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               Quand Charles redescendit dans le salon, celui-ci était désert. Les infirmiers avaient dû se retirer en attendant le diner, laissant Clarisse dresser la table. Le meuble s'étendait à travers la grande pièce, recouvert d'une trentaine d'assiettes en carton doré au milieu desquelles émergeaient deux chandeliers. Les cierges rouges fondaient peu à peu, la cire comme des gouttes de sang, éclairant la nappe argentée de leur faible lueur. Le reste du mobilier avait été poussé pour laisser de la place. Les fauteuils se retrouvaient alors près du sapin, enlacés par les branches vertes, et la table basse se tenait dangereusement près de la cheminée, les flammes jetant leurs ombres mouvantes sur le plateau de bois. Charles traversa doucement la pièce, presque religieusement, impressionné par son silence d'église. Il contourna ainsi la table, lançant des regards inquiets autour de lui, s'attendant à voir surgir un démon à tout moment. Son genou heurta un tabouret et Charles étouffa un gémissement de douleur. Le meuble vacilla et la crèche qui la surmontait chuta. L'étable miniature se brisa dans un bruit rappelant celui d'un orage, et les santons décolorés se dispersèrent sur le parquet. L'homme grimaça, fixant craintivement les petites figurines, comme s'il venait d'attirer les foudres de dieu. Des bûches claquèrent dans la cheminée comme des coups de feu, faisant sursauter Charles qui lâcha un léger cri. Finalement, il respira profondément, ferma les yeux, et continua sa route jusqu'à l'autre bout de la pièce, les lattes craquant sous ses pas lents. Il arriva enfin devant la porte blanche de la cuisine, n'osant pas se retourner de peur de se retrouver devant une scène infernale, des créatures démoniaques dansant autour de la grande table, un banquet funèbre. Il posa la main sur la poignée, son cœur bondissant dans sa poitrine, et ouvrit sèchement la porte. Il fut aussitôt inondé de lumière. Charles mit alors une main devant ses yeux, ébloui. La cuisine était une petite pièce aux meubles blancs immaculés et aveuglants. Des effluves de divers aliments flottaient dans l'atmosphère, s'infiltrant dans toutes les narines, et l'infirmière Clarisse venait tout juste de mettre la dinde au four, les mains encore fourrées dans des maniques. Lorsque l'homme entra, elle se retourna sèchement, comme surprise en pleine faute. Après un court moment de légère stupeur, un sourire se dessina sur ses lèvres et elle demanda, enlevant les gants colorés :

« Cela s'est-il bien passé avec votre sœur ? »

Charles resta un instant silencieux et lâcha seulement un soupir discret. Alors que la jeune femme affichait un visage inquiet, comprenant que la réponse était négative, il expliqua :

« Elle ne veut pas fêter Noël... »

L'infirmière Clarisse soupira à son tour et baissa la tête, désolée. Charles compléta sa phrase :

« Pas avec vous, en bas... »

Le visage de l'infirmière se releva vivement, affichant un regard surpris et peiné :

« Vraiment ? Mais pourquoi ? »

L'homme haussa les épaules. Il savait que la femme était déçue, qu'elle avait mis toute sa vie dans cet établissement, laissant de côté famille, amants et amis. Il comprenait sa déception et quand elle hocha la tête avant de plonger ses doigts délicats dans une pâte à pain qui attendait sur le plan de travail, Charles était persuadé qu'elle retenait des sanglots. Il le comprit en remarquant que ses yeux brillaient, comme deux grosses billes blanches, et qu'elle serrait la mâchoire à s'en briser les dents. Il la laissa un instant pétrir la pâte visqueuse, l'étreignant et la frappant avec une énergie impressionnante, et osa poser avec hésitation une question :

« Ma sœur vous chante-t-elle souvent une chanson ? »

Les mains dans la pâte se stoppèrent.

« Une chanson qui commence par quelque chose comme « Dans la maison...

— ...de ma tante... »

La jeune femme avait complété les paroles, fixant le vide d'un regard affolé. Lorsqu'elle se tut, elle garda la bouche légèrement ouverte, estomaquée. Charles, étonné de la réaction de l'infirmière, affirma :

« Oui, c'est ça... Elle vous la chante souvent ? »

Clarisse ne bougea pas, restant dans un silence effrayé. Après un instant qui parut interminable à Charles, elle posa sur lui un regard plein de détresse et suffoqua ces mots, les yeux noyés de larmes :

« Si vous saviez comme je tiens à elle... Sa place est ici, parmi nous, auprès de moi... Alors, je vous en prie, ne vous posez pas de question... Elle est entre de bonnes mains, je vous assure, de bonnes mains... »

L'homme, perplexe, hocha nerveusement la tête, reculant doucement vers la porte. La jeune femme essuya ses larmes avec son tablier et replongea ses mains dans la pâte, toujours remuée par quelques sanglots.

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