En haut de la pyramide

Je m'avançai entre les bureaux de mes collègues, une pile de papiers entre les mains. La conversation que j'avais eue avec Hope avait beau remonter à la semaine dernière, elle me trottait toujours dans la tête. J'alternais donc entre remise en question, lassitude et nervosité. Sans parler du repas de famille qui approchait. Dès demain, j'allais devoir me présenter et faire bonne figure à table pendant que tous les regards seraient tournés vers mon si formidable frère. Je passais une main anxieuse dans mes boucles brunes, un vieux tic que j'avais depuis l'enfance. Comme si secouer mes cheveux allait faire tomber les poussières négatives qui m'encombraient.

— Liam !

Mon regard rencontra celui d'Agathe, la secrétaire du dirigeant du cabinet comptable. Une des seules personnes avec qui je m'entendais bien ici. Elle restait légèrement envahissante parfois et un brin trop curieuse mais elle n'était pas méchante. Et c'était aussi l'une des seules à s'être montrée accueillante à mon arrivée.

— Tu es libre ce soir ? On a prévu de tous aller boire un coup à la sortie du boulot.

Cette proposition me surprit. Je n'avais pas pour habitude de me faire de nouveaux amis. Je pris le temps de réfléchir un instant à cette proposition – surtout pour faire le point sur mon état de fatigue. En fin de semaine, je pouvais rarement me permettre de trop tirer sur la corde et j'avais déjà fait un malaise deux jours auparavant. Malgré mes réticences, je me rendis à l'évidence, ce serait sûrement la seule occasion que j'aurais de me rapprocher de mes collègues.

— C'est très gentil de proposer. Ce serait avec plaisir mais je ne peux pas rester longtemps.

Hope devait me rejoindre chez moi ce soir ; je savais qu'elle m'attendrait le temps qu'il fallait pour que je sociabilise un maximum. Une moue contrariée m'échappa alors que je l'imaginais déjà faire le ménage et remplir mon frigo – elle me ménageait toujours trop. Sans m'attarder de trop, c'était une belle occasion de faire des rencontres ; mes journées seraient peut-être moins longues après ça. Moins solitaires.

Dix-huit heures étaient déjà passées lorsque je franchis le seuil du lieu de rendez-vous en desserrant ma cravate. J'avais pris un peu de retard sur mon dossier et j'étais donc le dernier arrivé. Le bar était plongé dans une pénombre chaleureuse, éclairé par des lumières tamisées qui baignaient les lieux d'une lueur dorée. Les murmures des conversations, les rires et les verres qui s'entrechoquaient créaient une ambiance animée et légère, en contraste avec le monde extérieur. Des étagères en bois foncé garnies de bouteilles scintillantes s'étendaient le long du mur derrière le bar, offrant une variété tentante de boissons alcoolisées pour tous les goûts.

Je m'assis avec mes collègues autour d'une table ronde. Ils me saluèrent tous poliment mais mis à part Agathe, je ne connaissais personne. Nous étions une bonne dizaine et je saisis très vite que j'avais affaire à des habitués de ces sorties. À travers les conversations joyeuses et les rires qui résonnaient autour de moi, je me sentais déconnecté. Je jouais distraitement avec le bord de mon verre, laissant les glaçons cliqueter doucement. Mes muscles étaient un peu engourdis et mes articulations douloureuses – la fatigue persistante de fin de journée m'étreignit, comme si je n'avais pas dormi depuis une semaine.

Les paroles de mes collègues semblaient flotter autour de moi, parfois difficiles à saisir, comme si elles étaient étouffées par un voile lointain. Je n'étais plus aussi sûr que cette sortie soit une bonne idée ; j'aurais mieux fait d'écouter mon instinct et de rentrer rejoindre le calme de ma maison. Un soupir agacé m'échappa. J'étais agacé de devoir me plier en permanence aux volontés de mon corps. C'était pas faute d'essayer de l'ignorer.

