Réflexions

Je me tournai et retournai dans mon lit ce soir-là. Il était minuit passé et je travaillais le lendemain. Mais rien à faire, le sommeil ne venait pas. J'avais les membres engourdis et l'impression d'étouffer dans mes draps. Les murs de ma chambre menaçaient de se refermer sur mon corps transpirant, comme si d'un seul coup, le monde avait cessé de vouloir de moi. Une vieille pensée effleura mon esprit, celle qui me tiraillait lors des jours difficiles. Les jours sans. Les jours sombres. Quand simplement exister devenait trop dur.

Hope m'avait ramené dans un silence effroyable après le fameux baiser et nous nous étions quittés avec le goût affreux des non-dits dans la gorge. Et maintenant, la saveur s'était transformée chez moi en chape de plomb au fond de l'estomac. La nausée menaçait et j'avais envie de courir dans la rue en hurlant. Nous avions fait une énorme bêtise, n'est-ce pas ? Bon sang mais qu'est-ce qui lui avait pris ? Pourquoi faire une chose pareille, pourquoi maintenant, pourquoi prendre ce risque ?

Avait-il une importance pour elle ?

Et si ça avait eu de l'importance ?

Et si...

Si...

— Stop !

Les mains sur les oreilles pour faire taire les voix de l'espoir, je ne savais plus où fixer mon regard. La perdre n'était pas une option, je n'y survivrais pas. Nous aurions une discussion et tout irait bien. Notre amitié était éternelle, n'est pas pas ? Je devais avoir confiance en nous et attendre que l'eau ait coulé sous les ponts. Mais j'avais beau me raconter tout ce que je voulais, je ne fermai pas l'œil cette nuit-là.

Le réveil sonna alors que j'étais toujours en train d'essayer de grappiller quelques heures de sommeil. Je me traînai dans ma petite cuisine, la boule au ventre et les articulations en souffrance. L'espace d'un instant, ma maison me parut trop petite, trop vide, trop terne. Comme si toutes les couleurs avaient déserté ma vie. Arrivait-on à vivre avec des remords ? Des angoisses ? L'anxiété allait finir par me broyer l'âme.

Il fallait que je parle à Hope de toute urgence avant que mes émotions ne me dévorent entièrement... Malgré la souffrance, une partie de moi était paralysée par l'une des finalités possibles de cette conversation.

Celle de la perdre pour toujours.

Je mis mes pensées maussades et pessimistes de côté avant de me mettre en route pour le boulot. Ce n'est qu'une fois assis devant mon bureau qu'elles revinrent au grand galop. La journée s'écoula au compte-goutte. Mon regard était rivé sur mon téléphone dans l'attente d'un signe. D'un message. D'un appel. Même un fax à ce stade m'aurait fait plaisir. Je faisais des bonds sur ma chaise à chaque fois qu'une sonnerie retentissait, quelque part dans le bâtiment. Mais Hope n'envoya aucun message. Et c'était bête parce que je savais que j'aurais dû le faire. Mais j'en étais incapable.

"Au commencement, il y avait des mots, des lignes et un livre."

L'énigme de notre voleur se mit à hanter mes pensées. C'était devenu une échappatoire à ma tourmente, une solution pour ne pas penser à mon écrivaine. Le mot "fin" tournait doucement dans ma tête. Ce livre était forcément un livre de Hope. Ça n'aurait pas de sens sinon. Ou alors un livre avec une intrigue rappelant cette devinette.

Je fis défiler dans ma tête les titres et les livres célèbres avec un sujet principal s'approchant d'un commencement. Mais ça n'avait pas de sens. De mon point de vue, c'était forcément en lien avec Hope et ses romans. Au commencement... Mots, lignes et livres...

J'ouvris les yeux d'un seul coup alors que la solution me sautait à la figure.

Pas des livres.

UN livre.

Je pris mes affaires et fermai mon ordinateur portable avant de me diriger presque en courant vers la sortie. Je finissais plus tard normalement mais je ferais des heures supplémentaires si besoin. Je démarrai ma voiture en trombe et mis le cap en direction de la maison de mon amie. Ma voiture dérapa presque sur les graviers devant chez elle avant que je ne saute dehors, les mains tremblantes. Hope était face à sa porte – elle devait revenir des courses au vue de ses bras chargés. Son corps se stoppa net avant de se tourner vers moi ; ses yeux rougis plongèrent dans les miens sans hésitation. Mon coeur se serra. Comment ramener le soleil dans sa vie ?

