Melancholia (AST)
La bibliothèque du manoir peut se targuer d'être une des plus remplies de l'existence. Comment pourrait-il en être autrement, en effet, au cœur de l'habitat de dizaines et de dizaines de génies, écrivains, philosophes, scientifiques, tous réputés pour être les meilleurs de leur domaine ?
Les livres de toutes sortes se côtoient, neufs comme usés, jeunes comme vieux, destinés aux enfants comme révélant aux adultes les plus sombres secrets de l'univers. Tous ont au moins une page cornée, un coin déchiré, ou une simple tâche de café ou rayure sur la couverture. La poussière s'accumule sur les étagères, pas sur les ouvrages qui continuent de vivre leur vie de main en main.
Mais il en est un, perdu au cœur de la section dont les pages se remplissent de l'inactivité des gens.
C'est un beau livre, pourtant. La tranche, la seule partie visible, est d'un noir d'encre marqué d'un doux rose pâle formant un cœur battant. En coule un fil de la même couleur, tordu, modelé pour former un unique mot.
Melancholia.
Le seul livre de toute cette bibliothèque dont le nom de l'auteur est caché. Recouvert d'un morceau de papier collant se fondant avec le noir de la couverture.
Dans quel but ? On l'ignore. Ceux qui savent n'en parlent pas, ceux qui ne savent pas ne cherchent pas. De toute façon, ce livre n'est jamais lu, alors à quoi bon ?
Pourtant, aujourd'hui, un doigt s'appuie sur la bordure supérieure, aujourd'hui la poussière s'envole de la couverture, suivie par le retrait délicat de l'ouvrage de sa place. Une marque de poussière est laissée dans le bois, marque de la curiosité de ce nouveau lecteur, l'un des rares à avoir fixé ce livre avec intérêt.
Oh, il y en a eu d'autres, avant lui. Certains lui en ont même parlé. Mais leurs mots étaient tous les mêmes.
« Je suis restée accrochée tout du long, résonne la voix de Reina dans sa tête. C'est incroyablement addictif pour ce que c'est. Mais quand j'ai pu le finir, je me suis juré de ne plus jamais y retoucher. J'y sentais trop de douleur. Une douleur rendue belle dans les mots, mais une douleur quand même. »
La douleur, pourtant, il connaît. Et il n'est pas le seul.
« J'ai pas pu dépasser la moitié, soupire encore Thibault dans un coin de son esprit. C'est beau, hein, c'est pas le problème. Le souci c'est que... Ce n'est pas le livre que je voyais, c'est ce qui l'a écrit. Chaque mot faisait écho à une journée que j'ai vécue, ou que je pouvais imaginer. C'est devenu trop dur pour moi. J'ai préféré laisser tomber. »
« Melancholia, explique Houshang. C'est un superbe livre. Un style bien différent de ceux qui l'ont suivi. Ce que je trouve fascinant, c'est à quel point les sentiments de l'auteur l'en ont imprégné. Fascinant, et... Ô combien tragique. Je comprends que jamais un mot ne soit prononcé à ce sujet. C'est une relique qu'il vaut mieux apprécier religieusement. Seul avec sa douleur. »
« La fin était horrible, grimace encore Sora. Et pourtant, je m'y connais en bad end. Je n'aime pas son travail, même si j'en reconnais volontiers la qualité, mais là, j'ai été happé. Et pas dans le bon sens. J'avais l'impression de lire une autre histoire que celle qui était racontée, en filigrane. C'est littérairement fascinant, car aucune de ces deux histoires n'enlève à l'autre... mais bon sang... Tu ne peux pas t'empêcher de te demander pourquoi. »
Pourquoi, en effet ? Lui a une petite idée. Ces mots font bien plus écho dans sa tête qu'aux autres, sans doute la raison pour laquelle, comme Thibault, il n'a pas pu le terminer à sa première lecture. La douleur était trop familière.
Toujours la douleur. Ironique, pour un livre marqué par le sceau de la mélancolie.
Le temps a passé, cependant. Et un vieux reste de curiosité l'a amené à cet exemplaire, dont il ignore pourquoi il se trouve encore dans la bibliothèque du manoir. C'est légèrement moins étrange d'en voir le nom de l'auteur caché.
C'est vers lui que mes pas à moi me mènent aujourd'hui. Sans que je sache pourquoi.