— Alors Liam, parle-nous un peu de toi ! Une semaine que tu es là et nous ne savons quasiment rien du petit nouveau !

L'homme qui venait de s'adresser à moi était bourru et nonchalant. Son air goguenard et le ton paternel qu'il venait d'employer ne me le rendait absolument pas sympathique. Mon instinct me trompait rarement.

— Il n'y a pas grand-chose à dire. Je suis un petit jeune de vingt-cinq ans tout droit sorti de l'école et sans expérience dans le milieu du travail.

Pas la meilleure tactique d'approche... J'avais mal joué mon coup en me dénigrant et me rabaissant – surtout qu'il puait la condescendance depuis l'autre côté du bar. C'était une vieille habitude dont je peinais à me défaire. Ces choses-là avaient la dent dure.

— Allons, tout ne tourne pas autour du travail. Tu n'as rien à raconter, une femme dans ta vie, une aventure délirante à nous partager ?

C'était frappant. Je ne me sentais pas du tout à ma place parmi ces gens, dans cette conversation banale qu'ils devaient sortir à tous les nouveaux venus. C'était affreusement réducteur et profondément vieillot comme façon de parler. Pas plus tard que l'année dernière, c'était un homme qui partageait ma vie. Je n'aimais pas ces personnes qui se prononçaient sur n'importe quel sujet avec l'assurance de ceux qui ont trop souvent normalisé ce qui n'aurait pas dû l'être. Et si on avait le malheur de les corriger, ils balayaient notre injonction d'un revers de main comme si elle ne méritait pas d'exister. Si Hope avait été là, elle serait tout de suite partie dans un grand discours piquant comme elle savait les faire. Mais je n'avais ni sa fougue ni sa ferveur. Surtout pas sa patience.

— Rien d'aussi... riche comparé à tous les sujets que vous avez abordés jusqu'à maintenant, dis-je avec un petit sourire.

Éviter le conflit. Rester poli. Faire taire la petite voix au fond de moi qui voulait mettre le feu au bar et rentrer retrouver quelqu'un qui en valait vraiment la peine. Je jouais distraitement avec mon verre, faisant rouler le reste de mon jus de pomme sur les rebords dans un roulis apaisant.

— Et ces cicatrices, tu ne vas pas nous faire croire que tu les as pas eues sans être sorti d'une maison en flammes en héros !

Je fronçai les sourcils, cherchant les cicatrices qu'il venait d'évoquer.

— Allons, Jean ! Ne fais pas attention, Liam, il n'a aucune manière, le réprimanda Agathe.

Je suivis son regard sur mon corps jusqu'à rencontrer les taches brunes qui parsemaient ma peau. Un goût amer envahit ma bouche et mon visage se ferma instantanément. Les seules cicatrices que je possédais étaient invisibles ; celles laissées par le temps, les remarques, les regards. Celles qui chaque jour me rappelaient que je n'étais pas comme les autres – que ma santé était défaillante et qu'à cause d'elle, on me traiterait toujours différemment.

— Vous voulez parler de ça ? demandai-je en montrant mes bras. Eh bien, à vrai dire, je n'ai vraiment rien de fantasmagorique à vous raconter pour abreuver votre curiosité mal placée, mais ces tâches n'ont rien d'une cicatrice. Elles sont juste les marques de la maladie que je couve.

Agathe eut un léger mouvement de recul ; suffisamment voyant pour que je le remarque et que ça m'agace. Je fermais les yeux un instant, repoussant la déception qui envahissait mon cœur. Le plus triste, c'était que je savais qu'il n'y avait aucune malveillance dans son attitude. C'était le résultat d'idées reçues, ancrées dans l'inconscient.

— Et pour ta gouverne, ce n'est pas contagieux. Mais ça permet de tenir à distance les gens incultes et simplistes, lui assenai-je.

