Petits mots d'amour, partie 8 (AST)

Je ne peux plus sortir dans la rue.

C'est un peu évident, quand on y pense. Moi, un grand nom du streaming anglais et français, à plus de dix millions d'abonnés depuis que j'ai seize ans, désormais une célébrité, je ne peux plus sortir dans la rue sans me faire reconnaître, sans avoir la visite des fans qui veulent un autographe, sans me prendre en pleine face la preuve qu'on m'admire.

Et j'aime ça, d'habitude. Je ne m'en étais pas tant rendu compte avant aujourd'hui, mais ça me plaît, l'attention. Ça me plaît, quand les gens m'aiment, quand je peux interagir avec mon public.

Ça me plaît moins quand les gens me détestent.

Qu'est-ce que j'ai fait ? Une simple controverse, j'ai parlé avec un gars de la Toile qui s'est révélé être un pédophile sans que je le sache. Il a suffi de ça pour que le web s'enflamme. Et qu'au détour d'une rue je me rende compte exactement pourquoi je ne peux plus sortir.

Et maintenant, il se passe quoi ? Hôpital. Un énorme bleu sur la pommette, traumatisme crânien bien brutal, séjour d'une semaine au moins, et une nouvelle polémique que je ne peux pas gérer. Parce que je n'ai que vingt-deux ans.

Je n'ai que vingt-deux ans, putain...

Et le pire, sans doute, je crois que c'est les regards inquiets de Thibault et Mareva sur le côté de mon lit d'hôpital. Qui me regardent comme si j'étais une petite chose fragile.

Je ne veux pas être une petite chose fragile.

Mareva me tient la main à travers les draps et les perfusions. J'évite soigneusement son regard.

C'est Thibault qui est le premier à parler.

« Florian, il soupire. Ça peut pas continuer comme ça, mon gars. Tes fans deviennent dingues, c'est pire que des Dream stans.

— Je pense pas que ce soit mes fans, le problème...

— Si, mec, si. Ça s'enflamme des deux côtés, actuellement. Et tu peux pas calmer une foule pareille. Faut que tu te trouves des soutiens. Là, actuellement, la seule personne qui te soutient vraiment publiquement, c'est Reva. »

Ladite Reva me jette un regard aux abois. Je ne lui rends pas.

Je me renfonce dans mon lit d'hôpital.

« Des soutiens. Et ça va se trouver où, ça ?

— Frère, t'es au milieu d'Ultimes. Y'en a au moins un qui peut s'exprimer pour toi. »

Il pousse un profond soupir.

« Tu sais quoi ? j'vais chercher Emerens. Il va calmer le jeu.

— j'avais dit quoi sur le fait que je voulais pas de son aide, » je gronde, soudainement furieux.

J'étais très clair là-dessus depuis le début. Mareva a profité bien malgré elle de la popularité de son nom, et on voit où ça l'a menée. Alors, moi, je refuse, catégoriquement, de me faire pistonner par la notoriété du Romancier Ultime. Je ne veux pas être celui qui devient porté par son entourage.

Je voulais être reconnu pour mon propre travail.

Je voulais...

Qu'elle se rende compte...

Que j'étais quelqu'un.

Thibault serre les dents. Visiblement, il a au moins compris pourquoi j'étais si catégorique. Mais cette fois, contrairement aux fois d'avant, il ne cède pas.

« Non négociable, Florian. Je vais chercher Emerens. C'est pas une histoire de népotisme. C'est une histoire de je veux que mon frère ait une vie normale. »

Je tends la main vers lui. Bloquée par la perfusion, et Thibault qui s'éloigne de toute façon trop pour que je puisse l'en empêcher.

Mareva me serre doucement la main. Avant de le suivre dehors. Laissant la place à son grand frère qui visiblement n'attendait que le signal du mien pour rentrer dans ma chambre d'hôpital.

Il ne sourit pas.

« Salut, Flo.

— Mouaif, je grommelle en guise de salutations. Pourquoi tu viens t'embêter ? »

Il soupire, s'assied à côté de moi. Ne me touche même pas, se contente de me regarder avec le regard le plus sérieux que je n'ai jamais vu sur le visage d'Emerens van Heel.

Le silence s'installe, progressivement, lourd, gênant. Avant qu'Emerens ne croise les bras.

