Pour l'histoire de ma vie (AST)

« Qu'est-ce que c'est que cette merde ?!? »

Je pousse un profond soupir. Je n'ai pas été assez clair la première fois ?

« Ce n'est pas assez évident ? J'ai dit « non », Matteo. Je n'irai pas à ce symposium avec toi. Dois-je le répéter en norvégien ou en italien pour que tu me comprennes ou est-ce que l'anglais te suffit ? »

Matteo croise les bras devant mon fauteuil. Visiblement, il ne compte pas me laisser m'échapper. Je croyais que tu savais comprendre un non ? Je m'attendais à mieux de ta part. Alors pitié, ne me fais pas ton caca nerveux sur mon refus, avant que je ne m'énerve vraiment. J'ai mieux à faire que de me disputer avec toi, et sincèrement, je n'en ai aucune envie.

Sauf que visiblement, le joyau de l'Italie n'a aucune envie de cesser de me casser les couilles.

« Ça, j'ai compris, merci, il gronde. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'hier encore, tu as acheté les tickets avec moi, on a même vérifié ensemble si c'était accessible pour ton fauteuil ! »

Il est vrai que depuis que je me suis retrouvé coincé en dehors d'un congrès de virologie à cause de vilains escaliers et d'un mépris profond des organisateurs, et que le soir suivant une épidémie d'H1N1 ne touchant mystérieusement que lesdits organisateurs a éclaté dans le bâtiment en manquant de faire des dizaines de victimes, on fait beaucoup plus attention à l'accessibilité.

Ce n'est cependant pas ce qui semble agacer Matteo.

Ce dernier se penche vers moi, et je dois consacrer toute mon énergie à ne pas reculer dans mon fauteuil, ou faire quelque chose de plus regrettable.

« Ce que je pige pas, Andersen, c'est pourquoi tu as décidé d'un coup de ne plus y aller juste parce que je t'ai laissé entendre que c'était un date. Merde, c'est même pas supposé être si important ! Le symposium de physique quantique est quand même censé être une foutue priorité, quoi, maintenant tu veux plus y aller parce qu'il y a une minime chance pour que je te tienne la main ?! Explique-moi, bordel ! »

Pourquoi expliquer ? Tu as très bien compris toi-même. Je ne veux pas te donner de faux espoirs, j'en ai assez fait comme ça et ma vie s'étiole comme un fil de corde. Je n'ai aucune envie de céder à mes désirs à tes dépens. Tu mérites mieux que ça.

Et si tu me rendais la tâche plus facile, tu souffrirais peut-être moins.

Je pousse un profond soupir, tourne mon fauteuil. Ou devrais-je dire que je tente de tourner mon fauteuil. Parce que Matteo profite de son bras prosthétique pour coincer ma roue sans se faire mal, ce salopard.

« Oh non, tu t'enfuiras pas. Pas avant de m'avoir donné une bonne explication. J'ai fait quoi de mal, nom d'un chien ? Dis-moi au moins où j'ai merdé avant de me faire la gueule !

— Lâche mon fauteuil avant de te faire mal.

— Freïr. S'il te plaît. »

La douleur dans sa voix est palpable.

Et bien malgré moi, je sens quelque chose craquer dans ma poitrine.

Pourquoi c'est lui qui se sent responsable ?

Pourquoi l'impression qu'il est sur le point de pleurer m'arrache tant le cœur ?

Qu'est-ce que je fais de mal ?

Je soupire. Le laisse retourner mon fauteuil, me place face à lui.

« Pour la énième fois. Ce n'est pas de ta faute. Je ne vois juste pas l'intérêt d'entretenir une histoire qui finira bien trop vite. Quel intérêt si tu me survis des années ? »

Il a les paupières qui tremblent. Je ne suis pas assez fort pour supporter ça. Merde.

Il est vraiment doué, le con.

Et le sang qui perle de la lèvre qu'il se mord n'aide pas à me convaincre.

« Je pourrais mourir avant toi.

— Très improbable.

— Mais possible. Enfin, c'est pas mon point, il grommelle. Je vais pas supporter longtemps cette connerie, mec. Tu peux pas être distant quand ça t'arrange. Faire le gros costaud qui cache ses désirs, ça aide pas beaucoup quand t'as ta langue dans ma bouche plus souvent qu'il ne le faut, hein ? »

J'ai un petit rire.

« Sans offense, mais tu es quand même le plus costaud de nous deux. Tu m'as bien regardé de près, Matteo ?

— Oh, ça oui~ Hem. Mais pas le sujet. »

Profond soupir. Lui et sa libido. Je le vois rougir à vue d'œil. Mais il a raison, ce n'est pas le sujet.

« Peu importe, je soupire. Le sujet, c'est que je n'aurai pas l'occasion de vivre ces... Désirs pleinement. Pourquoi m'en préoccuper ? L'introspection, ce ne sera pas pour cette vie.

— Eh là, commence pas à sortir des trucs pareils le mois de la Pride. C'est homophobe.

— Tu n'étais pas hétéro y'a encore quelques années ? »

Son regard se fait plus dur.

« Ouais, et maintenant je le suis plus. La faute à qui, hein ? Et franchement, j'aimerais bien profiter de ma bisexualité découverte si seulement le mec qui me plaît ne passait pas son temps à me faire du on-and-off pour un prétexte à la con. Quoi, qu'est-ce qui te bloque, t'as peur que l'arc-en-ciel vienne t'abîmer les poumons ?

— Ce n'est pas ça–

— Alors c'est quoi, merde, il s'exclame. Je vais pas te refiler quoi que ce soit, et t'as autant de chance de raccourcir mon espérance de vie que ton frère de danser la gigue à poil ! à moins que je sois un jouet pour toi, un exutoire ?!

