La cascade
Au petit matin du dimanche, une douce lueur dorée perçait à travers les nuages lorsque je sortis de chez moi – je me convainquis que c'était le signe que tout se passerait bien. Hope arriva au volant de sa petite voiture, de la musique country à plein régime en fond sonore. Alors que j'entrais dans le véhicule, je fus submergé par l'odeur sucrée de mon amie mélangée à celle du cuir des sièges. Hope me lança un sourire dont elle seule avait le secret, rayon de soleil de ma journée.
— Tu es prêt à partir à l'aventure ? s'exclama-t-elle.
— Je te rappelle que c'est quelque chose de négatif, le vol. Et que nous sommes censés être contrariés et non enjoués par ce qu'a fait le cavalier.
— Rabat-joie. Ils sont comme ça, les fans. Excentriques, à l'image de leur idole. Je suis un peu devenue une rock star de l'écriture ! Mais au fond, s'il m'aime autant qu'il le prétend, il ne nuira pas à ma carrière. C'est juste pour avoir de l'attention.
— Un jour, Hope, j'espère réussir à être aussi zen que toi. Ou du moins à manier le déni comme tu le fais.
Mon amie me fit un clin d'œil avant de mettre le contact. Alors qu'elle me racontait ses dernières péripéties, je laissais mon regard glisser sur elle. Son jean délavé et son tee-shirt trop grand lui donnaient un air nonchalant. Ses longs cheveux étaient relevés en queue de cheval, se balançant au rythme saccadé de la voiture. Avec le retour du soleil, quelques petites taches de rousseur parsemaient son nez. Même quand elle ne faisait aucun effort, je la trouvais sublime.
— Tu m'écoutes ? hasarda-t-elle en me jetant un coup d'œil.
— Oui. Mais je pense que tu exagères. Ce ne sont pas les pommes de ton voisin qui tombent chez toi qui détruisent ta haie. Et c'est peu probable que ce soit un problème de lutins. Tu as pensé aux taupes ?
Hope me lança un regard courroucé, la mine sévère.
— Une taupe ne sera jamais fautive dans ma demeure. Tu as déjà vu l'une de ces mignonneries en vrai ? Je suis sûre qu'elles sont magiques.
— Elles ne voient rien.
— Elles ont une étoile sur le nez !
Pour elle, cela expliquait tous les mystères du monde. Alors, je ne rajoutai rien. Je vis ses fossettes se retrousser et un petit sourire étirer ses lèvres. Elle leva sa petite main du levier de vitesse pour venir la poser sur la mienne. Ce geste emporta avec lui une odeur de bonbon qui vint me chatouiller le nez et m'apaisa instantanément, comme un ensorcellement. Elle avait bien des pouvoirs magiques, Hope, mais celui que je préférais était celui qu'elle exerçait sur moi.
— Je suis tellement contente que tu fasses ça avec moi.
— Avec qui d'autre sinon ? Je suis ton seul ami.
— Eh ! Ne sois pas vilain. Tu es mon humain préféré quand même.
Je serrai ses doigts entre les miens dans une légère pression. Si elle savait... Au-delà d'être mon humaine préférée, elle était mon tout. La raison donnée à mon cœur pour continuer à battre, de mettre un pied devant l'autre à chaque nouvelle journée. Cette situation n'était peut-être pas saine – un thérapeute aurait sûrement des choses à y redire. Mais cela faisait si longtemps que mon amour pour Hope me portait qu'il était devenu vital. Alors entre sacrifier mon cœur et risquer de la perdre à tout jamais, le choix était vite fait. Sans parler qu'après mon diagnostic, j'avais fait le choix de ne plus y croire. De rester son meilleur ami et me dire que c'était suffisant. En aurait-il été autrement si ma santé ne m'avait pas lâché ? Me serais-je lancé ou me servait-elle juste d'excuse ? Je n'étais pas prêt pour la réponse à cette question.