« Ecoute, je ne vais pas prendre position si tu n'en as pas envie. Je sais très bien que tu ne veux pas te payer l'image de celui pistonné par son beau-frère. Je veux juste qu'on parle un peu, tu veux bien ?

— Parler, ben voyons. Y'a rien à parler, je grommelle. Rien du tout.

— Rien ? »

Il secoue la tête.

« Florian, tu t'es retrouvé à l'hôpital à cause d'un hater. A ta demande, ma sœur et Liu ont caché ça à Mark, mais ni elle ni nous ne pourrons lui dissimuler ça très longtemps. Et Thibault a raison. Tu mérites une vie normale.

— Ma vie a cessé d'être normale depuis que j'ai neuf ans. C'est ça, ma normalité.

— Je connais ça, crois-moi. Justement. Je veux pas que ça t'arrive à toi. »

Ses yeux ne m'ont pas quitté. Plus sérieux que jamais.

Je crois que je n'arriverai pas à dire quoi que ce soit de plus.

Je ne peux même pas protester.

Tout ce que je peux faire, c'est me renfoncer dans mon lit de nouveau.

« ... Qu'est-ce que ça fait ?

— De quoi ?

— D'être toi. D'être tranquille. »

Il a un petit rire. Ironique.

« Tranquille n'est pas le mot que j'emploierais.

— Toi au moins, t'as jamais eu d'haters qui t'envoient à l'hôpital. Je ne sais même pas comment tu t'en traînes aussi peu. Comment tu fais ? »

Emerens pousse un profond soupir.

Sa main se pose sur la mienne, celle qui n'est pas perfusée.

« Je pense que c'est beaucoup de chance, de développement de l'image de celui qui s'en fout et un certain charisme. Mais le fait que je n'ai pas de haters ne m'empêche pas d'avoir des problèmes, Florian. On ne se construit pas une renommée internationale sans risquer de chuter du sommet. Une seule erreur, et le bouchon saute. »

Il secoue la tête.

« Ça demande un certain travail de conserver cette emprise sur la bouteille. Sans me faire grand utilisateur de métaphores.

— Regardez qui parle, je ricane. Le grand écrivain qui veut pas utiliser de métaphores, c'est comme un réal sans monteur. »

Je m'attendais à ce qu'il rigole à ma blague. Au lieu de quoi, ses doigts se resserrent.

« Sincèrement, Florian. Est-ce que ça va aller ? »

Je ne sais pas si c'est la question.

Ou l'air sincèrement inquiet de mon beau-frère.

Ou la pression de ses doigts sur ma main.

Mais quelque chose se brise.

Et deux secondes plus tard, je suis en train de sangloter, coincé dans l'étreinte du mari de mon frère, et sans doute mon plus ancien ami.

***

Ah, quelle poisse. J'me réveille encore le matin avec la gueule de bois sans avoir bu, et pourquoi je me réveille avec la gueule de bois ? Parce que tout le monde a passé la soirée d'hier a me courir sur le haricot, voilà pourquoi.

Ça donne mal à la tête de gérer la moitié des dysfonctionnels de cette foutue maison. J'ai besoin de me détendre. De me détendre en vitesse. Avant d'arracher le cœur de van Heel avec les dents. Quoique, je suis sûre que ça lui plairait, à ce salopard.

Du coup qu'est-ce que je fais, je tourne en rond dans la maison, en attendant que les médicaments agissent et que je cesse d'avoir envie de tuer tout le monde. Tout le monde travaille, en plus, j'ai pas de victimes sous la main, nom d'un chien. Le désavantage de travailler de nuit. Et par « travailler de nuit » j'entends « rafler tous les gains d'argent sale de parieurs véreux qui croyaient pouvoir faire fructifier leurs billets sanglants »

Ah, ça soûle, j'ai mal à la tête. Y'a pas de quoi s'occuper ici ?

Attendez une minute. J'entends comme qui dirait des croassements de corbeaux...

J'ai une idée.

Les corbacs sont pas censés être là. Si Reina vient dans notre partie de la maison et voit tout ce bordel, elle va hurler. Et c'est exactement ce qui m'intéresse.

La bouffe pour corbeaux, c'est pas compliqué à trouver. Wen Xiang en met un peu partout dans les frigos au cas où on devrait dompter des bestioles à plumes noires. Du coup, cinq secondes plus tard, je suis recouverte de petits corps croassant qui essaient de me picorer les cheveux.

