Petits mots d'amour, partie 5 (AU sans Tuerie ?)
Dans quoi je me suis encore fourré, moi ?
Nan mais, ayez un petit ami comme le mien, qu'ils disaient, ce sera fun, qu'ils disaient. Enfin, c'est jamais fun de se prendre la jalousie des fans, les rumeurs des potes et à peu près tout le reste juste parce que je côtoie d'un peu trop près Emerens van Heel.
Après je ne vais pas me plaindre. Parce que mine de rien, je suis content de l'avoir à côté, cette espèce de monumental crétin. Sauf dans des moments comme celui-ci. Ou je me retrouve à me cacher du surveillant le plus barge de la terre entière juste parce qu'il a eu le malheur de nous surprendre nous embrasser.
On est même pas allés trop loin en plus... Habituellement, je cède à ce genre de trucs que dans les passages secrets ou les couloirs abandonnés. Même si je peux jamais garantir l'absence de caméras.
Sauf que du coup, on est en ce moment-même fourrés dans un placard trop étroit pour nous deux et pour ne rien arranger, cet abruti est mort de rire.
Bien pour ne pas attirer l'attention de Shérif, ça.
Un nouvel éclat de rire contenu d'Emerens me fait lever les yeux au ciel.
« Ça te fait rire. On va retourner en colle avec foutu Héritier et ça te fait rire.
— Désolé, Thibs. Ça me fait juste penser à la dernière fois que j'ai manqué de me faire enfermer dans un placard. »
Je grimace.
« Je veux pas entendre d'anecdotes salaces, Emerens.
— Tu sautes vite aux conclusions... Tu crois que j'arriverais à faire faire un truc à Senri dans un placard de cette école ? Non, c'était totalement innocent, juste très drôle... »
... Et il a l'air fier en plus. Écoute, mon pote, tu m'excuseras, mais ton existence entière est un prétexte à anecdotes salaces. Je plains sincèrement les quelques rares pégus parmi ses potes qui ne le suivent pas dans ce genre de combines.
Dont Senri, justement. La raison pour laquelle il reste dans le coin est un vrai mystère, mais bon, après, je me dis la même chose sur ma propre raison tous les jours.
Je pousse un profond soupir. En plus de ça, j'ai le bonheur de me retrouver calé entre ses bras, parce ce placard est vraiment trop étroit pour nous deux, et que c'est ça ou faire un câlin à du matériel de nettoyage.
Un bruit de pas se fait entendre, et par réflexe, nous nous plaquons tous les deux une main sur la bouche, histoire d'étouffer le reste de rire d'Emerens et de grognement pour moi. Quelques agonisantes secondes s'écoulent, le temps que le bruit se renforce, et qu'une ombre se dessine devant la porte du placard, accompagnée d'un claquement de fouet ; puis, à mon grand soulagement, les pas finissent pas s'éloigner.
Je pousse un profond soupir.
« Dieu merci.
— Une fois que tu seras en cours, Shérif devrait te laisser tranquille, chuchote Emerens. Il aura abandonné à la fin de la journée.
— Et toi ? Ne va pas me dire que tu comptes t'abriter dans une salle de classe. »
Il pouffe.
« Certainement pas. Je vais retourner me planquer dans les salles de clubs et les passages secrets en attendant la fin de ma journée. C'est déjà une cachette plus sûre qu'un placard... Surtout que ces braves gays de profs aiment bien s'y planquer aussi. »
Ben voyons. Je devrais pas m'attendre à autre chose qu'à ça de la part de ce gay refoulé de Shérif, mais je suis quand même dégoûté. J'espère que je ne suis pas en train de poser mes fesses sur un de leurs nids d'amour, tiens. C'est toujours plus gênant quand tu passes après tes profs.
De nouveau, je lève les yeux au ciel.
« Rappelle-moi ce que je fais là...
— Pris en flagrant délit d'amour et d'affection, ma tsuntsun préférée. Apparemment, c'est un crime, mais tu veux bien me laisser être hors-la-loi encore un peu ? »
Dit-il en calant sa tête dans mes cheveux. Crétin, va. T'as de la chance que je t'aime, tiens. Et que j'ai effectivement bien envie d'être hors-la-loi quelques minutes de plus.
J'ai sept ans de retard à rattraper.