— À quoi tu penses ? perça la voix de Hope dans le brouillard.
— À ton manuscrit. Tu ne l'as vraiment pas sauvegardé autre part ? Envoyé à ton éditrice ?
— Non. Il a mon ordinateur. Et le seul manuscrit papier que j'avais imprimé. J'ai déjà réfléchi à tout ça. Je ne te l'avais même pas encore envoyé, sinon il serait toujours sagement dans ma boite mail.
— Ce n'est vraiment pas malin... Qui fait une telle chose ! Imagine que ton ordinateur tombe en panne !
— Comment j'aurais pu imaginer que quelqu'un me ferait un sale coup ! Et je l'avais imprimé pour assurer sa sécurité ainsi que mis sur une clé USB, jamais je n'aurais imaginé que le papier et la clé s'envoleraient avec une étrange personne se faisant appeler le cavalier tout de même !
— Tu aurais dû prévoir... C'est un comble. Un manuscrit, c'est tellement de travail...
— Oui, un travail monstre. Je sais tout ça, Liam. C'est moi qui me suis écorchée le cœur lors de l'écriture, qui me suis arrachée les cheveux pendant les corrections et qui doute à chaque instant depuis que mon éditrice m'a dit qu'elle le voulait. C'est d'ailleurs pour ça qu'on joue à son jeu idiot au lieu de laisser tomber. Je ne pourrais pas réécrire ce livre. Ça me demanderait trop d'effort. Quand tu le liras, tu comprendras qu'il ne pourra jamais exister en deux fois... Alors nous allons suivre la piste qu'il nous a laissée, résoudre ses énigmes débiles et récupérer mon travail.
— Je sais bien, Hope. Ne t'inquiète pas, on va le retrouver.
Mon amie hocha la tête. Si je retrouvais ce voleur à deux sous, je lui ferais la peau. Écrire un livre de A à Z, c'était long et fastidieux. Et lui s'était permis de jouer avec ça. Cette histoire aurait eu sa place dans un roman, pas dans la vraie vie ! Je n'avais pas écrit depuis longtemps mais je sais que je n'aurais jamais accepté qu'on s'amuse avec l'un de mes récits. Au fond, chaque écrivain et écrivaine laissaient une part d'eux-mêmes dans leurs œuvres. Une part qu'on ne peut jamais récupérer. C'est une donation invisible qu'on offre volontiers à ceux qui nous lisent.
La voiture se stoppa devant l'entrée de la plus grande forêt aux alentours de notre ville ; la seule à notre connaissance à posséder une cascade. Le parking en terre ne comptait que quelques voitures, les rares courageux qui, comme nous, avaient bravé l'air hivernal pour s'aventurer dans l'espace vert.
— Tu penses que le manuscrit est caché prêt de la cascade ? demandai-je en observant la vieille carte à l'entrée.
— C'est plus que probable. De toute façon, il y a peu de chances qu'on se soit trompés d'endroit. Sa première énigme était très simple, déclara l'écrivaine en me faisant un clin d'œil.
— Chut ! Pas si fort, il pourrait t'entendre. Il ne manquerait plus qu'il se vexe et déplace le manuscrit.
— Pourquoi ? Tu penses qu'il se cache derrière les arbres ? Ou alors, c'est peut-être une nymphe des forêts et elle nous entend partout où la nature s'étend... s'enorgueillit-elle en chuchotant.
Je secouai la tête. Hope resterait toujours Hope.
— Ou alors c'est un elfe, m'amusai-je avec un sourire narquois.
— Tu crois aux elfes ?! s'exclama-t-elle avec un petit cri perçant.
— Non.
— Pff... Quel homme ennuyeux tu fais là, mon champignon.