Suivie de ma nouvelle armée, je me dirige d'un pas conquérant dans les couloirs. Sauf que j'avais pas anticipé la présence de leur ancienne générale. Qui vient de se pointer juste sous mon nez Spider-man style.

« Dis-donc, ça me pique mes bestioles ?

— Ils traînaient partout aussi, faut pas laisser tes jouets sans surveillance ! »

Le sourire de Sukina s'élargit. Je sais pas à quoi elle est pendue au plafond, mais j'espère que c'est le lustre juste pour que Reirei ait un truc sur quoi gueuler.

« C'est purement une stratégie pour voir combien de trucs ils arrivent à démolir. Les fous pas dehors, ils s'ennuient ! »

Ah bah comme moi, tiens. Et il me vient comme qui dirait une idée diabolique.

« Eh, tu sais quoi ? J'ai les clés de toutes les chambres. Je libère tes piafs si on se fait une petite excursion vols de trucs embarassants pour les mettre à des endroits innateignables ! »

Un ricanement s'échappe de la dresseuse de corbeaux. Que je reprends très vite.

« Deal ! On commence par qui ? »

Je sais pas, mais une chose est sûre, je crois que le manoir va être très animé ce soir.

***

Et qu'est-ce qu'on fait quand on a un jour de congé bien mérité ?

On profite d'un date multiple, on essaie de se reposer, on avance sur ses projets accessoires ?

Non, on s'inquiète sur son petit ami qui est à l'hosto parce qu'un salopard de hater n'a pas vu la nuance dans une interaction et qu'il ne peut pas se défendre et refuse, catégoriquement, qu'on le protège. Merde, Florian, l'indépendance, c'est pas le moment.

Du coup, Florian est à l'hôpital. A sa demande, je dois cacher ça à son putain de mec parce qu'il a peur qu'il fasse une crise de paranoïa et que ça reparte en couille. Liu est au courant, mais Liu a d'autres problèmes à gérer. A commencer par le retour de Nicomaque au Japon.

Et moi, la seule à m'être publiquement exprimée sur cette situation, je suis obligée de rester tranquille en termes de publications tant que la tempête ne s'est pas calmée, et comme Florian refuse toujours l'aide d'Emerens pour calmer le jeu, aucun espoir de voir la fin de cette histoire avant un bon moment. Donc je suis en congé forcé.

Ichiko est à côté de moi. Elle est débordée, avec sa quantité de copines, mais a quand même trouvé un peu de temps pour m'apporter des gâteaux de la part de Septima. C'est gentil. J'aimerais juste qu'elle cesse de me regarder avec cet air plein de pitié.

Ses bras entourent ma taille. Je la laisse faire. Mais son contact, son regard, tout me donne envie de me rouler en boule et de cesser d'exister juste pour quelques instants.

« Mon amour, t'es sûre que ça va ? T'as même pas touché aux gâteaux de Septima...

— Tout va bien, je soupire. Je devrais être contente, ça me fait toujours moins à faire...

— Ton mec est à l'hôpital, je m'inquiéterais si j'étais toi. Ne va pas me dire que ça te fait rien.

— Tu vas vraiment me faire la morale ? Je te dis que ça va aller, je grogne. Un congé, même pour une histoire aussi conne, c'est toujours ça de pris... »

La petite main d'Ichiko vient serrer la mienne. J'ai parlé rudement, mais vu sa tête, elle n'est même pas affectée. J'imagine qu'elle a pris l'habitude de mes sautes d'humeur.

C'est triste à dire, comme ça.

« Reva, tu sais, rien t'empêche d'être en colère.

— je suis pas en colère. J'en ai juste marre. Marre qu'au moindre faux pas toute la toile s'enflamme. Marre de même pas être capable de protéger mon copain. Marre que la vie sur Internet soit autant de la merde.

— Ouais, donc t'es en colère. »

C'était sans doute le mot à ne pas dire.

« j'ai pas le droit d'être en colère, putain ! Parce que si je suis trop en colère, c'est à moi qu'ils s'en prendront, à moi et à vous ! tout ce que je dis va être déformé, modifié, ils vont venir déterrer mon passé, me reprocher mon nom, qu'en sais-je, ils l'ont déjà fait à combien ? J'aime mon métier, et j'aimerais aimer ma commu, mais j'en ai ma claque qu'au moindre problème ça se finisse comme... ça... »

Je m'arrête dans ma tirade. Net. Parce que le visage terrifié d'Ichiko est un crève-cœur.

