Chapitre II (18) : Dormez-vous Frère Jacques ?
Lorsque je débarque dans la salle de réception, carnet en main, je ne vois qu'une foule de pieds. Et pour cause, mes yeux sont fixés au sol. Les chuchotements s'arrêtent, je sens leurs yeux sur moi et toute l'attente anxieuse qu'ils contiennent. Des escarpins rouges apparaissent dans ma vision périphérique.
- Ça va, Mika ? Tu veux t'asseoir ?
La voix de Theodosia me donne envie de pleurer. Je voudrais me jeter dans ses bras, tout abandonner, la laisser se charger du procès, m'endormir et me réveiller seulement quand toue cette merde sera terminée. Mais je secoue la tête. C'est trop tard pour me reposer, et j'ai toujours la haine contre elle pour m'avoir caché sa suspicion vis-à-vis de Sora...
Sora.
Je relève un peu la tête, balaie du regard les visages qui m'entourent. Sora est debout à l'écart avec Eiji, les yeux rouges d'avoir pleuré lors de l'interrogatoire et la tête baissée. Ses mains sont jointes devant luel alors même qu'elles ne sont pas menottées, iel a des pansements partout sur le visage, les vêtements déchirés.
Mais que quelqu'un lui amène quelque chose de potable à se mettre sur le dos, nom d'un chien ! C'est comme si... comme si l'accusé.e ne pouvait pas être humain.e. C'est ça, hein ? C'est pour ça que personne ne bouge.
Je me dirige vers luel à grands pas, enlève mon trench et lui pose sur le dos. Iel relève rapidement des yeux emplis de larmes vers moi avant de les baisser de nouveau. Je me mets à signer, tant bien que mal.
- T'inquiète. Je sais que t'es innocent.e. Je vais leur montrer à quel point ils sont cons.
Iel laisse échapper un faible rire, rauque et brisé, qui me serre la gorge. Quel meurtrier a ce genre de rire ?
Quel meurtrier se jette dans les flammes pour sauver celuel qu'il a essayé de tuer ?
- Comme c'est mignon. On peut y aller ?
Je ne sursaute même plus.
C'est que le condamné finit par s'habituer à la voix de son bourreau.
- Ouvre cette porte, Monokuma, grince Judicaël. Qu'on en finisse.
Avec des gestes d'une lenteur insupportable, la Chirurgienne fait tourner une énorme clé dans la serrure et pousse la porte.
Cette fois, pas de fresques over the top. Juste un carrelage en noir et blanc des murs tapissés uniquement de nuances de rouge, du rouge vif au carmin. C'est d'un mauvais goût crasse, et en plus Inquisiteur fait caméléon dans ce décor. Ça doit le faire marrer.
Les pupitres en bois sont toujours à la même place. Sauf que cette fois, deux portraits en noir et blanc se sont ajoutés à celui de Benedikt.
Hibiki, dont la photo disparaît presque sur des barres verticales, cruel rappel de son passé, de sa mort. Michiru et Tritri, coincées entre ce portrait et celui de Benedikt, ont l'air de deux prisonnières.
Et Lan Yue. Son sourire figé, éclaboussé de tâches dégoulinantes. Ema, à sa gauche, n'ose même pas le regarder.
Je détourne le regard, sans pouvoir retenir un frisson. J'ai toujours eu ce trench sur mes épaules, et maintenant qu'il n'y est plus, je réalise à quel point on se les gèle ici.
Je prends place entre Shun et Judicaël, qui me lance un regard entendu. Tout le déroulé du procès dépend des résultats de notre enquête, mais sinon aucune pression bien sûr. Je tremble tellement fort que Sora finit par me redonner mon manteau malgré mes protestations.
- C'est bon, ne t'inquiète pas. Tu en as plus besoin que moi.
Ses doigts cessent de bouger, l'enfermant à nouveau dans le silence oppressant de la salle. Monokuma se traîne jusqu'à son fauteuil, et à peine s'est-elle assise qu'un cliquetis familier se fait entendre.
Ça y est. On est à nouveau coincés ici jusqu'à ce que quelqu'un meure... ou bien ressorte seul.e.
- Le procès est ouvert. Vous avez jusqu'à une journée entière de débat. Mais si vous pouviez faire plus vite... (Elle bâille.) Ça m'arrangerait.
