Petits mots d'amour, partie 6 (AU sans Tuerie)
Depuis quelque chose comme neuf ou dix ans, à peu près le moment où mon âge est passé à deux chiffres, il y a une question qui rythme ma vie. Cette question, à laquelle quoi qu'il se passe je n'ai jamais trouvé de réponse, est « mais qu'est-ce que je fous ici, bon sang ?!? ».
Sous différents accents et niveaux de sévérité, mais le résultat est le même.
Ça a commencé le jour ou maman est partie. Lorsque je l'ai entendue dire, depuis les bras de Thibault, qu'elle ne nous avait jamais considéré comme ses enfants. Mais si c'était vraiment le cas, qu'est-ce que je fais ici, maman, pourquoi tu m'as eu ?
Ensuite, au collège, lorsque les gens me regardaient de travers. Être le frère de Thibault Laangbroëk, le génie qui sèche les cours et se récupère quand même les notes maximum, peut être quelque peu stigmatisant, même sans l'intervention dudit Thibault Laangbroëk qui avait déjà quitté les lieux depuis longtemps.
Bien sûr, ça venait plus des professeurs que des élèves, mais lorsque ces derniers suivent le mouvement et t'empêchent de communiquer, lorsque tu en arrives à ne pas comprendre ce que racontent les autres pour le moindre problème de ton de voix, tu finis par te demander ce que tu fais là.
Puis, ça a été le jour de ma première convention en tant que youtubeur. J'avais quatorze ans, les gens qui m'entouraient en avaient jusqu'à vingt, je frôlais les vingt mille abonnés et il m'était impossible de communiquer avec eux sans me rappeler qu'il y avait une caméra et que tout ce que j'avais à faire, c'était de jouer un rôle.
J'ai toujours été un très bon acteur, et ce rôle m'a aidé à prendre conscience de la normalité des relations humaines ; mais malgré tout, alors que certaines des filles m'adressaient un regard plein d'adoration que je ne comprenais pas, je ne pouvais m'empêcher de me demander ce que je foutais là.
La deuxième convention, ensuite. Lorsque j'ai rencontré pour la première fois ma collègue de travail, Mareva, aussi coincidentiellement ma belle-sœur par alliance. Nous avions fait des collaborations ensemble quelques mois auparavant, sur de la review de livres et autres jeux vidéos, et le courant était vite passé ; mais lorsqu'elle s'est présentée, et que j'ai pu voir à quel point elle était formidable même hors caméra, à côté de moi incapable de parler, incapable de savoir pourquoi mon cœur battait, je me suis demandé ce que diable je foutais encore là.
Ma lettre d'admission à Hope's Peak, après. Mon impossibilité de réagir. Thibault a essayé de tempérer la joie de maman, de m'aider à rationaliser, ce dont je lui suis reconnaissant ; mais monter dans l'avion, m'installer temporairement dans son manoir et subir à longueur de journée le bonheur de son polycule sans comprendre comment sortir de son propre célibat, ça n'aide pas à comprendre ce que tu fabriques là.
Le moment où je me suis le plus posé cette question, sans doute, c'est au moment où j'ai entendu une rafale de tirs sur le toit et que ma première réaction fut de voir ce qu'il était en train de se passer.
Allez savoir comment, ça a entraîné une réaction en chaîne qui fait qu'aujourd'hui, je suis assis à la table d'une maison dans un coin de ce gigantesque manoir-village qu'Hope's Peak remplit petit à petit. Avec une douce odeur de riz en train de cuire et des rires autour de moi.
Avec devant moi, un garçon aux longs cheveux noirs de deux ans mon aîné en train de surveiller une bouilloire en train de chauffer, et un autre accroché à son dos qui semble utiliser toutes ses ressources mentales pour le déconcentrer.
« Allez, Liu ! Laisse-moi découper les légumes en forme d'animaux, ça mettrait un peu de joie dans tes bentos, quoi !
— Tu oses insinuer que mes bentos n'apportent pas de la joie ? Rit le deuxième sur un ton presque triste, avant de soulever le couvercle du cuiseur de riz. En plus, je ne te fais vraiment pas confiance dans une cuisine, et tu le sais !