Je la poussai doucement avec mon épaule. Elle contre-attaqua en sautant sur mon dos avec délicatesse pour ne pas me faire tomber. Même dans nos moments de détente, j'avais l'impression qu'elle me préservait. J'avais envie de me frapper. Une feuille frêle et fragile, voilà à quoi je me faisais penser. Mais ma folle de meilleure amie ne me laissa pas le temps de broyer du noir. Toujours sur mon dos, elle serra la cuisse, me poussant à avancer.
— Allez, plus vite ! Direction la cascade ! ordonna-t-elle en désignant le chemin devant nous.
— Je ne suis pas un cheval.
— D'accord. Tu es mon champi-cheval. En avant petite monture ! Tu fais un piètre cheval.
— Et toi, un chevalier en carton.
Sans lui laisser le temps de répondre, je me mis à courir, la secouant dans tous les sens. Son rire résonna dans les sous-bois, réveillant la faune et la flore. J'aurais bien fait le clown toute la journée pour l'entendre quelques minutes de plus. On suivit le sentier pendant plus d'une heure, écoutant les bruits de l'eau pour nous orienter. Il n'y avait pas beaucoup de chemins différents, pourtant j'étais persuadé que nous nous étions trompés une fois ou deux de route.
La cascade finit par apparaître devant nous. Le bruit de l'eau dévalant la roche et se diffusant dans notre environnement monopolisait notre ouïe. C'était agréable. Ça sentait l'humidité et la mousse. J'avais toujours été un grand citadin mais je savais que Hope était très nature. C'était le genre d'endroit dont elle était amoureuse.
— C'est si beau... Tu ne voudrais pas devenir peintre pour me dessiner cet endroit ? me demanda mon amie, le regard perdu dans le ciel.
— Pourquoi tu ne le ferais pas, toi ?
— Je ne sais pas dessiner. À chaque fois, ça ne ressemble à rien. Et je n'ai pas la patience d'apprendre.
Je ris sous cape, avant de me mettre à inspecter les environs. Hope sortit la photo de sa poche. C'était exactement la même cascade. Mais comment savoir où se trouvait le prochain indice ? Les yeux perdus dans la verdure nous entourant, on se mit en quête d'un signe ou de quelque chose qui pourrait nous indiquer ce qu'on cherchait précisément. Une boîte étrange attira mon attention en haut d'un arbre, juste à côté de la cascade. Il était difficile d'accès mais je me lançai dans son ascension. C'était une caisse rouge, assez grande pour contenir le manuscrit. Je me dis que c'était trop facile, pourtant l'espoir perça mon cœur. N'avait-il pas parlé de plusieurs lettres ? Peut-être avait-il changé d'avis.
— Tu l'as trouvé ? cria Hope à l'autre bout de la clairière.
— Oui. Approche, nous allons l'ouvrir.
J'attendis que mon amie arrive à mon niveau pour ouvrir la boîte. Un soupir déçu m'échappa en avisant le contenant. Comme toujours, les méchants ne choisissaient jamais la facilité.
— J'aurais préféré que ce soit ton manuscrit. Et une lettre. Comme ça, il aurait été lu et toi tu aurais pu passer à autre chose, marmonnai-je.
Hope me prit la boîte des mains, les sourcils froncés. Elle sortit une lettre cachetée et, bien sûr, anonyme. Il ne perdait rien pour attendre, ce charlatan.
— C'était juste une balise. Avec de nouveaux indices et une énigme. Un peu comme une véritable enquête ! glapit-elle en brandissant la lettre.
— Comment peux-tu encore trouver ça amusant, Hope ? Il va nous mener encore longtemps en bateau, ce voleur ?
— Allons, Liam. Ce n'est pas grave. On aurait dû se douter que ça ne serait pas aussi simple que ça. On va trouver la deuxième balise, avec autant de réussite que la première !