Je réprime l'insulte qui me monte aux lèvres alors que j'échange un regard avec Mao et Judicaël.
Inspire, expire. C'est parti.
- De ce qu'on sait pour l'instant, c'est un assassinat en huis clos par bombe. Par assassinat, j'entends que ça a été planifié et que Lan Yue était spécifiquement visé.
Au moment où je prononce ces paroles, le monodossier s'affiche sur les écrans de la salle, montrant le corps écrasé de Lan Yue aux yeux de tous. Crispation générale. Certains ont des hauts-le-cœur, d'autres ferment les yeux. Je garde les miens sur le sol.
- Je propose qu'on annonce tous.tes notre alibi ou du moins notre position à l'heure du meurtre, continue Judicaël. Je sais que Mika a déjà pris des notes, mais justement, faut vérifier que ça matche.
Pas con. On n'est jamais trop prudent et c'est pas comme si on était pressés par le temps. Je sors mon carnet alors qu'Eiji prend la parole.
- Theodosia, Kiseki et moi-même étions dans la cuisine, et nous sommes montées avec un extincteur chacune peu après votre départ précipité, Mika.
- L'alarme a sonné quand on a vu le corps, intervient Kiseki. Je sais pas si ça a une importance ?
Les règles spécifient que seuls les élèves non-coupables comptent comme témoins... et même si je suis entré.e avant tout le monde, je n'ai pas vu le corps.
- ... Donc en admettant que Sora est innocent, cela marque automatiquement deux de ces trois-là comme non coupables, conclut Michiru.
- Si Sora est innocent. Sinon, elles sont toutes innocentées.
La remarque d'Altaïr me fait grincer des dents. Je préférais encore quand il dormait debout. Mao me coupe l'herbe sous le pied en jetant un regard noir à l'Onirologue.
- Plutôt que de faire ce genre d'insinuations, Calliope, dis-nous plutôt ton alibi. Pour que tu te permettes ce genre de remarque, il doit être excellent.
- J'étais en cuisine et je ne suis parti que pour aller chercher des ingrédients. Shun peut confirmer. J'ai toujours été à la vue de tous.
Le dénommé est tellement rouge qu'il confond avec les murs de la pièce, mais il hoche la tête en grommelant. On sait comme ça s'est fini, hm. Ça concorde mais ça veut pas dire qu'il a été sous surveillance étroite tout ce temps.
- Très bien, soupire Judicaël. Shun ?
- ... Je surveillais Mao. Il avait renversé son saladier et je voulais être sûr qu'il nettoie ça bien.
- Je confirme.
C'est cohérent avec les interrogatoires, aucun problème jusqu'ici.
- J'étais aussi en cuisine et j'ai suivi le groupe lors de l'incendie, continue Hibari.
- Pareil ! Mais j'ai dû rester dehors le temps que la fumée se dissipe un peu.
Je jette un regard en coin à Hibari, et Michiru qui vient de parler. Leurs alibis sont similaires à ceux qu'ils m'ont donnés, mais comme avec Altaïr, pas de certitude qu'ils aient été là tout du long.
- Noelle, Tritri, vous n'étiez pas à l'atelier. Qu'est-ce que vous faisiez ?
- ... Testais mon drone dehors, marmonne la Pilote en arabe.
Judicaël me regarde avec l'air d'attendre quelque chose. Évidemment, qui dit Ultime Interprète dit que tout ce que dit Tritri doit passer par moi. En même temps, je n'ai pas vraiment le choix. Je suis lae seu.el qui parle arabe maintenant qu'Hibiki est... bref.
- Elle faisait des tests avec son drone à l'extérieur. Ça matche avec mes notes.
- Ok. Et toi, Noelle ?
- Je travaillais dans mon chalet. Je n'ai croisé personne, à part Callaghan en allant chercher à manger dans le cellier.
Elle doit sentir l'ambiance se refroidir puisqu'elle ajoute d'un ton toujours égal :
- Je sais que cela me place haut dans la liste des suspects. Je peux cependant affirmer que je n'ai pas tué Lan Yue.
J'ai l'impression que ça met tout le monde encore plus mal à l'aise, mais bon. Bien essayé. Par contre, il y a quelqu'un d'autre dont on ne connaît pas du tout l'activité avant l'explosion. Enfin, je la connais, mais j'ai besoin qu'elle le dise elle-même.