J'entre dans la bibliothèque du manoir. C'est un vrai labyrinthe, rien de surprenant vu la quantité de livres. Je suis presque sûr qu'on pourrait ouvrir une médiathèque et se faire un sacré paquet d'argent. Sachiko a proposé, une fois. J'ai préféré laisser tomber l'idée.
Pourtant, malgré la taille de la pièce, je le remarque tout de suite. Senri, assis sur son fauteuil, les yeux plissés, concentré sur un ouvrage que je reconnais.
Comment pourrait-il en être autrement ?
Je ne peux retenir un soupir. M'assieds près de lui, peu engageant. J'aimerais autant ne pas parler de ce bouquin, mais je ne peux pas fuir éternellement mon passé.
Senri relève la tête. Sourit. Un sourire un peu de travers.
« Voyez qui voilà... L'auteur en personne. Quelle surprise. »
Je me cale dans le fauteuil sans lui répondre, les yeux fixés sur l'ouvrage.
De la tranche, le bout de papier glisse, cédant aux affres du temps. Révélant au public l'entièreté de la tranche.
Quatre mots s'en détachent.
Melancholia
Emerens van Heel.
Je serre les dents.
« La surprise, c'est encore de te trouver avec ça entre les mains. Pourquoi il t'intéresse tant ?
— Oh, c'était l'époque où je lisais énormément. J'ai fait tous tes premiers ouvrages à ce moment-là, et je suis tombé sur celui-ci au détour de la bibliothèque d'Hope's Peak. Je me rappelle avoir été surpris que tu ne m'en aies jamais parlé.
— Sans blague, je grommelle. Je sais pas si tu as compris, mais c'est un sujet assez sensible.
— J'ai vite compris pourquoi, t'inquiète. J'ai pas pu aller au-delà de la moitié. Tu frappais un poil trop juste. Mais bon, maintenant, je suis un peu mieux mentalement parlant, et j'avoue que je suis toujours aussi curieux. »
Ben voyons. C'est déjà pas mal d'avoir dépassé la moitié, j'ai envie de dire. J'ai commencé à tout y balancer vers le tiers de l'histoire. Mon roman, à la base rempli d'espoir et d'amour, qui s'est petit à petit transformé en exutoire dans les trois ans que j'ai passé à l'écrire.
Trois ans.
Senri marque la page où il en est, avant de refermer le livre. Son regard inquisiteur ne me quitte pas. Je le connais, il n'a pas envie de creuser, ses doutes doivent lui suffire pour comprendre. Mais tout aussi calme qu'il puisse être, il ne peut pas cacher sa curiosité.
Et. Bon. Il est sans doute la seule personne sur cette terre à qui je n'ai pas honte d'en parler.
« Tu es si curieux que ça ? Pour le reprendre après toutes ces années ?
— Si c'est personnel, tu n'es pas obligé. Mais, il ajoute avec une pointe d'humour, si je puis me permettre, je ne suis pas le seul à me taire sur les détails importants, pas vrai ? Et ce bouquin est un journal intime à soi tout seul. Alors j'avoue que je préfèrerais que ce soit toi qui m'en parles. »
Je ne peux retenir un petit rire.
« Petit futé. Très bien, très bien, je vais te raconter une histoire, puisque tu y tiens tant.
— Je n'y tiens pas plus que ça–
— Non, non. De toute façon, je crois que j'ai besoin d'en parler à quelqu'un. »
Je tends la main vers l'ouvrage, qu'il me remet sans discuter. J'en profite pour contempler la première de couverture. Cette édition est sans doute une nouvelle, pourtant, elle n'a pas changé depuis la toute première. Une paume ouverte, vers le haut, tendue vers un cœur battant, brisé. Le titre marqué sur le cœur comme autant de traces de sang, même malgré le rose qui colore chaque détail.
« Melancholia ne s'est pas toujours appelée ainsi, je commence en caressant du bout du doigt la main tendue. Avant, quand j'ai commencé à l'écrire, je voulais la publier sous le nom de « Leçon d'Amour ». Ou un dérivé. »
Je pouffe devant le regard blasé de Senri.
« Un truc un peu bateau, j'avoue. Me juge pas, j'avais dix ans. »
Il comprend tout de suite. Son jugement se mue petit à petit en une expression bien plus sérieuse.