— Liam ?

— Hope.

Cinq mètres nous séparaient et chaque centimètre de distance me brûlait l'estomac et continuait de briser mon cœur. Elle attendait que je parle ; que je nous lance sur le fameux sujet qui nous avait éloignés et creusé ce monstrueux fossé entre nous. Un baiser. Un maudit baiser. Dont j'avais savouré chaque seconde.

— Il faut qu'on parle, lâchai-je du bout des lèvres.

— Oui.

Pourtant, je n'y arrivais pas. Les mots s'accumulèrent dans ma gorge, terrorisé devant l'avalanche de possibilités dramatiques que pouvait prendre cette conversation. Il suffirait d'une seconde pour que tout bascule. Le courage m'abandonna et je choisis à nouveau la fuite.

— J'ai résolu l'énigme.

Une émotion furtive traversa son doux visage mais je ne réussis pas à savoir laquelle. Puis un faible sourire étira ses lèvres. Elle acceptait ma porte de sortie.

— C'est une super nouvelle ça ! Entre, je vais nous préparer des glaces.

Son ton manquait de son entrain habituel. Mais je la suivis dans son antre, sans rien ajouter. Sans surprise, pénétrer entre les murs de sa maison apaisa les battements turbulents de mon palpitant. Cet endroit exerçait une magie édifiante sur mon corps, comme si tous mes problèmes se retrouvaient coincés à la porte. Quand j'étais encore son voisin, je passais ma vie ici. Et plus encore lorsque sa grand-mère était décédée. Hope détestait être seule. Elle avait peur du noir, de la solitude et du vide. Alors j'étais venu un peu remplir le néant de sa vie avec un peu de lumière et de bruit lorsque sa seule parente était partie.

Je m'arrêtais devant le mur recouvert de livres jusqu'au plafond. Mes doigts caressèrent les différents dos, un brin nostalgique. Sa grand-mère avait été bibliothécaire. C'était d'elle que notre passion pour la lecture était née, alors que nous venions à peine d'en apprendre les mystères et les secrets. Puis nos lectures communes étaient devenues notre écriture. Aujourd'hui, je n'écrivais peut-être plus, mais j'étais reconnaissant envers elle de nous avoir initiés aux mondes des lettres.

Hope sortit deux pots de glaces et un cornet. Elle resta un moment à côté de moi face aux livres et le silence se prolongea autour de nous. Quelque chose avait changé entre nous. Ce simple fait me glaça le sang. Je la suivis au salon où je pris un fauteuil. Elle s'assit à même le sol, sur son tapis

— Eh bien, dis-moi tout. Où se trouve la deuxième balise ? m'encouragea-t-elle avec un petit sourire.

— Ton premier livre. C'est une page du premier livre que tu as édité, j'en suis sûr.

— C'est assez logique... C'était un commencement. Mon commencement en tant qu'autrice. Mais il n'existe pas qu'un seul exemplaire de ce bouquin.

— Oui mais il n'y a qu'une seule bibliothèque dans cette ville.

Hope ouvrit la bouche avant de la refermer. Puis ses lèvres se fendirent en un grand et véritable sourire.

— Tu es un génie, mon champignon ! Nous allons pouvoir repartir à l'aventure !

Sa joie de vivre fit battre mon coeur. Mais le poids dans mon ventre ne me quittait pas. Peut-être que si nous faisions comme si tout allait bien, les choses redeviendraient comme avant. C'est une solution viable ?

— On pourrait aller y faire un tour demain après ton boulot, juste avant que la bibliothèque ne ferme, me dit-elle avec enthousiasme.

— Tu ne veux pas attendre samedi ? Je ne travaille pas du week-end.

Hope fit la moue – pas de celle qu'elle m'offrait d'habitude. Celle-là portait les traces de sa tristesse. Je ne devais pas oublier que nous étions tous les deux sur la corde raide.

— Mais demain, c'est très bien. On pourra passer le week-end ensemble pour réfléchir à la nouvelle énigme ensuite, cédai-je.

Les yeux de l'écrivaine s'illuminèrent.

— C'est une super idée ! Tu pourras rester dormir ici vendredi pour qu'on fasse une grosse soirée cinéma !

Je hochai la tête, heureux de voir les choses reprendre leur cours. Raja vint frotter sa tête contre ma cuisse et je la lui tapotai avec affection. Ce chien était vraiment un amour.