- Ema, tu es partie de la cuisine peu avant le meurtre. Qu'est-ce que tu faisais ?
La Mime se tend et me foudroie du regard.
- Toilettes. On a plus le droit d'aller pisser maintenant ?
Pas la peine de me donner ce petit ton agressif, Ema, tu sais très bien que c'est le jeu... Si on commence à s'engueuler maintenant on est pas sortis de l'auberge.
- ... Sora ?
Le ton de Judicaël se fait plus doux alors qu'il se penche au-dessus de son pupitre pour essayer de regarder le Cuisinier à sa droite.
- Qu'est-ce que tu faisais ?
Pas de réponse.
- On m'a dit que tu étais sorti avant l'explosion. Pour aller où ?
Même pas une réaction. L'un des sourcils de Judicaël tressaille de manière irritée.
- Sora, on ne peut pas te défendre si tu ne dis rien...
Il a pas tort. Je quitte ma place pour aller tapoter sur le bord du pupitre de Sora, qui se redresse dans un sursaut et me fixe sans comprendre.
Oh. Iel n'a rien entendu. Je suis con. Ses implants ont beau être allumés, si iel ne regarde pas la personne qui lui parle ils ne servent pas à grand-chose.
- On voudrait savoir pourquoi tu es sorti.e avant l'explosion, je répète en articulant.
Des larmes se forment immédiatement aux coins de ses yeux et je regrette tout de suite ma question.
- ... J'étais allé chercher les absents... E-Et je me suis dit que Lan Yue devait être... en haut...
- C'est bon, la coupe Judicaël. Ne t'inquiète pas, Sora. C'est assez.
Ah donc ça la laisse même pas finir, très bien. Mon exaspération doit se voir sur mon visage parce que lorsque je regagne ma place, l'Activiste se met à chuchoter de manière à ce que personne d'autre n'entende.
- Un peu plus et il allait pleurer. Je pense que personne n'a envie de ça, lui compris.
Certes, mais... mais c'est peut-être juste en train de la mettre encore plus en détresse. Peut-être qu'elle croit son sort déjà scellé.
... Et est-ce qu'elle aurait vraiment tort de penser ça ?
- Quant à moi, avec mon fauteuil, c'est compliqué de faire l'aller-retour et d'utiliser l'ascenseur sans être vu. Je n'ai pas quitté la cuisine de l'après-midi. Et Mika... Mika est parti.e après l'explosion.
Pas besoin d'être un génie pour comprendre que mon alibi n'est pas solide. J'ai aussi quitté mon poste pour aller chercher des ingrédients au cellier, pendant assez longtemps pour pouvoir monter au gymnase. Mais Theodosia enchaîne sans que personne ne relève.
- J'ai besoin d'être sûre d'une chose... Ça ne peut pas être un suicide ?
Eh bien, Theodosia ? Que se passe-t-il ? Une certaine culpabilité, peut-être, d'avoir pointé ton index sur Sora aussi vite ? C'est un peu tard. Ne venez pas vous plaindre d'avoir à accuser des gens quand moi j'y suis forcé.e depuis la première enquête.
- Non, pas possible, réplique Mao. C'était une bombe à retardement, pas à distance. Si Lan Yue voulait mourir, il n'aurait pas cherché à s'enfuir, il serait resté près de la bombe et le corps aurait été en bien pire état. Et par là, j'entends qu'on aurait pas pu le reconnaître.
Shun croise les bras, l'air exaspéré.
- Alors je sais qu'on a déjà dit que c'était une bombe, mais ça vous tuerait de nous dire où est-ce que le coupable aurait pu s'en procurer ? Surtout si c'est pas un truc artisanal.
Judicaël croise les bras et soupire.
- Chez Tritri. Qui d'autre ?
L'atmosphère s'alourdit alors que Tritri se retrouve au centre de tous les regards et se recroqueville. Elle ne doit rien comprendre.
- Mao est allé vérifier, elle a ce genre de bombe en plusieurs exemplaires dans son chalet. Ça ne peut que provenir de chez elle. Personne d'autre ne sait en fabriquer.
Eiji regarde Tritri, puis soupire, l'air embêté et presque déçu d'elle-même.