— Pas drôle. En plus j'aurais pu les découper en forme de balles.
— J'accepte seulement si c'est les munitions que tu mettras aujourd'hui dans ton flingue, Mark, j'interviens de mon coin de table. Je n'ai pas envie d'entendre parler d'autres problèmes avec la loi. »
Avec une petite moue boudeuse, le dénommé Mark se détourne du dos de Liu, avant de me lancer un large sourire.
« Allez, quoi, que serait la vie sans un peu de piment ? »
Je n'ai honnêtement pas la réponse à cette question. Mais si le piment se présente sous la forme de cet adorable idiot qui vient de délaisser le dos d'un Liu content de revenir à sa besogne pour me coller un bisou sur la joue, je crois que je veux bien l'accepter encore un peu, même au prix de quelques tirs sur le toit d'une école.
Mark me bave sur la joue. Le saligaud. Je me décale avec un faux sifflement dégoûté, et il me tire la langue avec la satisfaction de m'avoir arraché un sourire.
« Regardez-moi ce grognon du matin qui fait comme si je n'illuminais pas ses journées. T'as vu ça, Liu ?
— Fais comme si tu ne savais pas que tu illuminais nos journées à tous les deux, » sourit Liu en ramenant sur la table trois bentos amoureusement préparés.
Ils sont magnifiques, je dois bien l'avouer, même pour moi qui ai du mal à trouver les choses uniques. Mais pas aussi uniques que les petites étincelles qui animent mon cœur au moment ou Mark me prend la main avant de s'emparer de celle de Liu délestée de ses bentos. Quelque chose que je pourrais presque croire être de la joie. Sans voir la moindre caméra.
Non, je ne sais pas ce que je fous là. Mais cette fois, je crois que je n'ai pas besoin de trouver la réponse.
***
« Allez, quoi, chérie ! Laisse-moi essayer !
— Non, Alannah. Tu ne trafiqueras pas mon micro pour donner une fréquence hypnotique à ma voix. »
Et voilà, comment se faire larguer en beauté. Zut, alors, hein ! Moi qui voulais tester mes nouvelles connaissances sur l'ingénierie sonore avec le meilleur cobaye possible, à savoir la belle voix de Teratai qui couvre largement assez d'octaves pour que je puisse lancer plein d'essais. Et me voilà bloquée dans mes expérimentations par un aussi catégorique refus. Franchement je trouve ça HONTEUX !
Le fait que je me trouve en ce moment même dans un de ses pulls et qu'il sente trop bon pour que je proteste aussi vigoureusement qu'il le faudrait n'est qu'un détail.
Ma moue se fait boudeuse. Sur mon crâne, mes oreilles de chat se tordent en arrière.
« Vraiment pas ? »
Teratai a un léger sourire. Non madame, être fantastiquement belle ne vous tirera pas d'affaire. Même si vos yeux brillent comme les écailles d'une sirène, je ne laisserai pas passer cette insulte, parole d'Alannah.
« Les yeux de petit chat, ça ne fonctionne pas avec moi, ma chérie. »
Oui, et je trouve ça encore plus honteux. Au moins, Thibault, lui, il met pas longtemps avant de craquer. C'est dommage que ce ne soit pas de la voix de Thibault dont j'ai besoin, parce qu'elle est jolie sa voix mais clairement pas au niveau de celle de ma sirène.
« Juste pour essayer ? »
Elle soupire, un soupir amusé.
« Même. Je te connais, tu ne vas plus vouloir me le rendre. Et en plus, je ne tiens pas à hypnotiser ceux qui viendront assister à mon concert. Pourquoi tu ne demandes pas à Emerens ? Je suis sûre qu'il serait ravi d'essayer...
— Sa voix couvre une moins grande fréquence et il peut pas faire autant de sons différents. Allez, ma chérie, j'ai besoin de tests, steuplait steuplait steuplait... »
Et c'est dire, quand on sait qu'Emerens est un des meilleurs chanteurs non-Ultimes de tout Hope's Peak. Mais il n'arrive clairement pas au niveau de Teratai, au point qu'il m'ait confié lui-même qu'il était soulagé qu'elle n'ait pas demandé à auditionner pour le groupe. Perdre sa place doublement grâce à Cathy Lin, puis Teratai ne l'aurait pas enchanté, vu l'importance que ce groupe a pour lui. Mais passons.