***
Depuis combien de temps je n'avais pas vu de galas ?
Il faut dire que mes études me prennent vachement de temps, en ce moment. De temps et de ressources. Il est très compliqué pour une ado de quinze ans de frayer parmi les adultes.
Enfin vous me direz, je me retrouve dans la même situation, en ce moment. Puisque j'ai suivi bon gré mal gré maman à un énième colloque des plus grosses fortunes japonaises.
Apparemment, papa voulait que je sois là pour surveiller Ichiro. Il voulait lui montrer un peu les ficelles du métier, mais bon, j'ai des doutes quant à la capacité à un enfant de neuf ans à retenir quoi que ce soit de cet environnement. Je suis là surtout pour servir de soutien émotionnel.
Soutien émotionnel, parce que c'est le premier évènement depuis la mort du couple Son, et je sens que ça va avoir une fausse ambiance de funérailles alors que derrière, ces requins vont être ravis de se jeter sur Raraka. Ichiro risque de ne pas supporter tout seul la quantité de faux sucre et miel qui va dégouliner de leur gueule.
Autant donc que je sois là pour le protéger. De toute façon, c'est sans doute mon dernier gala avant que je ne parte en mission humanitaire. J'ai eu mes examens avec brio, même mon directeur n'a eu d'autre choix que de me donner le diplôme, le droit d'exercer et le titre de docteur en médecine.
Docteur Satou. Ça sonne bien, mine de rien.
Enfin, m'y voici. Ichiro, comme je m'y attendais, est très mal à l'aise dans ses vêtements noirs, et moi, je ne suis guère mieux. Ma robe est très belle, mais elle ne me va pas du tout. Je n'ai jamais su vraiment bien porter les couleurs du deuil.
Nous nous déplaçons sans but dans les rangs de ces magnats de la finance, moi, essayant de glaner une information à droite, à gauche pour maman et papa et Ichiro, collé contre moi, verdâtre. Je sens qu'il se retient de toutes ses forces de vomir, mais je ne sais pas comment lui faire passer sa nausée. Je n'ai aucune idée de l'endroit où se trouvent les toilettes et je ne vais pas pouvoir le demander à qui que ce soit.
Surtout parce qu'à part Raraka, je ne vois personne de mon âge.
Elle est seule. C'est assez évident, quand on y pense, vu la horde de vautours qui l'entourent, mais je m'attendais à la voir aux côtés de Senri. Les parents Son n'avaient pas annoncé... Leurs fiançailles, ou quelque chose du même genre, un peu avant leur mort ? Elle les a sans doute rompues...
Enfin, pas que ce soient mes affaires. J'ai une petite amie, à présent, et elle fait bien assez mon bonheur pour que je veuille la trahir.
Mais ça me rend triste de la voir comme ça. De loin. Alors que c'est sans doute la dernière fois que je la vois, puisqu'ensuite, je couperai tout lien avec ce monde, je ne peux toujours pas aller lui parler.
« Y'a des conversations d'adultes que je n'aime pas, par-là, bougonne Ichiro près de moi. Ils parlent d'héritier et de procès, un truc qui s'est passé aux Pays-Bas dont ils veulent profiter. »
Je me fais une note mentale. Ça me dit un truc, ça, mais je ne me suis pas assez approchée des nouvelles occidentales pour le vérifier. Au cas où, je me rapproche un peu, juste assez pour entendre quelques noms qui ne me disent rien ; mais ensuite, un nouveau groupe me bouche la vue, et je n'arrive plus à rien entendre.
Je grimace.
« Génial. Bon, on ira dire ça à maman plus tard.
— Attends, grande sœur, lance Ichiro. Y'a ton n'amoureux. »
... Quoi ? Qu'est-ce qu'Ichiro me raconte– Oh bon sang, ce ne serait pas Senri ? Depuis combien de temps je ne l'ai pas vu, lui ? Sans doute pas depuis le début de mes études. Ou un peu après. Mais lui, comme Raraka, ça fait bien quatre ans, je crois bien.
Sauf que lui, aucune horde de vautours ne cherche à le plumer. Et par pure coïncidence, il se dirige vers moi.