- ... Je n'avais jamais vérifié ses effets personnels.
Ça fait au moins une personne qui fait confiance à Tritri ici. Cela dit, je suis à peu près sûr.e que Judicaël se trompe. Quelqu'un d'autre ici peut fabriquer des explosifs, et ce quelqu'un est en train de somnoler dans son fauteuil.
- Monokuma. Toi et ton assistant, vous pouvez fabriquer des bombes, non ?
Un rire moqueur s'échappe de la gorge de Monoaku et résonne sur les murs de la salle.
- Les fabriquer, très certainement. Vous laisser poser les mains dessus ? Hors de question.
- C'est à Monokuma que je-
- Ce qu'il dit, marmonne la concernée en triturant distraitement son gant..
Bon. C'est sûr que l'arme du crime provient de chez Tritri, certes. Mais ça ne veut pas dire qu'elle l'a fournie de son plein gré ou qu'elle l'a activée.
Shun, à quelques mètres, se gratte la nuque en regardant Tritri avec ce qui ressemble à un mélange de... de peine et de méfiance. Il a eu la réponse à sa question, et maintenant il la soupçonne. Ou pire.
Dans un coin de ma vision, je vois Mao se trémousser nerveusement.
- N'importe qui aurait pu voler des bombes dans le chalet de Tritri, c'est pas un exploit de réussir à forcer une serrure !
- Pour ça, il faudrait déjà savoir où elles sont avant de planifier le meurtre... C'était ton cas, peut-être ? lance Judicaël.
L'Imitateur montre les dents, en lançant à l'Activiste un regard glacial.
- C'est facile de savoir qui a quoi si on est l'Instigateur de tout ce merdier. Et à ce propos, tu me sembles très bien renseigné, Levavi.
La température vient de baisser de trois degrés figuratifs. L'instigateur. Le Mastermind. Le metteur en scène de toute cette connerie. On sait qu'il existe. Il est sûrement parmi nous. Mais c'est bien la première fois que quelqu'un ose ouvrir sa gueule à ce sujet et c'était tout sauf le moment.
- ... C'est un autre problème. On va peut-être revenir au débat actuel, hm ?
Hibari, sois béni pour ta pertinence et ta capacité à sourire dans une situation pareille.
- On est donc certains que les bombes viennent de chez Tritri. Ça ne veut pas dire qu'elle est la meurtrière, peut-être qu'elle les a juste fournies ?
- C'est bien ce qui m'embête dans cette histoire, souffle Theodosia. Je n'ai pas envie d'accuser Sora...
Il est où le "mais" ?
- ... Mais le fait qu'il ait organisé cet atelier, juste avant la mort de Lan Yue, ça me paraît trop gros pour être juste une coïncidence. Et puis, il est beaucoup sorti, on l'a tous vu. Peut-être que... qu'il est allé voir Tritri lors d'une de ces sorties, et que le meurtre a été planifié comme ça.
Pas le moindre mot ne sort de ma gorge.
C'est pas possible...
C'est pas possible d'être aussi conne, ma parole !!
Sora n'aurait pas le courage de planifier une telle chose. Ni la réflexion pour. Ça ne lui viendrait même pas à l'esprit. Si ça avait été un accident, passe encore, mais là on parle d'un assassinat.
Theodosia ne lae connaît pas. Elle ne peut pas savoir.
...
Mais est-ce que Judicaël, Lan Yue, Altaïr et Michiru ne pensaient pas connaître Hibiki ?
Est-ce que c'est pour ça que tu prends position cette fois, Altaïr ? Parce que tu ne veux pas refaire la même erreur ?
Des murmures se répandent dans toute la salle, alors que plusieurs personnes jettent à Sora des regards perplexes.
Je partage son chalet. C'est avec lui que je passe le plus de temps. Il me fait confiance.
... Mais est-ce que je connais réellement Sora ?
- Vous êtes vraiment trop cons !!
Les murmures se stoppent, et je me fige.
Parce que ce n'est pas moi qui vient de crier.
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Je suis de retour après deux mois où j'ai galéré à aligner trois phrases, wouhou ! Pas mon meilleur chapitre mais ceux qui viennent seront, je l'espère, à votre goût ;)
PS : Merci Louna pour les cadres des portraits-
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