Pour l'histoire de ma fierté (1) (AST)
« Comment t'as su ? »
Je relève la tête de mon livre, pour la tourner vers Lan Yue, qui est assis sur mon lit. Iel a une pile de mes propres ouvrages à la main. Pour chercher de l'inspiration, à ce qu'il paraît. J'espère que ce n'est pas Mareva qu'il compte draguer avec, elle est totalement imperméable à ça.
« De quoi ?
— Que t'étais pas giga hétéro. Je suis curieuxe, un peu, iel rigole. On dirait que t'as toujours été le plus queer d'entre nous, pourtant, ça vient pas de nulle part... »
Tiens donc, c'est que ça pose les questions personnelles. Je ne peux pas m'empêcher de pouffer. Je ne peux pas réellement lui en vouloir d'être curieux, on se demande tous, à un moment, comment nos amis en sont arrivés au point où ils en sont. Surtout les plus fiers dans un monde qui n'en est qu'au début de son acceptation de nous.
Je repose mon livre avec un petit sourire, et m'allonge sur mon lit, à côté d'ael.
« Petit curieux...
— Oh, ça va hein. Tu racontes les histoires des autres, d'habitude, tu peux bien parler un peu de toi, c'est de bonne guerre... »
Je rigole de nouveau.
« Touché. Mais j'ai peur que l'histoire soit un peu décevante. Au risque de te surprendre, j'ai toujours su que j'étais un panier à fruits sur pattes. »
Lan Yue pouffe, et me file un coup de coude. Mais visiblement, iel veut toujours l'histoire, vu qu'iel pose les livres qu'iel porte et s'assied plus près de moi, les yeux fixés sur mon visage.
L'histoire...
Par où commence l'histoire de ma découverte de soi ?
« j'ai grandi assez isolé, je souris. T'as pu voir la gueule de ma famille, c'était pas trop le genre à vouloir me faire côtoyer des gens. Mais, et très étonnamment, ils n'ont jamais rien dit de mal sur la communauté queer quand j'étais gamin, en tout cas rien qui ne m'a réellement marqué. Ce qui fait que je n'ai jamais fait d'hétérosexualité compulsive.
— Petit veinard, il ricane. On a pas tous cette chance.
— Je n'en doute pas. Mais j'ai eu d'autres problèmes, quand même. Mes parents m'apprenaient à écraser les autres, pas à les aimer. Je n'ai eu aucun exemple d'amour, à part le leur. Et après, bon, c'était les deux ans d'hôpital. Je les ai passés avec des infirmières adorables et les patients en onco et en géria qui n'hésitaient pas à me raconter leurs histoires d'amour quand je demandais. Beaucoup étaient gays, ou bi, ou même trans. J'ai eu un aperçu de la diversité de l'amour avant même de me rendre compte que ce n'était pas normal. »
C'est encore un souvenir que je chéris, quelque part. Le véritable début de ma carrière d'écrivain, pas celui quand j'ai donné à mon docteur mon manuscrit taché de sang. Ces moments de félicité passés dans les chambres des patients en gériatrie, qui n'étaient que trop heureux de recevoir de la visite et parler à l'enfant toujours prêt à les écouter.
J'ai entendu tellement de choses pendant cette période. Je ne sais pas laquelle des histoires m'a rendu passionné de la romance, mais à mon avis, elles y avaient toutes leur part.
Lan Yue se penche vers moi. Ael a un sourire moqueur, démenti par ses yeux qui brillent.
« Le chouchou des petits vieux ! Et après tu t'étonnes de développer un daddy/mommy kink !
— Oh, la ferme, blâme plutôt mes mommy issues, je ricane. Tu veux la suite de l'histoire ou pas ? »
Iel hoche la tête avec un large sourire. Ça me fait rire intérieurement. C'est ça, essaie de te moquer de moi alors que tu fais l'enfant qui se presse devant la drag queen qui lui raconte une histoire, je te vois. Et je ne peux réellement te blâmer. Comparé au reste de ma vie, l'histoire de mon identité est une jolie histoire.
L'hôpital n'en est que le prologue.
« Ça m'a aidé à découvrir tous types d'amour, je continue. Mais pas vraiment à savoir ce qui clochait avec moi. J'avais l'impression d'être le spectateur, tu sais ? Vu que je n'avais jamais rien vécu de tel, jamais eu d'amis, juste des conteurs. C'est d'autant moins facile quand tu te révèles aro.