Ichiro rigole de son petit rire d'enfant de neuf ans. Maudit soit-il. Même si j'ai fermé ce chapitre de mon histoire, il est parfaitement capable de m'embarrasser devant lui.
Je soupire. Je n'ai plus vraiment le temps de m'échapper.
« Sois gentil, Ichiro, tais-toi. Je n'ai pas besoin que tu sois la cause de rumeurs sur moi. »
Mon petit frère grimace. Mais trop tard, Senri vient de se diriger vers moi.
Il a grandi, depuis la dernière fois. Maintenant, il est un poil plus grand que moi, ce qui signifie qu'avec les talons que je porte, j'arrive à sa hauteur. Deux nouveaux piercings ornent son oreille, ce qui le rend d'autant moins à l'aise dans son costume. Et évidemment, il a toujours son air triste.
« ... Reina, si je me souviens bien ? Je cherche Raraka, tu ne l'aurais pas vue ? »
Je grimace, avant de lui pointer du doigt la direction du plus grand groupe.
« Là-bas. Bon courage pour l'approcher. »
Une légère moue se dessine sur son visage. Je ne peux m'empêcher d'être un peu captivée. Mine de rien, je crois que nous n'avons jamais échangé autant de mots depuis que nos familles nous ont officiellement présentés, quand j'avais neuf ans.
C'est un peu triste, quand on se fait la constatation.
Ichiro pouffe à côté de moi. Je lui jette un regard peu amène alors que Senri soupire.
« C'est ton petit frère ? Pas vraiment l'endroit... En plus, il a pas l'air très bien. »
C'est vrai qu'Ichiro est toujours un peu pâlichon. Mais se moquer de moi lui a visiblement redonné des couleurs. Je vous jure, les petits frères.
Je hausse les épaules.
« Je sais, mais on a pas vraiment le choix. Je ne suis plus l'héritière Satou, donc c'est à Ichiro d'endosser la charge. Et tu sais aussi bien que moi que les enfants sont d'excellents moyens d'espionner. »
D'ailleurs, qui sait si ses parents ne se servent pas de lui en cet instant même. Certes, je suis presque sûre qu'il est dans la vie active, maintenant... Mais moi aussi.
Je devrais me montrer prudente. Mais cette conversation libère tellement d'endorphines dans mon cerveau que je ne peux m'empêcher de parler.
« A tout hasard, tu ne saurais pas des choses sur les crises occidentales actuelles ?
— Quelques trucs, il hausse les épaules, visiblement n'ayant pas envie plus que moi de faire preuve de prudence. Ça se bagarre toujours les possessions des Larsen au Danemark, et du côté des Pays-Bas, apparemment, les premières fortunes ont dû encaisser un procès assez violent, combiné à la découverte d'un énorme crime qui a complètement changé la face du pays. Sans compter leur héritier qui n'a plus donné signe de vie depuis 2013.
— Je vois. »
C'est sans doute de ça que les gens de tout à l'heure parlaient. Je vois. Je rapporterai ça à maman, mais je ne pense pas que ça l'intéresse. Elle essaie déjà de maintenir son emprise en Iran avec le reste de la famille, et c'est compliqué.
J'aimerais bien continuer à discuter un peu avec Senri, mais Ichiro vient d'avoir un haut-le-cœur. Non, une chose est sûre, il est vraiment malade. Et ce n'est pas seulement d'anxiété.
Je grimace.
« Ouh là. Je crois que je vais devoir prendre congé avant que mon frère ne repeigne ma robe. Tu ne saurais pas où je peux l'aider à se sentir mieux ?
— Toilettes plus loin dans le couloir, sourit un Senri amusé. Bonne chance pour y arriver à temps. On dirait que tu as une bombe atomique sur les bras.
— C'est pas très gentil ça, » boude Ichiro avant d'être interrompu par un nouveau haut-le-cœur.
Je m'empresse de le soulever avant de commencer à m'éloigner à toute allure. Avant de me rappeler, au dernier moment, de remercier Senri.
« Je t'en dois une ! À plus tard, peut-être ?
— Si on se revoit, sourit Senri. On verra. »
Exactement.
Si on se revoit.
***
Si on se revoit.
Pourtant, ça fait trois ans et ces mots trottent toujours dans ma tête.