— Tu sais, j'ai réfléchi à la question qu'il m'a posée dans sa lettre. "D'où me vient l'envie d'écrire". Je n'en comprends pas le sens. Si c'est aujourd'hui ou... la première fois que j'ai écrit. D'où nous est venue cette passion, me dit-elle en suivant mes caresses sur la tête de Raja.

Je relevais les yeux sur l'écrivaine.

— De nos lectures ? proposai-je en haussant les épaules.

— Non. Et en un sens oui. En fait, je ne me souviens plus avec précision qui de nous deux a lancé l'idée en premier. Mais je sais que ce qui m'a charmé au début, c'était de partager plus que de simples lectures avec toi. Écrire à tes côtés, c'était me permettre de te donner une part de moi. De te découvrir comme si c'était la première fois à chaque nouvelle page noircie de nos petits stylos. La première fois que j'ai eu envie d'écrire, je crois que c'était à cause de toi.

Je déglutis difficilement. Ses mots me touchaient de plein fouet – ils raisonnaient dans mon âme. Nous nous étions toujours complétés. Je tendis la main pour prendre la sienne, savourant sa proximité. Ses paroles flottèrent autour de nous et – bien que je pense avoir commencé pour des raisons similaires – je n'en dis rien. Parfois, parler ne servait à rien. Seule l'écriture était le langage exact du cœur.

— Et aujourd'hui ? parvins-je à dire avec difficulté, une boule dans la gorge à cause de l'émotion.

— Aujourd'hui, c'est devenu une partie de moi. Mon cerveau ne fonctionne plus comme les autres. Une simple action peut se transformer en une folle histoire dans mon esprit. C'est presque devenu naturel de créer des histoires. Un besoin vital.

Un besoin vital. Comment pouvait-il en être autrement pour moi à présent ? J'avais fait une croix sur l'écriture à cause de mes peurs et de ce sentiment d'incompétence qui était né avec ma maladie – et non parce que je n'aimais plus ça. C'était une des choses qui me rongeait le plus. Une comptine inquiétante qui résonnait à mes oreilles lorsque je cherchais le sommeil, le soir, seul dans mon lit.

Le manque était constant. Mais après dix longues années, que valait ma plume ? Je n'étais pas sûr que cela fonctionne comme le vélo. Parce qu'avec le temps, certaines choses finissaient par partir lorsqu'on les négligeait. Je déglutis péniblement, un nœud dans l'estomac. Hope vit mon malaise et serra ses doigts plus fort autour des miens.

— Tu sais, le talent ne disparaît jamais. Il suffit juste d'y croire et... de retrouver la flamme.

C'était comme si elle avait lu dans mes pensées – comme si elle savait exactement de quoi je doutais. Et de quels mots j'avais besoin.

— Je n'ai pas touché un stylo ou un ordinateur pour écrire depuis nos quinze ans. Je crois que c'est fichu.

— En es-tu certain ? Es-tu sûr que cette partie de toi est définitivement morte ?

L'espoir dans la voix de mon amie me fit trembler. Je retirai ma main de sous la sienne.

— Hope...

— Réponds-moi. Ça ne t'engage à rien. Et si la réponse est non, définitivement non, je te jure de ne plus jamais en parler. Mais je sais que tu n'es pas heureux dans cette vie, Liam. Et je ne suis pas sûre à cent pour cent que tu aies une autre opportunité pour rattraper celle-ci. Alors, s'il n'y a aucune chance que l'écriture te manque, si ce n'est pas la solution pour retrouver ta joie de vivre égarée, j'abandonnerais cette piste et je te laisserais tranquille à ce sujet. On finira par trouver comment remettre de la couleur dans ta vie, mon champignon. Mais pour ça, il faut que tu sois sincère avec moi. Et surtout envers toi-même.

Je pris une profonde inspiration, fermant quelques secondes les paupières. Pour la première fois depuis longtemps, je fis face à certaines de mes peurs les plus terrifiantes. Mais la réponse était évidente.

— Tous les jours. Toutes les heures. L'écriture me manque comme si on avait pris une part de moi-même. Et la raison pour laquelle je n'arrive pas à me lancer à nouveau, c'est par peur de prendre conscience que je suis devenu mauvais. Et que je n'ai plus aucun talent dans cette foutue vie. Ça pourrait me tuer. Alors je préfère ne rien tenter et me laisser une chance, un doute, un rêve lointain de croire que cette passion m'appartient encore.

Hope ne dit rien mais se leva avant de venir s'asseoir sur mes genoux.Elle me serra contre elle et ce simple geste si familier et habituel suffit àcalmer mes tremblements.

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