Cette dernière tend une main hésitante vers moi.

« Mareva... Tu sais que je t'aime, pas vrai ? »

Mes poings se serrent.

« Oui. Je sais. Et j'ai peur pour toi.

— t'sais, j'suis capable de me débrouiller toute seule, ma chérie. Puis s'il m'arrive un truc, j'ai mon père pour faire tampon. »

Elle pose sa main sur mon épaule.

« C'est pas à toi d'assumer la responsabilité de tout le monde. »

...

Mais qui le fera, si ce n'est moi ?

***

Pourrie-gâtée. Enfant perdue. Imbécile. Irresponsable.

Tu es ma plus grande erreur.

Pourquoi tu ne peux jamais rien faire ?

Pourquoi tu n'arrives à rien ?

J'aurais dû t'envoyer là-bas aussi.

J'aurais préféré que tu m'obéisses.

Tu n'as aucun intérêt.

Tu

N'aurais

Jamais

Naître

Un bruit de coups. Un hurlement. Des larmes. La douleur dans ma joue. Le froid d'une cave. La sensation du stylo entre mes doigts. Les cris. Les cris. Encore les cris...

« Elvira !!!! »

Un sursaut plein de la plus pure douleur.

Deux yeux roses qui me fixent, au-dessus de moi.

La brume qui se dissipe.

Je cligne des yeux. Une fois. Deux fois. Le visage de Lan Yue s'éclaire.

« Oh bon sang, tu vas bien ?!? »

Mes membres sont lourds. On dirait que j'émerge d'un sommeil de cent ans. C'est peut-être le cas, à la réflexion. J'ai mal partout, et je peine à me souvenir de la veille. Tout ce qui me hante... Tout ce que je vois... Ce sont ces foutus grands yeux désapprobateurs.

« ... Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Tu t'es mise à hurler dans ton sommeil, répond Lan Yue en me serrant contre luiel. Je crois que je t'avais jamais entendue crier aussi fort... »

Ah. Je vois. Un cauchemar. Encore un autre.

Ça y'est, je soupire intérieurement, les pensées pleines d'ironie. Je me paye le lot de traumatismes de la famille. On peut pas y échapper, pas vrai ? Même quand on ferme les yeux, même quand on essaie de vivre normalement dans une famille aussi pourrie, ça finit toujours, toujours, par vous revenir en pleine face.

Et maintenant je gueule dans mon sommeil comme la dernière des enfants après tout ce temps passé à essayer d'être adulte. Bravo, vingt sur vingt, Elvira.

Je me redresse dans mon lit. Lan Yue suit le mouvement, hésitant.e. Son regard balaie ma silhouette en sueur, mes doigts crispés sur ma couverture, ma poitrine qui se soulève erratiquement.

« C'est l'annonce de l'attentat qui te fout dans un état pareil ? »

Ah oui. L'attentat. Une bande de terroristes non-identifiés qui se sont ramenés au manoir Van Heel. Une petite dizaine de morts parmi les domestiques, Leonard gravement brûlé, des dégâts monstrueux. Damian van Heel en état végétatif. Et Adelheid van Heel clouée au lit par une tétraplégie foudroyante.

Coincés à l'hôpital, pas d'espoir de rémission, et incapables de faire quoi que ce soit d'autre qu'écrire leur testament.

Ils ne peuvent plus m'atteindre.

Alors...

Alors pourquoi...

Pourquoi ça me met dans cet état-là ?

Lan Yue me prend la main.

« Mon cœur ?

— je sais pas, Lan Yue... Je devrais être contente, non ? Qu'ils me fichent enfin la paix. Ou triste, parce que ça reste mes parents, mais... mais j'ai juste peur. Et je sais pas... Pourquoi j'ai peur.

— Nan mais ça se comprend, hein. Tes darons sont pires que le croque-mitaine, et je sais de quoi je parle, t'as vu la gueule des miens ? »

Ça m'arrache un léger rire un peu cassé.

« Je n'ai pas eu le plaisir de rencontrer mes beaux-parents... C'est à Reva qu'il faut demander...

— Oh franchement tu rates rien, c'est la même espèce de salopards. Enfin, tout ça pour dire que, c'est normal qu'ils te fassent encore peur, Elvira. Ils ont passé vingt-six ans à tout décider de ta vie, tout contrôler, tout. C'est pas des réflexes qui s'annulent comme ça.