Je bus cul sec mon jus avant de laisser l'argent sur la table. J'avais eu ma dose. Ce n'était pas aujourd'hui que je pourrais créer une ambiance de travail convenable. Peut-être ne le pourrais-je jamais. Mon médecin m'avait mis en garde, beaucoup de métiers m'étaient inaccessibles à cause de ma faiblesse musculaire et de ma fatigue chronique. Il n'avait cependant pas parlé des difficultés à socialiser. La santé mentale était trop souvent secondaire.

Sans un regard en arrière, je pris la direction de ma voiture, furieux d'avoir sacrifié mon début de soirée pour rien. J'arrivai chez moi agacé, claquant la porte et balançant mes chaussures sans douceur contre le mur. Appuyé contre le plan de travail, je tentais de me calmer en faisant le tri dans mes pensées. Cela ne servait à rien de ruminer ; je n'étais même pas surpris. Mais cette situation me pesait justement car elle était récurrente. Une émotion que je n'avais pas ressentie depuis le lycée serra ma gorge. Solitude.

L'impression que jamais personne ne comprendrait ce que je vivais. Qu'on minimiserait toujours mon histoire. Deux petites mains passèrent de part et d'autre de mon torse pour m'envelopper et une tête s'appuya contre mon dos.

— Tu t'es fait insulter par des trolls ou c'est le sort d'un sorcier de mauvais augure qui t'a mis dans une telle humeur ?

— Vraiment Hope, je suis pas du tout branché sur tes blagues pourries.

— Bon alors, reste là à bougonner. Moi je vais continuer mon film.

Elle voulut retirer ses mains mais je la coinçai entre mes bras. Sans hésitation, je pivotai pour lui faire face, mon regard perdu dans ses prunelles noisettes. J'étais fou d'elle – depuis ma plus tendre enfance, alors même que la signification de l'amour m'était inconnue. Plus jeune, notre avenir commun avait été une certitude à mes yeux. J'avais tout prévu, lors d'une soirée déguisée, voyant les choses en grand. Une demande inspirée de nos plus beaux romans d'amour. Mais pour ça aussi, ma maladie avait tout foutu en l'air et avait contrecarré mes plans. Ou peut-être avait-elle été une bonne excuse pour cacher ma lâcheté. Et si j'étais le seul à vouloir ça ?

Un sentiment d'indignité s'était emparé de moi sans que je n'arrive à m'en défaire. Dans l'incapacité de faire autrement, j'avais laissé la vie faire, la regardant continuer son chemin de son côté. Envier chaque femme et homme qui avaient eu la chance de partager un bout de son coeur. Parfois, la peur m'avait habité lorsqu'ils avaient tenté de polir le diamant brut qu'elle était par tous les moyens, quitte à lui faire perdre de la valeur. Mais fort heureusement, Hope était loin d'être le genre de personne qu'on pouvait changer. Modeler. Non, avec elle, il fallait faire avec. Mais ce n'était pas moins déchirant de se sentir indigne d'elle au point de préférer la voir avec quelqu'un d'autre. Sans franchir le pas.

Hope ne m'avait pas quitté des yeux, cherchant à me percer à jour. Et je ne doutais pas qu'elle y arriverait. Elle était la meilleure analyste, en toutes circonstances. Ou me connaissait-elle trop bien ? À mon tour, je pris le temps de la détailler. Ses cheveux dorés ondulaient sous la lumière blafarde de la cuisine. Ses joues, naturellement rouges, lui donnaient un air de petite fille. Beaucoup prétendaient pouvoir la faire rougir en toutes circonstances, sans se rendre compte que sa peau ne variait jamais de couleur. De toute façon, j'étais persuadé que rien ne pouvait faire rougir Hope Cavaletti.

Je voyais parfaitement de l'endroit où j'étais, à quelques centimètres de son visage, les reflets jaune et vert qui habillaient ses iris ainsi que les taches de rousseur ressortaient sur sa peau blanche. Je la dépassais d'une tête et pourtant je me sentis minuscule quand elle me lança ce regard noir.