— Tu l'étais déjà, à cette époque ?
— Ouh, là, oui. Je ne connaissais juste pas le terme. Je me sentais déconnecté de tout ça, mais encore assez naïf pour ne pas souffrir de cet état de spectateur. Et puis bon, après, il y a eu Saint-Cyr, et... »
Je soupire. Saint-Cyr, à la fois ma première expérience de mon identité et de ceux qui la rejetaient. Ça a été compliqué de me construire au milieu de tout ce bordel, et j'avais encore la chance d'être sûr de moi dans mon genre. Je n'ose imaginer ce que ça a été pour Willy et Elaina. Ou Judicaël, et Valéry.
Lan Yue fait la grimace.
« Ouais, Saint-Cyr, je vois l'emmerde... Judi en parle, des fois. Il a fait profil bas tellement fort que ça l'a bien détruit. Et il avait Valéry, lui...
— Oh, je n'étais pas tout seul tout le temps, je pouffe. La première année, j'ai tenu grâce à un sacré bon groupe de potes. Faudra que je te présente Sven à l'occasion, tu comprendras pourquoi.
— Oh t'inquiète, je connais le bonhomme. Sora en parle, des fois, vu qu'il est dans sa promo ! Il est trop cool, le mec ! C'est toujours le premier à l'emmerder gentiment sur sa queerness, mais genre, les blagues font du bien, d'après Sora, ça le change ! »
J'éclate de rire. Ouais, pas de doute, c'est bien le Sven que je connais, ça.
« Voilà. Et il n'y avait pas que Sven. On était bien queers, entre nous huit, sans parler de Sharon. Du coup, j'avais mon petit safe space pour expérimenter avec Thibs. Ça faisait du bien d'être celui qui vivait plutôt que le spectateur, pour une fois. »
Ça n'a duré qu'un an, mais je pense que c'était la meilleure année de mon adolescence. Même en comptant 2015 et 2016, d'une certaine manière. Je me suis senti vraiment heureux, entouré de gens comme moi, de gens qui aimaient mes histoires, et me voyaient vivre l'histoire. Parfois, je me dis qu'on a vraiment pas besoin de plus.
« Déjà gay à onze ans, ricane Lan Yue. Je sais même pas pourquoi je me posais la question.
— oh, franchement, c'était pas le gay le problème, je réplique sur le même ton. Juste le fait que je ne savais pas que ce n'était pas la norme. Ce que je vivais avec Thibs ne me paraissait pas différent de ce que je vivais avec Sharon, et ma perception d'elle n'a pas changé lorsque j'ai appris qu'elle était une femme. M'a fallu attendre 2015 pour que je découvre les mots qui me correspondaient avec Louna. A partir de là, je les ai plus lâchés. Comprendre faisait trop de bien.
— C'est pas tant découvrir, pour toi, du coup, me dit Lan Yue. Juste comprendre.
— Ouaip. Je suis passé de déconnexion à fier en passant par l'incompréhension, je rigole. Mais le gay, ça par contre, il était bien là, et j'ai pas eu à le cacher une seconde. Mais assez parlé de moi. Ton tour, maintenant !
— Eh là, c'est pas du jeu, se récrie Lan Yue. T'en connais déjà la moitié !
— Ouaip, mais je veux l'entendre quand même, je ricane en me redressant. Allez, Lan Yue, crache le morceau, sinon je vais devoir le forcer hors de toi ! »
Dis-je en agitant les doigts, prêt aux terribles chatouilles. Ce que Lan Yue voit très bien, autant de ma posture que de mon rictus, vu qu'iel se lève d'un bond de mon lit, un de mes livres à la main en guise d'arme diabolique, prêt à m'assommer au son de ses rires.
« Même pas en rêve, les chatouilles, crevard ! Pour ça, faudra déjà que tu me chopes, l'unijambiste ! »
Ça me fait ricaner encore plus. Ah, tu me mets au défi ? Viens voir un peu par là qu'on voie qui le gagne !
***
Le pins bleu, jaune et rose repose dans sa main ouverte, sous nos regards circonspects. La poussière le recouvre, vestiges de son long séjour dans un carton abandonné, pourtant, les couleurs en sont toujours aussi vives, toujours aussi éclatantes.