L'année 2017 est bien avancée. Je suis à Hope's Peak, j'ai pu poser un peu le travail le temps de prendre de nouveaux cours, d'assurer l'obtention de mon diplôme d'Ultime. Je devrais pouvoir en profiter pour me faire des amis, et pourtant, je n'arrive à rien.
Pour l'instant, les seules avec qui j'arrive à parler, ce sont Saki et Hina, qui sont en ce moment-même à ma table en train de discuter de tout et de rien. Enfin, surtout Hina, puisque Saki se contente de hocher la tête. Et je crois que c'est surtout parce qu'Hina m'a adoptée, d'une certaine manière.
Impossible d'aborder qui que ce soit d'autre. Pas même mes camarades de classe, ceux qui suivent les mêmes cours que moi. Et alors, les heures de réseau, n'en parlons pas. De toute façon, je suis trop occupée à me cacher d'Emerens pour essayer de parler à des gens.
Foutu dragueur de mes deux. Un homme de la pire espèce, celui-là.
Et c'est comme ça que je me retrouve dans cette situation où j'écoute à moitié parce que non loin de moi se trouve l'une des personnes avec qui je veux le plus parler. Sans vraiment le vouloir.
Raraka, assise à une table proche, en plein dans mon champ de vision. En charmante compagnie, évidemment, puisque Wen Xiang est avec elle, sa main serrée sur celle de l'Ultime PDG avec le bonheur de celle qui a la femme qu'elle veut. Et avec elle, la fameuse Sukina Karasu et, je crois que c'est Anjali Singh, l'Ultime Acrobate...
Un groupe qui a l'air tellement heureux, qui montre avec tellement d'imprudence l'amour qui les unit, qui les unit entre elles mais surtout à Wen Xiang, de ce que je vois. Je suis polyamoureuse, c'est bien assez pour comprendre des dynamiques de polycule quand j'en vois.
Je ne sais pas si c'est la peur ou la jalousie qui me tord les entrailles.
Saki, toujours observante, me serre la main sous la table, avec son petit regard inquisiteur. Je lui fais un sourire rassurant auquel je ne crois même pas.
Sauf que je suis trop lente. Hina repose ses baguettes en deux temps trois mouvements, et un large sourire déchire son visage devant son assiette finie.
« Ah, ça fait du bien de manger ! Bon en vrai c'est pas tout, mais j'ai du boulot au conseil des étudiants, moi ! Vous venez ? »
Saki écarquille les yeux, et tente de se défendre, mais trop tard, Hina a déjà empilé son plateau sur le sien avant de partir en riant. Et l'Ultime Stratège est obligée de la suivre en me jetant un regard d'excuse.
... Parce que moi, tout à ma contemplation, je n'ai pas fini de manger.
Et maintenant, Raraka et ses amies sont d'autant plus dans mon champ de vision direct. Raraka et sa petite amie étalent d'autant plus leur bonheur à mon visage, un bonheur que je ne sais pas si je me le sens dérobé ou si je crains de le voir se finir dans le sang.
Le pire, c'est que je sais que ma jalousie est mal placée. Je ne peux pas dire que je suis... Arrivée la première, ou ce genre de bêtises. Si c'était le cas, Senri, que je ne vois même pas dans le réfectoire, devrait avoir la préséance.
Non, c'est juste que je n'ai pas été à la hauteur, il n'y a rien d'autre à réfléchir. Qu'elle a trouvé quelqu'un à aimer, quelqu'un qui aimerait entendre son rire carillonner comme le plus beau des grelots, quelqu'un à qui adresser ces quelques paroles dont elle a le secret pour remonter le moral, tellement justes et en même temps tellement sincères.
Wen Xiang a eu plus de chance que moi, voilà tout.
Tellement plus de chance que moi.
Je repose mes baguettes. Mon plateau de riz cantonais est encore à moitié plein, mais je n'ai pas le cœur de finir. Ni de détacher mon regard d'elles.
J'essaie de me concentrer sur mon téléphone portable lorsqu'une ombre se dessine sur l'écran. Précédée par une voix hésitante.
« Hem... Excuse-moi ? »
Je relève la tête.
Me crispe.
Qu'est-ce que Wen Xiang Monogatari fiche ici ?