— Arrête de bouder, champignon. Demande-toi seulement si ces gens en valent la peine.

— Ce sont mes collègues, je me devais d'essayer...

Elle soupira.

— Tu y tiens vraiment à ce boulot, hein ?

— Oui, Hope. C'est le boulot de la dernière chance. Je suis à court d'options.

— Une pensée si triste pour un cœur aussi souffrant que le tien...

Elle se dégagea avant de repartir s'asseoir sur le fauteuil. Je détestais voir cet air abattu sur son visage. Peut-être que je la surprotégeais mais c'était une façon pour moi de la préserver du monde morne qui nous entourait réellement. Je préférais me sacrifier pour nous deux. Préserver cette flamme qui brûlait en elle en permanence et qui rendait la vie des gens plus belle.

— Je nous ai commandé des pizzas ce soir. Et j'ai ramené une bouteille de jus de banane, dit-elle en s'affalant un peu plus sur le fauteuil et en sortant une boîte de caramel.

— On a quelque chose à fêter ?

Elle me sourit et son visage reprit des couleurs.

— Oui ! J'ai une grande annonce à te faire en avant-première.

Je lui rendis son sourire avant de me jeter à ses côtés. Elle me tendit un caramel que je pris entre mes lèvres.

— Dans deux jours, j'ai rendez-vous avec mon éditrice pour lui donner le dernier manuscrit que j'ai écrit. Liam, cet écrit, c'est l'écrit d'une vie ! Un véritable chef-d'œuvre. Si mes autres livres ont eu du succès, celui-là en aura deux fois plus ! À mes yeux, il vaut tout l'or du monde. Si je réussis mon coup, il fera partie des meilleurs l'an prochain.

Je ne l'avais jamais entendu parler de l'un de ses livres de cette façon. Au contraire, elle avait plutôt l'habitude, une fois l'œuvre écrite, de ne plus pouvoir la voir en peinture. Son attitude nourrit ma curiosité. J'aurais voulu le lire dans la seconde.

— Vraiment ? De quoi il parle ?

— C'est un secret ! L'un des secrets les mieux gardés du moment. J'y ai fait une petite allusion dans une interview aujourd'hui, juste pour teaser mes lecteurs et les réseaux sociaux sont déchaînés ! Ils font tous un million de suppositions différentes, il y a même des théories du complot. Je suis vraiment super excitée, comme dans la peau d'une chanteuse prête à faire son entrée en scène ! Et je veux que tu sois le premier à le lire! Je t'emmène le manuscrit demain soir, après ton repas de famille. Histoire de te remonter le moral. Un vrai VIP.

Je l'embrassai sur la joue, le cœur réchauffé par sa joie de vivre et son excitation. À chaque sortie d'un nouveau livre, j'avais le droit de le lire avant tout le monde, parfois même alors qu'il n'était pas terminé. J'aidais du mieux que je pouvais Hope, la conseillais, modifiais avec elle les passages les plus mauvais. Mon amie avait évolué et je l'avais observée devenir meilleure de jour en jour. Sa plume s'affinait, son esprit maniait de mieux en mieux les mots. Plus le temps passait, plus je voyais le talent de Hope grandir. Et ça m'emplissait de fierté.

— J'ai hâte ! Ça me remontera le moral après mon passage dans la famille Addams.

— Fais attention, un plat est vite empoisonné.

Je ris avant de secouer la tête.

— Alors il va falloir que tu passes la soirée à me donner toutes tes petites astuces pour que je garde la vie sauve.

Elle approuva sans se départir de son sérieux.

— Je vais te faire une liste des venins et des poisons les plus souvent utilisés ainsi que les antidotes. Tu seras prêt, soldat, pour affronter la journée de demain ! Dans un premier temps, les langues de vipères. Les plus terribles. La solution est simple : les ignorer.