Sans doute le plus éclatant d'entre nous trois.
Maylis m'a demandé de l'aider dans son déménagement. Elle voulait avoir son appartement à Tokyo, après une désastreuse expérience de l'internat de la Réserve. C'était une occasion pour moi de renouer avec mon passé plus proche, puisque Gabriel comme Amell m'évitent toujours dans les couloirs, même après deux ans. Et certes, nous nous sommes plus ou moins réconciliés. Mais il y a toujours cette tension, entre nous deux.
Les choses ne redeviendront pas comme avant, entre elle et moi. Notre relation a amené avec elle trop de cicatrices. Pour moi, bien sûr. Mais, et j'ai mis beaucoup de temps à l'accepter, pour elle, aussi.
« Regarde ça, elle soupire. Un vieux souvenir de la Pride. Du temps où je me pensais pansexuelle, comme toi. J'en étais si fière... Si fière de ce mot qui ne me correspondait même pas.
— C'est vraiment le moment d'avoir des regrets ? Je grommelle. Je veux dire, à l'époque, c'était ton mot. Tu sais le nombre de phases par lesquelles la moyenne des gens passent ? Gabriel a mis du temps avant de se reconnaître homme transgenre !
— Sois gentil, ne me parle pas de Gabriel. Je lui en veux toujours. »
Compréhensible. Moi aussi, je lui en veux. Mais visiblement, ce n'était pas le point de Maylis, qui pousse un profond soupir, caresse de ses doigts la surface vernie du pins, en enlève un nuage de poussière. Je manque d'éternuer, mais elle n'y fait pas attention. Son regard est focalisé sur le drapeau peint sur la broche.
« Pourtant, il y en a qui savent tout de suite ce qu'ils sont. Tiens, regarde-toi. Quinze ans, et tu savais déjà que tu étais pansexuel et polyamoureux. Et tu n'as jamais changé, alors que tu n'avais rien à nous prouver, elle soupire. Moi, je devais être celle qui rassurait les nouveaux, qui leur disait qu'il y avait un mot pour eux, que tout allait bien. Et pourtant, pas moyen d'en trouver un pour moi. »
Sûr de moi ? Oui, sans doute, je l'étais. D'un certain côté, j'avais déjà eu mon premier copain, ma première expérience avec des hommes. J'avais mes mères pour me rassurer, m'aider à découvrir progressivement ce que je vivais, même si elles n'étaient pas très à l'aise avec les nouveaux mots. Je savais ce que je voulais, et je savais aussi ce que j'étais.
Ça ne m'a pas empêché d'être perdu d'une toute autre manière.
Mais qu'est-ce que vous voulez que je lui dise ? Elle était censée être la figure rassurante d'une bande d'ados paumés, et elle, elle n'avait personne. Ses parents étaient affreusement homophobes. Elle devait cacher sa présidence de notre asso tous les jours. Même avant qu'on ne sorte ensemble, j'étais un prétexte.
Ses yeux se voilent.
« J'ai fait tellement le tour des mots, bordel. Et chaque fois que j'en trouvais un, à chaque fois il prenait encore moins de sens. La seule chose dont je suis sûre, c'est que je t'ai vraiment aimé, Thibault. Tout le reste... C'est encore tellement flou, pour moi. »
J'ai un pincement au cœur. Je crois que c'est la première fois qu'elle parle aussi ouvertement de ce qu'elle éprouvait pour moi.
« Je sais pas quoi te dire, Maylis, je soupire. T'as raison, moi, j'ai trouvé mon terme. Donc bon, si je te dis que ça n'a pas d'importance, ça sonnerait faux, pas vrai ?
— c'est gentil d'y penser mais ouais, je veux pas entendre ça venant de toi.
— M'en doutais. Après, j'ai eu d'autres problèmes. »
Elle a un rire amer.
« Ah ça, je te jette pas la pierre. Je sais que vivre son polyamour avec la sale histoire de tromperie de tes mères, c'était pas la joie, et je suis vraiment honteuse d'en avoir rajouté derrière. Et je sais aussi que c'est pas facile d'être fier de soi quand on a passé tout son temps de découverte à s'autodétruire via les relations. Mais je sais pas. Pour moi, c'est un tout autre sujet. T'as vécu de sales moments, Thibault, elle soupire. Mais c'était à cause des gens autour, de moi, de tes mères, de Gabriel, d'Amell, et ainsi de suite. Moi, ça ne venait que de moi. Je n'avais personne à blâmer pour mes problèmes. »
Je reste silencieux. Elle a pas vraiment tort, sur ce point, et ce, même si une partie de moi crève d'envie de lui reprocher ma descente finale dans les Enfers, elle qui m'a fourni la dernière poussée. Mais ça serait contre-productif.