— Matteo–

— Nan mais tu peux le dire tout de suite si c'est ça, il crache, les larmes aux yeux, je t'en voudrais pas ! Au moins c'est clair, et puis tu serais content, hein, j'arrêterais de te casser les couilles, tu pourras avoir ton petit amusement dans ton coin–

Je ne suis pas censé avoir le droit d'aimer, merde !!! »

.

.

.

Et meeeeeeeeeeeeeeerde.

J'ai fait une grosse gaffe. Une très, très grosse gaffe. Le genre de gaffe qui colore bien les tempes en rouge. Bon sang, si je commence à agir comme mon frère, ça ne va vraiment pas le faire. Sauf que c'est sorti tout seul. Je ne sais même pas d'où viennent les mots. Je ne sais même pas si je les ai pensés un jour. Pourtant, je n'ai pas l'impression d'avoir menti.

C'est sans doute ça le pire.

Quoique, non. Le pire, à la réflexion, c'est que je crois que j'ai coupé le sifflet à Matteo. Qui est encore plus écarlate que tout à l'heure, et ouvre et referme la bouche à intervalles réguliers, me regardant avec ses yeux de merlan frit. Celle-là, il ne me laissera pas l'oublier.

Matteo cligne des yeux. Lève un doigt, tremblant, pointé vers ma personne.

« ... C'est une confession, ça ?

— Et si c'en était une, je soupire, me pinçant l'arête du nez. Quelle importance. Confession ou pas, sentiments ou pas, fierté ou pas, ça ne change rien. Je n'ai pas le temps pour l'amour, je n'ai pas le temps pour mon identité, je n'ai pas le temps pour ça.

— Non, non non non non non. Tu ne t'échapperas pas avec une pirouette, cette fois. Dis-moi si c'est une confession. »

Il va vraiment pas la laisser couler, hein ?

Je soupire. Il a raison, je ne m'en tirerai pas avec une pirouette, cette fois.

« ... Si par là tu demandes si je t'aime, la réponse est oui. »

Je ne m'en tirerai pas avec quelques mots.

Je ne m'en tirerai pas avec un refus.

Je ne m'en tirerai pas en lui brisant le cœur.

Matteo cligne des yeux. Encore plus rouge, si c'est seulement possible.

« ... C'est pas possible...

— Et ça change quoi, je grommelle, amer. Ce que j'ai dit se tient toujours. Les Andersen vivent peu et meurent jeunes. Moi plus que les autres. »

Mes poings se serrent sur mon fauteuil.

« J'ai passé l'intégralité de ma vie à mettre de côté ma vie personnelle. Parce que j'ai compris que je n'allais pas vivre longtemps et que je n'aurai pas le temps pour tout. Alors quitte à accomplir quelque chose, autant que ce soit mon œuvre scientifique.

— Et c'est en refoulant tout ça que ça va changer un truc ? Franchement, c'est idiot. Assume un peu.

— je ne suis pas « refoulé », je réplique, froidement. Je suis parfaitement conscient de qui j'aime et comment.

— Ouais, mais tu t'interdis des trucs, c'est du pareil au même. »

Je lève les yeux au ciel.

« Je ne le fais pas par honte–

— J'vais te dire un bon truc, mec. Toi et moi, on vivra pas longtemps. Je le sais depuis que j'ai perdu mon bras droit, pour moi, et j'crois t'es assez clair là-dessus. Mais justement, c'est pas le but, profiter de la vie ? Vivre au maximum ? Faire rentrez quatre-vingts ans dans trente ou quarante ?

— C'est clair que toi, tu le fais très bien.

— Eh oui, moi je suis assez un génie pour balancer mes thèses et profiter de la vie en même temps, c'est ce qu'on appelle le talent. Après, si t'as pas ce genre de don, je peux comprendre, personne m'arrive à la cheville ! »

Le coin de ma bouche se relève.

« Vantard.

— Ah nan, je ne dis que la pure vérité. Après, si tu veux me prouver le contraire, j'suis là et open pour tout ce que tu veux tenter– »

Décidément, il n'en loupe pas une. On vient d'avoir une conversation on ne peut plus sérieuse, comment fait-il pour passer du coq à l'âne aussi vite ?

Après, c'est peut-être en grande partie ce que j'aime chez lui.

« Après ce que l'on vient de se dire ? Je ne sais pas si c'est une très bonne idée, je souris, amusé. C'est encore sur moi que ça va tomber.

— Oh, ça te tombera dessus que si tu me fais encore le coup de la barrière mentale après ce que je viens d'entendre, parce que là c'est clair que je vais pas te lâcher d'une semelle. Si t'es prêt à faire un effort, je vois pas pourquoi ça reviendrait te mordre le cul à ma place–

— T'es lourd, Matteo.

— Eh, j'essayais d'être drôle ! »

Je soupire. Tends mes mains vers son col.

De toute façon, au point où j'en suis, autant que j'embrasse ma perdition.

« Tu sais quoi ? Oublie ce que j'ai dit. Allons-y, à ce symposium, dans le sens que tu veux le prendre.

— C'est moi que tu veux prendre où tu vas encore me la mettre à l'envers dans le mauvais sens–

— Pitié, Matteo, la ferme. »

De toute façon, j'ai déjà un moyen très efficace de le faire taire.

Profiter de la vie, hein. De toute façon, je ne peux plus revenir en arrière, pas vrai ? Les mots sont dits, et il n'a pas besoin de me les redire, j'ai déjà sa propre réponse, dans le rire qui le prend pendant que je ramène son col vers moi, ou la chaleur de sa main gauche dans le creux de mon cou.

Essayer de le fuir ne sert pas à grand-chose de toute façon. Il me rattrape toujours. Et je crois que j'ai bien envie d'essayer de le laisser marcher à côté de moi.


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