Je fis mine d'écrire ses phrases sur ma main, l'air grave.

— Et si ça m'est impossible ?

— L'évacuation des lieux est une solution radicale et presque valable pour tous les empoisonnements de l'esprit. Certains parlent de fuite, moi je préfère parler de survie et d'intelligence d'esprit.

Je secouai la tête avant de la pousser gentiment.

— De toute façon, j'ai toujours nos messages codés prêts à l'envoi.

— Un SOS et je débarque avec mon fusil d'assaut. Tu verras, on va gérer cette journée comme des chefs.

— Je n'en ai jamais douté.

Parce que je ne doutais jamais de rien avec cette fille. Rien n'était insurmontable pour elle. Si on la jugeait sans la connaître, on pouvait penser qu'elle était naïve et volatile. La vérité était qu'elle accordait juste très peu d'intérêt aux choses qui n'avaient pas d'importance dans sa vie. Elle ne s'encombrait pas de faux semblant, de sourire hypocrite ou de parole désobligeante. Elle avançait dans sa vie à toute allure et n'attendait jamais personne. À aucun moment elle ne regardait en arrière. Hope vivait à cent à l'heure sans un seul moment de répit.

On passa la soirée à lire au calme dans la chambre, jugeant ensemble les personnages principaux d'un roman fantasy. Je m'endormis l'esprit apaisé et le cœur joyeux, toutes les armes en main pour affronter la journée du lendemain.

*****

Ce ne fut qu'une fois devant la porte de la grande maison de mes parents que l'apaisement s'envola pour laisser place à une chape de plomb dans mon estomac. Je n'avais aucune envie d'endurer ce qui allait suivre.

— Liam, tu es en retard ! Entre donc, nous avons commencé avec les entrées.

Ma mère me poussa dans la fosse aux lions sans aucune pitié. Mon père ne m'accorda pas un regard quand mon neveu me sauta dans les bras. Théo était bien le seul à ne jamais avoir pris de distance avec moi. Il était encore trop jeune pour être influencé par les idées bien arrêtées des adultes.

— Tonton ! J'avais hâte que tu sois là ! Je t'ai fait un dessin !

Je souris avant d'ébouriffer la chevelure blonde du garçon, héritage maternel.

— Théo, laisse donc passer ce pauvre Liam ! Nous t'avons gardé une place face à ton frère, me dit ma mère en récupérant la petite tornade.

Je m'assis sans faire d'histoire ; je n'avais pas prévu de faire de vagues, comme à mon habitude. Je venais, mangeais et repartirais comme j'étais venu. Personne ne m'adressait la parole de toute façon. Et c'était très bien comme ça.

— Bien, maintenant que nous sommes tous réunis, je vais enfin pouvoir faire notre grande annonce. Nous allons très prochainement accueillir une petite fille parmi nous ! s'exclama mon frère avec fierté.

Comme si c'était une surprise. Et c'était pour cette simple annonce qu'on m'avait fait venir ici. Ma mère, trépignant de joie, applaudit avec ses mains.

— Que le ciel m'en soit témoin, je suis sincèrement heureuse pour vous ! Une petite fille alors ça, si ce n'est pas une chance. J'ai toujours rêvé d'avoir une petite fille dans cette famille ! s'extasia-t-elle avec trop d'entrain.

— C'est vrai que de nos jours, être un homme ne veut pas dire avoir une vie convenable. Alors pourquoi pas une fille.

Le grognement de mon père n'échappa à personne, me figeant sur place. Ce n'est que la première remarque. Il débutait avec du sexisme, ce n'était pas vraiment une surprise. C'était devenu une habitude depuis ces dernières années – après mon échec en Droit. Personne ne lui répondit et la conversation continua comme si de rien n'était. Ainsi allaient les choses dans la famille des Addams. Ce nom de famille que j'avais en horreur depuis qu'on m'avait mis délibérément à l'écart. Me faisant me sentir comme un étranger parmi les miens ; pour quelques tâches sur le bras, une fatigue accrue et des envies qui divergeaient de ce qu'on avait prévu pour mon avenir.