« J'ai fini de l'écrire quand j'en avais treize. Melancholia est mon tout premier roman publié, que j'ai écrit pendant mes années à Saint-Cyr. J'y ai bien mis trois ans avant de le terminer. »
Un nouveau soupir m'échappe.
« A l'exception de quelques erreurs de grammaires, il a été publié tel quel. Sans rien omettre de tout ce que j'avais traversé pendant ces années à Saint-Cyr.
— Pourtant, l'histoire en est assez loin, non ? C'est une... Bon, la description est pas terrible, mais « simple » romance adolescente. Une histoire de découverte qui finit mal.
— Oui, d'une certaine manière, j'avais une plotline et je m'y suis tenu, je pouffe. Mais s'il paraît si vivant, c'est parce que chaque page a été écrite en m'inspirant de ma propre vie. »
Mes doigts se resserrent sur la tranche du livre.
« J'y ai tout fourré. Les vacances chez Thibault, le bonheur au milieu de l'enfer, la peur de ne pas être assez. Les départs des gens les plus proches, le poids de l'échec, le sentiment d'abandon, tout. Je savais vraiment pas me retenir, à l'époque... »
Un rire me prend. Un rire qui meurt, seul, sous le regard toujours on ne peut plus sérieux de Senri qui n'a pas cessé de me fixer.
Est-ce donc si merdique en termes d'humour ? Pourtant, ce n'est pas la première blague sur la dépression que je fais.
C'est peut-être bien la première qui est aussi personnelle, toutefois.
De toute façon, je ne peux que cesser de rire en sachant ce qui vient après.
« Je l'ai fini en mars 2013. Une semaine avant la Tragédie. Ce manuscrit était la seule chose qui me faisait encore tenir un tant soit peu, je soupire en levant un bras devant moi. Pourtant, la seule fin qui m'est venue, loin de la joyeuse que je prévoyais à dix ans, était particulièrement noire. Je n'y ai laissé que la petite touche d'espoir qu'il me restait. Celle qui m'a poussé à appeler ma mère. »
La main de Senri se pose sur mon avant-bras. Le ramène, tout doucement, vers le canapé.
Il ne dit toujours rien.
« Donc bon. Melancholia, j'aime pas trop en parler. Pas que j'en ai particulièrement honte ou que je le renie... C'est juste que... »
Je prends une profonde inspiration comme pour retenir le picotement me prenant les paupières.
« Si on commence à me poser des questions plus précises... C'est comme si on me demandait de raconter Saint-Cyr. Et je peux pas raconter Saint-Cyr. Pas dans toute son horreur. »
Senri hoche la tête.
« Je vois pourquoi. Inutile d'en dire plus.
— Merci. Mais bon si avec ça tu veux toujours lire le bouquin...
— Eh, ça fera un peu challenge pour voir si j'ai progressé depuis la dernière fois.
— Qui se termine au moment où t'arrives au bout ? Me blâme pas si ça te sort par les yeux, je ricane. Je t'aurais prévenu. »
Il me file un coup de coude.
« Essaie de me dégoûter, je le vois. On peut plus lire tranquille ici ?
— Nope ! Et bon puisque Monsieur est prêt à chialer, moi, je vais me chercher un bon bouquin spécial de miss Tskakiris dans la meilleure partie de la biblio.
— Sérieusement ?!
— Eh, il faut bien soutenir ses élèves– Eh là, Melancholia n'est pas faite pour être balancée sur mon pauvre visage, repose ce livre tout de suite ! »
Oui parce que ce cher Senri a l'air sur le point de m'atomiser gentiment la gueule. Bon, pas que je ne l'aie pas mérité, mais quand même, ce livre m'a détruit émotionnellement, je ne veux pas qu'il le fasse physiquement !
Enfin, ce ne serait que justice. Mais ce n'est pas tout, mais je dois comme qui dirait me planquer. Si Senri m'éviscère même en toute amitié dans la bibliothèque, Reina va encore m'engueuler parce que je ne respecte pas le sacro-saint calme de lecture.
M'enfuyant loin du terrible Trésorier dans la section « adulte » de la biblio, je ne peux retenir un sourire.
Tout compte fait, Melancholia n'aura pas eu de mauvaise fin.
Le livre n'est toujours pas fini. Et, contrairement au moi de treize ans, je ne vois pas arriver la conclusion avant un bon moment.
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