Elle me manque. Pas en tant que copine, je suis comblé sur ce point, mais en tant qu'amie, en tant que personne qui m'a donné les mots, qui m'a donné la fierté. Qui malgré son manque de support a été le mien pendant toute mon adolescence.
Et lui reprocher des erreurs qu'elle essaie d'amender ne nous aidera ni l'un, ni l'autre.
« J'ai vu tellement de termes, pendant ces dernières années, elle rit, toujours de son ton triste. J'ai été bisexuelle, pansexuelle, lesbienne, je me suis même demandée si je n'étais pas, tout compte fait, hétéro. J'ai tenté de me définir asexuelle, aromantique, puis les termes les plus précis du spectre. J'ai tout essayé, et rien ne m'a vraiment convenu.
— j'espère bien que c'est pas moi qui t'ai rendue asexuelle, ça va faire un coup à mon ego, » je ricane, sur le ton de la plaisanterie.
Elle pouffe, et me file un coup de coude.
« Nan, t'étais juste pas terrible au pieu, et je peux même pas te jeter la pierre, je t'aidais pas des masses. En plus, de ce que j'entends de ton mec, ça a l'air de s'être bien arrangé. Presque envie de tester de nouveau pour voir l'amélioration...
— C'est ça compte-là-dessus, je ricane. Ça serait trop chelou. Et j'avoue que j'ai pas envie de savoir ce qu'Emerens raconte sur mes exploits au pieu, s'te plait.
— Ouais, t'as raison, ça ferait bizarre. Et crois-moi que je découvre des trucs sur toi que je savais pas...
— Oh non, la ferme ! J'ai déjà assez avec Seo-jun et Lan Yue qui me cassent les couilles, t'y mets pas aussi, Maylis ! »
Elle éclate de rire. Je la suis bien volontiers, toute tension évaporée, même pour quelques instants. Ça fait un bien fou.
Malheureusement, ça ne pouvait pas durer. Elle finit par se calmer, et pousse un profond soupir. Ses doigts se referment sur le pins.
« Tu sais, j'suis contente que tu l'aies retrouvé. Vraiment.
— T'étais méga jalouse, pourtant, à l'époque.
— Je l'étais. J'étais terrifiée que tu me quittes pour lui s'il revenait dans l'équation, et derrière, je t'enviais d'avoir su si tôt, d'avoir vécu si tôt un amour dont tu pouvais être sûr. Mais bon, au final, je me suis sabordée toute seule. Et c'était sans doute pour le mieux, pour toi comme pour moi. »
Elle a un léger sourire. Avant d'attraper ma main et d'y déposer le pins, refermant mes doigts autour de sa surface vernie.
« Tiens, pour toi. Ce n'est que justice. Je t'ai trouvé ton mot, autant que je te laisse ma fierté. »
Le pins pèse lourd dans ma main. Cela faisait une éternité, je me rends compte, que je n'avais pas porté de preuves d'une quelconque fierté ; Et c'était uniquement des drapeaux arc-en-ciel, ceux de ma mère, puis ceux du club. C'est la première fois que j'ai entre les mains le drapeau pansexuel. Mon drapeau.
C'est étrange. Mais en même temps, ça me rend heureux.
« Merci, Maylis. Vraiment. »
Elle sourit. Son regard n'a plus rien d'amer.
« De rien. »
***
« Comment tu fais ? »
Je me tourne vers Kichiro, assis dans un fauteuil. Il a les yeux fixés sur un article de journal, où un drapeau s'étale en gros plan. Même sur la photo en noir et blanc, je reconnais le drapeau arc-en-ciel.
C'est vrai, on est en juin. Les Prides commencent. Emerens prépare celle d'Hope's Peak avec le reste du conseil des étudiants, et déjà je vois partout dans les couloirs toutes les couleurs de la fierté. Naïs m'a contacté il n'y a pas longtemps pour un drag show. On prépare une king&queen performance, ça va être drôle, sachant qu'on est tous les deux gays comme des pinsons dans la mauvaise direction.
