédiatement Jordan.
— Jordan, on a dit que tu te taisais ! l'engueule Eva.
— Mais non mais tu comprends pas, j'ai l'impression de revivre la séparation de Justin Bieber et Selena Gomez...
Face à la menace des regards de ses amis, Jordan remballe finalement ses références de pop culture et s'efface au profit de mon récit.
— Tout est devenu, je sais pas... banal. Quand il me regarde, je ne sens plus la même magie, la même passion...
— C'est normal ça, Mia, murmure Maël, comme par peur de me brusquer. Dans un couple qui vieillit, tout ne peut plus être aussi exaltant qu'au premier jour, mais savoir évoluer vous rend plus fort.
— Ce n'est pas ça, le coupé-je. Le problème, c'est la façon dont il me voit, moi. Il ne l'a pas encore réalisé, mais je sais vers quoi on va. Lui construit beaucoup de choses, s'assure de se créer un avenir prometteur, se fait des connaissances en dehors de notre cercle commun... Et je deviens de plus en plus transparente. Il ne m'admire plus. Bientôt, il me trouvera fade. Puis il me détestera, car je n'aurai jamais toutes les valeurs auxquelles il s'identifie et s'accroche.
Ils sont tous désemparés de m'entendre m'exprimer ainsi, je le vois. Tellement qu'ils ne trouvent rien à répondre pour me contredire, pas même Indiana. J'ai pour politique de ne jamais me rabaisser devant les autres, c'est la porte ouverte pour qu'ils se sentent légitimes à le faire à leur tour.
Mais la vérité, c'est que j'ai toujours su que ça arriverait. Depuis le début. Je me le suis toujours dit, même si je ne l'assumais pas par peur de prononcer une prophétie autoréalisatrice.
Evan est trop bien pour moi, et il ne lui fallait que prendre en confiance, grandir et s'immerger dans de nouveaux milieux pour constater quelle arnaque j'étais. Je ne suis pas forte, j'écrase les autres pour crier plus fort qu'eux. Je ne suis pas impressionnante, il n'y a pas plus trouillard que moi à l'intérieur.
Et surtout, je suis trop cassée pour encore espérer une rédemption.
— Il passe de moins en moins en moins de temps chez nous, multiplie les rencontres ailleurs. Il ne lui faudra pas longtemps pour rencontrer enfin quelqu'un à sa hauteur, moins pitoyable que cette Clarisse qui lui a juste servi de bouche-trou. Il passe déjà beaucoup de temps avec sa collègue, Tatiana...
Ma voix se brise sur ce dernier mot et je m'effondre comme une lâche. Les larmes se multiplient dans mes yeux, débordent et humidifient mes joues. Putain, Mia, tu es faible. Tellement faible.
Même à l'aide de ma repartie aiguisée, je n'ai jamais réussi à scotcher mes amis de cette manière. La pitié se lit sur leurs expressions à tous et j'aimerais leur arracher la peau du visage pour la faire disparaître.
C'est encore une fois Maël qui trouve le courage de parler :
— Mia, tu as vu comme Evan était paniqué ce matin au téléphone. Il n'est pas prêt à te laisser partir.
— C'est toujours difficile d'admettre ce genre de choses. Il s'accroche à ce qu'on était. C'est normal. Mais si je suis partie, c'est parce que cette vérité m'est arrivée en pleine face et m'a fait si mal : ce qui nous réunit aujourd'hui, Evan et moi, ce ne sont que des souvenirs.
Qu'aucun d'eux ne parvienne à trouver d'argument suffisamment solide pour chercher à me détromper prouve le caractère cruel de ce constat. Je ramène mes genoux contre ma poitrine et me recroqueville, accueillant finalement mes larmes, car elles sont désormais tout ce qui me raccroche à lui. Indiana passe son bras autour de mes épaules pour me serrer contre elle, et bientôt Eva et Maël se joignent à cette étreinte. Je finis même par sentir la main de Jordan qui tapote maladroitement mon dos.
Ils ont l'obligeance de ne pas me poser plus de question. Endurer cette journée est une torture, même si la passer en leur compagnie la rend un peu plus supportable.
Le soir venu, je me réfugie dans ma chambre. Je suis épuisée et espère ne pas avoir un sommeil trop agité pour regagner des forces. Avant de me coucher, je ne résiste pas à l'envie de m'installer à mon bureau. Je sors d'un tiroir mon vieil ordinateur de lycée. Une partie de moi n'y croyait pas, mais il s'allume.
Ce que je fais, c'est mal. C'est même stupide. Masochiste. Mais je me connecte à notre cloud commun à Evan et moi, où sont stockés les données de nos deux téléphones.
Je n'ai jamais fait ça. Je n'en ai jamais ressenti le besoin. Je méprisais même les couples qui en arrivaient à de tels extrêmes. Pourtant, je n'arrive pas à m'en empêcher.
Je n'ai pas entrepris cette séance d'espionnage depuis mon téléphone, que j'ai peur de rallumer pour affronter les appels de Evan. Je clique sur l'icône de ses mails et tape le nom de Tatiana dans la barre de recherche. Je tombe sur une série de mails, échangés dans le cadre du boulot, mais qu'il ne me faut que quelques secondes pour parcourir et constater leur vocabulaire qui dépasse celui du champ professionnel.
À la fin de messages à propos de sujets sérieux, ils glissent toujours une référence à l'une de leurs private joke ou une taquinerie. Je n'en comprends pas la moitié, pourquoi elles me broient toutes le cœur. Elle, particulièrement, semble utiliser le prétexte d'une question sur un client pour lui envoyer un message et créer du lien avec lui. Le dernier échange en date est celui de vendredi après-midi. Je reste bloquée sur la fin de son mail, à elle :
« Et ce soir, pour une fois, essaie de tenir un peu mieux l'alcool... Bien que j'apprécie ta sincérité quand t'es pompette. Tu te mets à dire des choses que j'aime bien. »
Alors que je pensais avoir épuisé mon stock de larmes, de nouvelles roulent librement sur mes joues. Une main me surprend en se posant sur mon épaule. C'est Maël, qui m'enlace silencieusement, le corps penché au-dessus de moi.
Je sais qu'il a lu les mots sur mon écran. Il ne fait aucun commentaire pour autant. Il se contente de me serrer, fort, et je m'accroche à ses avant-bras comme à une bouée de sauvetage.
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🥀🥀
Beaucoup l'avez deviné... C'est le retour à Toulouse !
Qu'est-ce que ça fait de retrouver tous ces personnages ?
Que pensez-vous du rapport entre Maël et Mia ?
D'Evan et Tatiana... ? 👀
J'espère vraiment que j'ai réussi à exprimer justement la complexité dans la petite tête de Mia. Tout est à éclaircir mais c'est important pour moi que, même si vous ne cautionnez pas certains de ses comportements, vous la compreniez.
À mercredi pour le chapitre 3 !
With love,
Laurène
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