Cette dernière semble un peu gênée. Au loin, Raraka la regarde avec encouragement, tandis qu'Anjali et Sukina sont concentrées sur leurs propres trucs. Mais ce qui prend toute la place dans mon champ de vision, c'est sa silhouette, en train de se tordre les mains, un sourire qui se veut accueillant au visage.
« Je suis désolée, mais je n'ai pas pu m'empêcher de te remarquer nous regarder tout à l'heure... Et je trouve que... Eh bien, tu as vraiment l'air d'être seule. Est-ce que tu veux... Te joindre à nous ? »
... Me joindre à elle ?
M'asseoir à la table ou se trouve mon premier amour la main dans celle d'une femme qui n'est pas moi ?
Me laisser voir en compagnies de personnes qui affichent très clairement leur homosexualité alors que j'ai passé tant de temps à enfouir mes propres désirs, tout ça pour me protéger ? Pour protéger les autres de moi ?
Je ne sais pas quoi répondre. Je me sens tellement menacée, et en même temps, une partie de moi, la plus jalouse, veut croire que c'est une de ses manœuvres pour se moquer de moi devant Raraka. Mais son air sincèrement inquiet anéantit tout ersatz de pensée de ce genre dans les méandres de mon cerveau.
De toute façon, je n'ai pas le droit d'être jalouse.
Je n'ai pas le droit d'espérer le danger.
Je pourrais la tuer.
Elle. Raraka. Les deux autres, aussi.
Comme elle est morte.
Je me permets un sourire d'excuse, alors que Wen Xiang attend ma réponse.
« ... ça ira, merci... Merci de proposer, mais je préfère rester seule, pour le moment.
— Tu es vraiment sûre ? »
Encore cet air inquiet.
Elle est venue parler à une femme qu'elle ne connaissait pas, sans doute étrange à les regarder de loin dans sa peur et son ressentiment, et tout ce qu'elle ressent, tout ce qu'elle affiche, c'est l'inquiétude envers son prochain.
Je comprends mieux comment elle a pu ravir... Le cœur de Raraka.
Je hoche la tête, tout doucement.
« Sûre. De toute façon, j'ai bientôt fini de manger. Après, j'irai retrouver mes amies. »
C'est faux, je n'arriverai pas à avaler une bouchée de plus. Et même si j'ai horreur du gaspillage, je ne peux pas vraiment faire autrement dans cette situation.
Wen Xiang a une petite moue déçue. Pourquoi déçue ?
« Comme tu veux... Une prochaine fois, alors ? »
... Est-ce que c'est par pitié ou par désir de mieux me connaître ?
Est-ce que j'aurai la réponse un jour ?
Je ne comprends même pas pourquoi les gens veulent encore s'approcher de moi. Je n'arrive même pas à leur parler correctement, je surveille chaque syllabe que je prononce, même mes amies ne doivent pas savoir le premier mot de ce qui constitue ma vie.
Et pourtant, je n'ai pas l'impression qu'il y ait la moindre volonté maligne dans ses paroles.
Mon sourire doit lui paraître bien maigre. Pourtant, c'est tout ce que j'arrive à lui proposer alors que, sous la table, mon poing se resserre sur ma robe noire.
« ... D'accord. Une prochaine fois. »
***
« Tu n'oublies pas de bien travailler, d'accord mon chéri ? C'est bien d'aller chez ton ami pour ce projet de mathématiques, mais il faut que ça ait une utilité, quand même... »
Je déglutis discrètement derrière le téléphone. Des fois, je me dis que mère voit à travers tous mes mensonges. Et pourtant... Je suis de plus en plus doué pour mentir.
Puisque c'est d'un ton égal que je lui réponds que je n'oublierais pas. Que je suis bien conscient de l'importance que c'est d'étudier à Saint-Cyr. Que je sais que je dois apprendre plein de choses, pour pouvoir aider Elvira et mère plus tard. Que je n'ai pas le temps pour des futilités.
Ma main qui ne tient pas le téléphone se resserre sur mon crayon.
Je voulais écrire, un peu, le temps que madame Laangbroëk prépare le repas et que Thibault nourrisse les poules. Mais elle m'a appelé pile à ce moment-là. Pour prendre de mes nouvelles. Et même si l'appel ne dure pas depuis très longtemps, je me sens drainé.
C'est épuisant de mentir à sa mère.