— ... Je me sens stupide.

— Promis tu l'es pas. Et ça a pas de mal d'être une enfant un peu. »

Iel me serre dans ses bras. Je lui rends son étreinte.

« T'es sûre que tu veux une enfant comme petite amie ? Parce que ça... j'appelle ça... De la pédophilie...

— ça fait près de deux mètres et ça ose me dire que c'est pédophile de t'avoir fait plein de câlins et refilé un gosse dans le tiroir ? En plus j'suis pas mieux moi, j'suis sûr.e j'ai encre six ans d'âge mental. Soyons des pédophiles ensemble. »

Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire.

« Pourquoi c'est le truc le plus romantique que j'ai jamais entendu ? »

Lan Yue se rengorge, fier, un large sourire aux lèvres.

« Parce que j'suis trop fort, voilà pourquoi. Allez, on retourne roupiller que je puisse chasser les méchants rêves à grands coups de balai ? »

Je me laisse aller contre mon lit, suivi par un madamonsieur qui ne perd pas de temps pour fourrer sa tronche entre mes seins. T'as de la chance que je fasse un bon 110E, mon amoir.

Iel fait des bruits de pets avec sa bouche sur mon sternum. Ça me fait rire.

Putain ce que je l'aime.

***

« Tu veux pas te calmer cinq minutes, bordel de merde ?!

— Me calmer ?! C'est toi qui montes sur tes grands chevaux pour rien !

— Le « pour rien » c'est littéralement la visite de ton PERE au manoir, espèce de salopard, c'est ta crise de panique, c'est le fait qu'on a retrouvé un paquet de cigarettes dans tes tiroirs ! Je sais pas si t'es au courant, mais l'automutilation, c'est pas seulement s'ouvrir les veines !

— Je ne crois pas que tu sois ne serait-ce qu'en MESURE de me donner des leçons sur mon train de vie, alcoolique convaincu !

— Oh, tu veux vraiment aller là ?!

— Je pourrais aller dans plein d'autres directions différentes mais tu me casses trop les couilles pour que je te les rappelle !

— Très bien !

— Très bien ! »

Et me voilà à me précipiter dehors parce que mon putain de mec n'est pas capable de me foutre la putain de paix pour cinq putains de minutes.

Je sais pas où mes pas me portent. Ni même où je veux aller. Je sais juste que cinq minutes plus tard, ou une heure, aucune idée, je suis affalé à la table de mon bar préféré. Royal Blood passe à fond dans les enceintes, mais je suis incapable de détacher le moindre mot de la musique.

Sans doute à cause des dix verres qui traînent sur la table.

Et après, je fais la morale à Thibault pour son alcoolisme. Alors qu'à la moindre crise je pète assez un plomb pour retomber dans mes vieux travers.

Le pire, c'est que je sais qu'il a raison. Ce n'est pas « rien ». C'est mon putain de père qui se ramène chez MOI. Je sais même pas comment il a eu mon adresse, je sais juste que je l'ai vu au palier, et qu'il a fallu les efforts combinés de Reina, Sachiko et Louna pour l'envoyer bouler. C'est la crise de panique que j'ai eue en le voyant dans un environnement que je croyais sécuritaire. C'est la pensée qu'il viendra toujours. Toujours. Se montrer même dans mon intimité.

J'ai envie de vomir. Ce n'est pas que l'alcool, cette fois.

J'ai engueulé mon mec comme plâtre pour rien, putain. Il s'inquiétait pour moi, et moi je ne trouve rien de mieux à faire que de lui sortir toutes ces horreurs. De lui rappeler ses propres problèmes. De prétendre que tout va bien chez moi, que c'est lui qui va mal.

A qui je veux faire croire ça ? C'est moi, la petite pute de nous deux, c'est moi, qui peine à recoller les morceaux de mon propre être alors qu'il m'en manque la moitié, c'est moi, l'énorme tas de merde qui ne trouve rien de mieux à faire que de projeter ses problèmes sur les autres.

Je me dégoûte. Je me fais vomir.

Il aurait mieux valu que je ne survive pas.

Ce serait moins de souffrance pour tout le monde.

Ce serait...

Tellement plus facile...