— Comment se passe ton nouveau travail, mon frère ?

Et voilà le moment où le grand Philippe se sentait obligé de faire la conversation avec son pauvre petit frère. Pathétique.

— Formidable.

— Des ouvertures professionnelles intéressantes ? Peut-être des échelons à gravir rapidement ?

C'était toujours comme ça avec mon frère. Il voyait le pratique et la hiérarchie avant le bien-être et le plaisir. L'argent, c'est tout ce qui avait toujours compté dans cette fichue famille. Je ne lui en voulais pas. Mais je peinais à y trouver de l'intérêt.

— C'est encore trop tôt pour voir aussi loin.

— Il faudrait avoir de l'ambition pour ça. Et ne pas se cacher derrière ses cachets, répliqua mon père en grognant.

Je serrai les poings, contrôlant mon envie de me lever et de partir de cet endroit toxique. Je veux être partout sauf ici.

— Comment se porte Hope ? Nous ne l'avons pas vue depuis si longtemps ! Tu aurais pu lui proposer de venir ce midi, s'enquit ma mère.

Ma meilleure amie était adorée de tout le monde. Ma mère n'échappait pas à la règle. Derrière son sourire enjôleur et ses battements de cils, elle arrivait à mettre n'importe qui dans sa poche. La reine des entourloupes, pour mon plus grand plaisir.

— Elle travaille sur un nouveau projet. C'est top secret, dis-je sans pouvoir réprimer mon sourire.

— J'espère que c'est une nouvelle romance. La dernière m'avait totalement charmée. Je préfère ce genre de bouquin aux livres fantastiques plein de sang et de guerres qu'elle nous sort parfois, dit-elle avec une moue.

— Il faut de tout pour faire un monde, avançai-je en me servant de l'eau.

C'était les mots exacts qu'elle lui aurait répondus.

— C'est vrai. Une date de sortie de prévue ?

— Je viens de te dire que c'était top secret maman.

Ma mère souffla.

— Hope nous l'aurait dit, à n'en point douter.

— Et toi, Philippe, comment ça va au boulot ? dis-je pour changer de sujet.

Mon frère adorait son travail. Une fois lancé sur le sujet, plus personne ne pouvait l'arrêter. De quoi passer le temps jusqu'à la fin de ce déjeuner sans avoir à parler ou à suivre la conversation. Je regardai discrètement mon téléphone sous la table, lisant en souriant les messages d'encouragement de mon amie.

— Ta bonne éducation s'est perdue à quel moment mon garçon ?

Je relevai les yeux sur mon père, surpris de son intervention. Il ne me parlait jamais directement. Comme si c'était se déshonorer que de m'adresser la parole.

— Au même moment où ma famille s'est mise à me traiter comme une verrue purulente, je suppose.

Ma réplique m'avait échappé avant que je n'en saisisse la portée. Le silence régna dans la pièce, seulement perturbé par le bruit des couverts de Théo curant son assiette. Ma mère se racla la gorge, cherchant une porte de sortie à une conversation qu'elle ne supporterait pas. Elle était comme ça en permanence, fuyant les conversations sérieuses et les sujets houleux. C'était très lâche de sa part et ça dénotait très clairement son manque de discernement. Comme toujours, les choses qui fâchaient, on n'en parlait pas. Sa phrase fétiche. Mais quand est-ce qu'on me prenait en considération, moi ?

— Jamais personne n'a agit comme ça, allons, déclara mon frère.

Encore du Phil tout craché. Jeter de la poudre aux yeux. Traiter sa vie personnelle de la même façon impartiale qu'il le faisait devant une cour.