Pourtant, c'est pour la bonne cause. Puisque je suis sûr qu'elle n'aurait pas accepté que je parte en vacances en Belgique avec Thibault si je ne lui avais pas raconté qu'on devait travailler sur un projet de groupe.
Et encore aujourd'hui, je la sens réticente. Elle était contente que je me sois fait un ami, mais... Il y avait quelque chose de froid dans sa voix, quand elle lui a parlé, hier. Quelque chose qui me fait froid dans le dos.
Quelque chose qui me tord toujours les entrailles alors que j'entends sa voix joyeuse dans le combiné.
« C'est bien, mon bonhomme ! Je te reverrai pour les vacances d'avril. Tu pourras montrer à maman tout ce que tu sais faire !
— Oui, maman, je réponds dans le combiné. Passe le bonjour à Elvira et Mareva pour moi.
— Bien sûr. Je t'aime, mon petit cœur. Travaille bien ! »
Et elle raccroche.
Et moi, je pousse un profond soupir de soulagement.
Je n'aime pas mentir à ma mère. Chaque jour qui passe rend la tâche plus difficile. Pourtant, je sais que si je ne lui avais pas menti... Si je ne lui avais pas menti, je ne serais pas ici, à profiter des bons petits plats de Laura, des mots d'encouragement de Jane. De la présence de Thibault, dont il est devenu de plus en plus dur de m'éloigner.
Je n'aime pas étudier à Saint-Cyr. Je déteste les maths. La physique. La finance. Tout.
Pourtant, rien de ce que j'aime n'arriverait à satisfaire ma mère.
Le piano ? Je ne progresse pas assez vite à son goût pour mes objectifs. Le dessin ? Tout juste bon pour dessiner des schémas mathématiques. L'écriture ? ça n'a aucune utilité.
J'aimerais bien me montrer ce que je sais faire, maman, si c'était ce que tu attendais de moi.
Mais qu'est-ce que tu attends de moi ?
Je renifle un peu. Rien que d'y penser, ça me rend triste. J'ai l'impression de tout gâcher, de gâcher son affection. Elle place tellement d'espoirs en moi et moi je fais quoi ? Je lui mens, je suis incapable de supporter l'ambiance de cette école pourtant prestigieuse, même mes notes sont tout juste suffisantes.
Je n'arrive à rien.
Tout ce que j'ai de bien se base sur un mensonge.
Les larmes me montent aux yeux, mais je n'ai même pas le temps de les laisser aller. La porte vient de s'ouvrir, et Thibault rentre dans sa chambre, un air inquiet au visage. Il sent le foin et le grain, sans doute son passage pour aller voir les poules.
« ... Emerens ? Maman dit que c'est bientôt l'heure de manger... ça va ? »
Je souris. Je ne peux pas l'inquiéter, pas vrai ? Je ne peux pas lui exposer mes problèmes. De toute façon, je suis le problème. Depuis toujours.
« C'est rien. Juste un peu de douleur fantôme... »
Je pose une main sur ma jambe, là où se termine le moignon. Comme je ne porte pas ma prothèse, en ce moment, j'ai noué ma jambe de pantalon derrière, histoire de ne pas trébucher dessus. Par réflexe, presque, je défais le nœud et la dégage, avant de masser le moignon du bout des doigts.
Autant rendre mon mensonge crédible, pas vrai ?
Après tout, je n'ai pas eu de douleur fantôme depuis ma sortie de l'hôpital.
Si Thibault l'avale ou non, il n'en montre rien. Il se contente de se diriger vers moi, en silence, avant de me prendre dans ses bras.
Ma tête rencontre le creux de son épaule alors qu'il cale sa joue dans mes cheveux. J'imagine qu'il s'en fout pas mal qu'ils lui chatouillent les narines.
« Tu sais, tu peux pleurer, personne t'en empêche. »
Personne m'en empêche ?
Pourtant, le regard déçu de maman hante mes pensées.
Personne ne m'en n'empêche, pourtant les gens ne veulent pas me voir pleurer. Parce que pleurer, c'est la faiblesse. Et la faiblesse n'est pas digne de l'héritier van Heel.
Même avec lui, je ne pourrai jamais me permettre d'être faible.
Je dois être fort.
Pour son bonheur.
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