« ... Je savais que je te trouverais ici. »

Je relève la tête. Ce n'est pas la voix de Thibault. Ni de Sharon, ou de Louna. Et j'avoue que je suis plutôt surpris de trouver en face de moi Senri, les bras croisés, qui s'installe en face de moi écartant d'un mouvement de la main toutes les traces de ma décadence.

Super. J'avais justement besoin de voir un de mes meilleurs potes admirer à quel point je me traîne dans la boue.

« ... Qu'est-ce que tu fous là...

— J'ai eu un message alarmé d'un certain leprechaun. Il te trouvait pas, et espérait visiblement que tu sois venu chialer chez moi. Sans offense, mais j'aurais préféré, plutôt qu'avoir à faire tous les bars du coin. »

J'ai un rire. Très jaune.

« Pourquoi te donner cette peine...

— De toute évidence, ça va pas giga fort, donc oui, je me donne la peine. Je peux ? »

J'aimerais bien lui dire d'aller se faire foutre, mais je suis trop fatigué d'avoir hurlé sur mon meilleur ami et partenaire de vie. Donc bon, j'ai plus l'énergie de protester, et en plus, vu qu'il vient de s'asseoir et de croiser les bras, je crois qu'il ne prendra pas non pour une réponse. Quelle joie.

Je ne peux m'empêcher de ricaner.

« Un vrai plaisir, les sorties entre potes, hein... Passées à me ramasser dans le caniveau comme un malpropre.

— On finit par s'habituer, j'ai envie de dire.

— Trop aimable ! Merci de me confirmer que je ne suis qu'un déchet ! »

Senri lève les yeux au ciel.

« C'est pas ce que je voulais dire.

— Tu l'as dit, pourtant. Comment t'as fait pour me trouver, en plus ?

— C'est littéralement le bar que tu m'as montré en 2017, crétin. Evidemment que j'allais te trouver là. »

Ah bah oui j'suis con. C'est avec lui que je l'ai découvert. Et on se demande pourquoi c'est mon préféré.

J'ai envie de chialer.

« Eh bien vu que t'es là, admire. Ma vie qui part en couille. Faut croire que je suis même pas capable de me contenter de tout ce que j'ai gagné de bien, hein. Faut toujours qu'il y ait un truc qui cloche.

— Le truc qui cloche, c'est la dépression, à tout hasard ?

— Ah ! Si seulement c'était si facile.

— je suis quelque peu familier avec le problème, je te signale. Je sais très bien que c'est pas si facile. »

Nouveau ricanement.

« Wouhou ! Bros de dépression. »

Allez. Rigole. C'est drôle. Arrête de me regarder comme ça.

Arrête de me regarder comme ça.

Arrête...

Senri avance sa main. La pose sur la mienne. J'ai encore envie de chialer.

Pourquoi autant de pitié ? Je ne mérite pas ta pitié. Je ne mérite pas plus que ton mépris parce que je suis une sangsue de merde qui s'accroche et qui te pompe la vie. Allez, arrête de me laisser jouer, dis moi juste que t'en as marre de moi. Dis moi juste que t'en peux plus de mon bordel. Dis moi juste que j'ai jamais été ton ami.

Dis-moi juste que je mérite l'amour de personne.

Merde, je chiale. Bravo, super la consommation d'alcool, maintenant il doit supporter mes émotions à la con. Pourquoi ça existe ? pourquoi je peux pas juste tout fourrer dans un coin et oublier ?

Et le pire, c'est qu'en voyant que j'ai les lèvres qui tremblent, l'autre con se lève et vient s'asseoir à côté de moi. A quoi tu joues ?

« ... Pourquoi t'es encore là ?

— Je dois vraiment répondre à cette question ? Depuis quand je t'abandonne dans les bars comme ça, j'ai pas envie que tu fasses une connerie, moi, merci.

— Pourquoi t'es encore là, tout court. »

Il lève les yeux au ciel.

« Je sais pas. Peut-être parce que je suis ton ami, aux dernières nouvelles ? Non mais sinon tu peux me le dire, si jamais je te fais chier. »

Sincèrement ?

J'ai envie, un peu. Juste pour qu'il comprenne que j'en vaux pas la peine. Juste pour qu'il cesse de perdre son temps avec moi, comme tous les autres, comme mes profs, comme ma famille.

Mais je sais encore que c'est le désespoir qui parle.

Et je ne veux pas me laisser brûler si c'est pour consumer les autres.

Je ne veux plus me laisser brûler si c'est pour consumer les autres.

Plus

Jamais.


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