Par contre, je me demande bien ce qui justifie la question de mon boss, aussi petit ami depuis maintenant un an. Ou ses sourcils froncés.
« Comment je fais pour quoi ? »
Kichiro soupire.
« Pour être si sûr de toi. Partout autour de nous, il y a des arc-en-ciel et de la joie, pourtant, je lis des détails d'agressions queerphobes tous les quatre matins. J'ai peur de te tenir la main dans la rue, parce qu'il est inacceptable pour le représentant de l'Amérique d'être vu faisant preuve d'homosexualité. Pourtant, toi... Tu continues de t'afficher, et je ne te vois jamais aussi heureux que lorsque tu peux affirmer haut et fort que tu es gay. »
Et que je t'aime, je rajoute intérieurement, pour moi. Mais je sais qu'il a les mots sur le bout de la langue, et je ne compte pas le forcer à s'exprimer. C'est déjà un miracle qu'il me pose cette simple question.
Je pose la théière que j'étais en train de laver, avant de me diriger vers lui. De près, je peux voir ses dents serrées. L'article de journal ne semble pas lui avoir fait de bien.
« Tu te demandes comment je fais pour supporter la pression ?
— On va dire ça comme ça. »
Je m'assieds à côté de lui, ma main offerte, pour qu'il puisse la prendre quand il le veut. Mais il ne le fait pas. Son corps entier est crispé. Comment peut-il maintenir un tel ton calme en étant au bord de la crise d'angoisse ?
Doucement, je décrispe ses doigts autour du journal, avant de le poser à côté de moi. Assez de mauvaises nouvelles pour aujourd'hui, patron.
« C'est pas facile tous les jours, je te l'accorde. Quand j'entends ces histoires sur mes camarades qui se font agresser, je me dis que moi, j'ai de la chance de pouvoir me défendre contre tout et n'importe quoi. Mais c'est justement pour ça que je veux pas lâcher d'un pouce. Parce que c'est mon combat. »
Les yeux de Kichiro se plissent. Je le vois fixer le vide où se trouvait le journal un bon moment.
« ... Est-ce que je suis lâche de ne pas vouloir lutter ?
— Nan. Toi, t'as un autre combat, patron. Moi, j'ai grandi dans un milieu qui m'acceptait tel que j'étais, au milieu de potes encore plus gay que moi. Oui, oui, c'est possible, je pouffe devant l'air dubitatif de Kichiro. On commence tous quelque part. Moi, j'ai fait la paix avec mon homosexualité dès sa découverte. »
Kichiro soupire. De nouveau, je lui offre ma main, et cette fois, il la prend.
« Toi, je continue, il a fallu que tu luttes pour t'accepter toi-même. C'est pas de la tarte non plus, hein. Des fois, on peut pas lutter sur plusieurs fronts en même temps, tu vois ?
— ... Certes. Mais je ne comprends toujours pas comment tu fais. Cela n'est pas si récent, pourtant, ce que j'éprouve envers... Envers les hommes. Pourquoi est-ce que je me sens si bloqué quand je veux l'exprimer ? »
Je souris. Ah, là, là, mon pauvre patron constipé émotionnellement.
Ma main libre se tend, se cale contre sa joue, doucement. Il se laisse aller avec un petit soupir, ses mains toujours contractées autour de la mienne.
« T'as le temps, patron. On trouvera les mots d'amour plus tard. Quinze ans de répression émotionnelle, ça se brise pas en un jour, tu n'as pas un psy pour rien. Et je t'aime quand même, peu importe le temps que ça prend pour que tu te sentes à l'aise avec l'idée. Je t'ai attendu deux ans, je rigole, je peux bien attendre quelques années de plus... »
Le coin de la lèvre de Kichiro se relève en un simulacre de sourire.
« Je m'en veux de te faire autant attendre.
— Moi pas. C'est tout un processus, apprendre à se connaître. Et tu as mon soutien à toutes les étapes. »
Sa main se resserre sur la mienne.
« Je suis heureux, il finit par dire. D'avoir rencontré quelqu'un aussi patient que toi. »
Et moi, je suis heureux d'attendre, patron. Parce que tu en vaux la peine. Et que je sais que derrière le mur que tu te bâtis se cache quelqu'un qui a soif de la même liberté que moi.
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