Pas du tout gagné par l'enthousiasme de mon amie, je pris quelques secondes pour faire le point sur la situation. Nous aurions simplement dû aller voir la police – peut-être qu'à force, j'arriverais à faire baisser le besoin d'aventure de mon amie pour lui faire réaliser l'ampleur du problème. Mais je me ravisais instantanément à cette pensée. Hope n'avait pas besoin d'avoir moins d'enthousiasme ou moins de joie de vivre. Elle était assez grande pour savoir ce qui était bon pour elle et sa carrière. Je serais le prudent et elle l'aventurière.
Je pris la lettre de ses mains et entrepris de la lire à haute voix.
À côté de la lettre, une page d'un livre arrachée. Nous n'avions pas grand-chose de plus mis à part le mot « fin » écrit dessus.
— La dernière page d'un livre ? Pour quoi faire ? me demanda Hope.
— Un indice. Pas forcément évident.
Je tournai la page. Une inscription écrite à la main à l'arrière.
« Au commencement, il y avait des mots, des lignes et un livre. »
Hope fronça les sourcils. Elle prit la page du livre pour l'observer consciencieusement. Les mots tournaient dans ma tête mais je ne savais pas vraiment où il fallait commencer les recherches. Contrairement au premier indice, nous n'avions rien, pas même le lieu.
— Il va falloir qu'on réfléchisse à tête reposée. Pour le moment, ça ne mène à rien, déclarai-je.
— Tu as raison. De toute façon, tant qu'il ne nous amène pas dans un recoin sombre, je suis prête à tout.
Je souris devant la vieille peur de mon amie. Même adulte, le noir continuait de lui donner des sueurs froides.
— Rentrons et nous aviserons dans les jours à venir. L'un de nous aura peut-être une idée, conclus-je en l'invitant à avancer.
Sa mine triste attira mon attention, preuve qu'elle était déçue malgré ce qu'elle disait. J'étais sûr que cette quête l'aurait bien plus amusée si ce n'était pas son travail qui était mis en jeu. Ma main trouva sa manche que je crochetai pour la tirer et la serrer contre moi. Elle logea sa tête contre mon torse, près de mon cou et dans un souffle, relâcha la pression accumulée dans ses épaules. Le temps passa autour de nous sans nous perturber, simple spectateurs de nos doutes.
— Nous allons le retrouver, dis-je simplement.
— J'en suis sûre. Tu es avec moi. Il n'y a que du bonheur dans mon cœur quand tu es là.
Je baissai la tête pour rencontrer son regard, légèrement humide de larmes pas encore formées. Son sourire me manquait déjà. Je voulais la garder près de moi éternellement comme ça. Mais alors que je me préparais à la laisser s'écarter, l'impensable se produisit. La femme dont j'étais fou amoureux et dont je me sentais illégitime depuis plus de dix ans, se colla un peu plus et m'embrassa.
Pas un effleurement de peau.
Un baiser.
Brutal.
Instinctif.
Qui me vola tout.
Trop sonné, je ne réagis pas. Ne répondis même pas à son baiser. Hope se recula, les yeux légèrement écarquillés.
Du regret ?
— Je... Je suis désolée, je ne sais pas ce qui m'a pris... Jamais je n'aurais dû agir sans te demander avant... Je... Qu'est-ce que j'ai fait... chuchota-t-elle.
Je restais là, planté devant elle, sur une corde raide – incapable de réagir. Si je bougeais, j'avais peur de me briser pour toujours. De détruire la seule chose que je chérissais dans ma misérable vie. Parce que si Hope me retirait son amitié, je n'étais plus rien. Une épave sans rocher pour s'accrocher, sombrant dans une mer de douleurs et de maux.
— On devrait rentrer. On a encore de la route, finis-je par dire, espérant recoller les morceaux.
Parce qu'il fallait que je réagisse avant qu'elle ne prenne peur etqu'elle disparaisse. Agir avant qu'il ne soit trop tard. Ce baiser ne voulaitrien dire. Jamais Hope ne me choisirait.On ne peut pas aimer quelqu'un comme moi lorsqu'on a peur du noir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top