— Mentez-vous à vous-même si ça vous chante. Ça ne changera pas ce qui a été fait.

— Tu comptes faire ta victime maintenant ? répliqua de façon mordante mon père.

— Oh, ça non. Mais il faudrait que tu connaisses un minimum ton fils pour savoir qu'il est bien le dernier à attendre quelque chose de toi.

Mon téléphone vibra dans ma poche. Hope venait sûrement de répondre à mon dernier message – un appel à l'aide en bonne et due forme. Il fallait que je trouve un moyen de mettre fin à cette discussion et sortir de cette maison avant de perdre mon assurance.

— Alors, mon garçon, c'est d'affection dont tu as besoin ? C'est d'attention ? C'est pour ça que tu as loupé ta vie ? Ta maladie a bon dos. Tu abandonnes tout avec une telle facilité que s'en est pitoyable.

— Ça aussi, c'est la dernière chose que je souhaite. Tu sais, à cause de ma maladie, tu m'as toujours trouvé faible et fragile. Je n'ai peut-être pas une santé de fer mais je compense avec un esprit fort. Mais ça, tu ne le vois pas car ça ne correspond pas à tes attentes. Alors, fous-moi la paix, papa. Je n'ai pas besoin de tes paroles blessantes. Continue à faire comme d'habitude : m'ignorer et te demander pourquoi cette maladie n'est pas assez mortelle pour te débarrasser une bonne fois pour toutes de ton maigre et pathétique fils.

Ma mère laissa échapper un hoquet de surprise et la fourchette de mon frère lui échappa pour rebondir sur le sol. Mon père ouvrit grand les yeux et la bouche mais je me levai déjà de table. Mon téléphone n'avait de cesse de sonner dans ma poche, vibrant sous les appels incessants de l'écrivaine.

— Bon, si vous en avez fini, je pense qu'il vaut mieux que je parte. Je n'ai plus ma place ici depuis longtemps, je pense. Ne vous sentez pas obligé de me faire revenir à votre prochain repas de famille.

Je m'approchai de mon neveu que j'embrassai sur le front.

— Tu sais où me trouver, mon bonhomme, si tu as besoin d'aide. Tu as gardé mon numéro ?

L'enfant me montra la petite voiture qui ne le quittait jamais. Un papier se trouvait emprisonné dedans. Je souris devant ce petit malin avant de me diriger vers la porte en décrochant mon téléphone. J'entendis la chaise de Phil racler le sol mais personne ne me suivit.

— Hope, tout va bien, c'était une fausse alerte.

— Je suis désolée, je... hoqueta-t-elle.

Mon amie pleurait. Toute ma colère tomba au fond de mon estomac, me prenant au dépourvu. Et fut rapidement remplacée par la panique.

— Tu vas bien ? Où es-tu ? J'arrive sur le champ.

— Je suis chez moi, je n'ai rien, ne panique pas. Ça peut attendre la fin de ton repas.

— Il est fini. Je suis en route. Que se passe-t-il ?

— Écoute, vraiment ça peut attendre et....

Ma mère sortit derrière moi à ma suite.

— Liam ! Attends, tu ne peux pas partir comme ça.

— Si je peux. Et je vais le faire. J'en ai ma claque des masques que vous portez tous, de votre fausse empathie et de vos jugements continuels. Je n'ai pas choisi d'être malade. Ni de ne pas aimer le Droit. Et là tu vois, j'ai quelque chose d'important à faire. Alors passe une bonne après-midi maman.

Je montai dans ma voiture sans un regard de plus pour ma famille, sous l'influence de l'adrénaline et de la douleur que ce repas avait réveillé comme à chaque fois.

— Oh là là, Liam, mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Les trémolos dans la voix de mon amie me laissaient entrevoir la crise de panique qui la traversait, même à travers le téléphone.

— Hope. Dis-moi, tentai-je pour la canaliser.

— C'est mon manuscrit. On me l'a volé.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top