Pour l'instant, le plus important, c'est de convaincre au moins un peu ma jolie chanteuse. Même si c'est juste pour le fun.
Ma chanteuse qui me tapote doucement la tête.
« Non, c'est non, Alannah.
— Et ma féline vengeance immortelle c'est ma féline vengeance immortelle. GRAOUH ! »
Et c'est sur ce grognement très exagéré que je lui bondis dessus, toutes griffes dehors. Avant de planter mes dents dans son bras.
Miaou miaou, motherfucker.
Teratail éclate de rire, avant de tenter de me déloger à grands renforts de chatouilles et de mots doux. Mais ça marche pas, je suis inarrêtable, et bien accrochée à sa taille de sorte à ce qu'elle ne puisse me décrocher sans utiliser ses deux bras pour enlever mes jambes.
Ce qu'elle ne peut pas faire puisque je suis en train de mordre.
Eh eh eh !
En désespoir de cause, Teratai se met à chantonner une comptine d'une voix de basse, avant de me caresser les cheveux de son bras libre. Et j'aimerais dire que je ne cède pas face à l'adversité. Mais la vérité, c'est que je ne mets pas longtemps à lâcher son bras avant de me coller à sa poitrine, prise par une soudaine somnolence.
Tout compte fait, j'ai pas besoin de tests. Sa voix est bien assez hypnotique comme ça.
***
Je vais bientôt mourir.
Il ne faut pas être un imbécile pour s'en rendre compte. Tous ceux qui me connaissent le savent. J'entends par là ceux qui me connaissent vraiment.
Il faut dire, à leur décharge, que les autres ne savent pas vraiment que je suis un sujet d'expérience vivant, que mon sang charrie assez de virus pour être un vaccin à des dizaines de maladies et que mon système immunitaire part tellement en cacahuète génitale que j'ai besoin d'être constamment monitoré et soutenu pour éviter de me transformer en vecteur de propagation humain.
Enfin, c'est plus un danger pour les autres que pour moi. Je peux survivre quelques jours sans mon fauteuil, même quelques mois si je me surveille assez, mais sans les suppresseurs viraux injectés en permanence dans mon organisme, la moindre de mes respirations deviendrait mortelle pour les autres. Oui, parce qu'un bon virus est forcément transmis par les airs.
Non, je n'ai pas vraiment de regrets à avoir ruiné ma propre santé. De toute façon, la vie est courte, et je ne suis pas de bonne constitution de base, il suffit de voir les douleurs chroniques de mon petit frère. Mais il n'empêche que connaître l'approche de sa mort a quelques... Répercussions sur les relations sociales qu'un homme peut entretenir.
Quelques exemples ? J'ai dû mettre un énorme râteau à Shizuka (et franchement, je ne m'en porte pas plus mal), ma relation avec mon frère est froide et distante, et même cette fille du projet Renaissance qui a pu rentrer dans le saint des saints une fois n'ose pas m'approcher, tant je fais des efforts pour repousser tout le monde. A quoi bon paraître approchable quand tu peux mourir demain ? Aussi ironique que cela paraisse, je n'ai pas la moindre intention de faire plus de mal que nécessaire.
Et ça, j'aimerais bien qu'un CERTAIN PHYSICIEN NUCLEAIRE chope l'indice pour le comprendre avant que je ne finisse vraiment par m'énerver !!!!
Respire. Calme. Le désavantage d'un fauteuil, c'est que je ne peux pas m'enfuir facilement, surtout quand on est moi et que contrairement à Judicaël qui a l'avantage de pouvoir ramper, je ne peux pas du tout en sortir. Même si ramper n'est pas vraiment le meilleur moyen de s'enfuir, au moins, il peut se cacher tout seul. Moi, je dois traîner une machine de près d'un mètre cinquante au carré d'aire avec des moniteurs et des injecteurs à ne surtout pas abîmer.
L'avantage, par contre, c'est que j'ai la priorité pour les ascenseurs. Ce qui me permet de dire clairement à Chesu de bouger de là. Oui, je sais, le gay te poursuit, je m'en fous, c'est aussi mon cas et MOI, j'ai besoin des ascenseurs, mon petit bonhomme. Donc dégage avant que je te roule dessus.
Bon, au moins, il saisit vite le mémo, et j'ai vite accès à l'ascenseur. Sur le clavier duquel je saisis mon code. Je vais aller me planquer dans les labos au sous-sol, ils me sont réservés, à Shizuka et moi. Je ne devrais donc pas avoir trop de mal à me trouver une petite cachette, et je pourrai en profiter pour mettre au point mon dernier antiviral– je ne pense pas que ce soit normal que l'ascenseur vienne de s'arrêter d'un coup.
Merde.
Impuissant, je regarde la porte s'ouvrir, et bingo, devinez qui me tombe dessus ? Un Matteo en nage qui a laissé tomber l'habituel long manteau pour me courir après. Génial, je n'avais vraiment pas besoin d'avoir sous les yeux ses bras recouverts de chaînes, c'est pas bon pour la concentration.
Je me pince l'arête du nez pendant que l'importun rentre, profitant du fait que j'avais déjà rentré mon code pour se ménager un foutu accès à mon laboratoire. Le tout en ignorant son doigt accusateur pointé vers ma personne.
« T'as pas fini de me faire courir, bordel de merde ?
— Non, je réplique, froidement. Quand comprendras-tu que je veux être laissé en paix ?
— Quand j'y croirai. Ça fait cinq ans que tu me sors le même numéro et qu'en même temps tu me souffles le chaud et le froid, Andersen, j'en ai vu des slow-burn mais là on bat des records ! En plus, je voulais juste te demander un coup de main pour les cours, pas avoir droit à ton petit numéro d'emo ! »
Ah. Trois coups au but. Il est vrai que j'ai eu des... Moments de faiblesse. Des passades. Des périodes de ma vie ou j'essaie d'oublier, un court instant, que le bonheur est éphémère. Et il est vrai que dans ces moments-là, je suis beaucoup plus sensible à ses.... Charmes, dirons-nous. Il est normal qu'il considère que je suis inconstant, je ne m'en dédouane pas moi-même. Mais s'il continue à me courir après partout, ce sera beaucoup plus difficile pour moi de trouver un équilibre nous convenant à tous les deux.
Je ne comprends toujours pas pourquoi il s'accroche alors que mon comportement envers lui n'est clairement pas le meilleur. Il ne mérite pas ça.
Un profond soupir m'échappe alors que je me recale dans le fauteuil.
« Tu ne me rends pas la tâche facile, Benvenuti.
— On finit par comprendre quand on est pas le bienvenu, merci. Mais j'aimerais bien juste piger pourquoi diable tu te mets des bâtons dans les roues toi-même. Je veux dire, tu n'es pas con, tu vois très bien que t'es pas heureux tout seul, alors pourquoi tu t'obstines ? »
Je pince les lèvres.
« On en a déjà parlé.
— Oui, et ma réponse est toujours la même. C'est stupide d'arrêter de vivre parce qu'on va bientôt mourir. Puis pour ce que t'en sais, je pourrai ne pas vivre très longtemps non plus, hein !
— Comment ça ? »
Il se mord la lèvre.
« Pas important. Enfin bref, ce que je veux dire, c'est que... »
Mais je ne l'écoute déjà plus.
Pas important. Sauf que je le connais assez bien pour savoir qu'il crache rarement des mots de cette violence sans quelque chose derrière. C'est comme ça que j'ai découvert que son père le négligeait. Et étant donné que là, on parle de sa santé, je ne pense pas qu'il s'agisse de quoi que ce soit de bénin.
Et c'est stupide sans doute. Mais je n'ai vraiment aucune envie que cet insupportable frimeur, incapable de communication correcte et accroché à mon fauteuil comme une bernique à son rocher ne finisse par mourir avant moi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top