Chapitre I (5) : On peut venir au monde les yeux fermés

(TW cauchemar lié à des traumas)

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C'est environ deux heures après ma discussion fort particulière avec Eiji que chacun finit par se rassembler au réfectoire pour exposer ses découvertes. Theodosia a du mal à maintenir le calme, chacun voulant apporter sa contribution. Je ne m'inclus pas dedans. Tout le monde baragouine la même chose, il n'y a rien à ajouter, et puis je préfère passer sous silence ma dispute avec Noelle. Elle aussi, heureusement, et aucun des témoins ne décide de faire la balance. Même si Ema me lance des regards goguenards pendant toute la réunion. Petite peste.

Je ne prends même pas la peine de me doucher en rentrant, s'effondrer sur son lit comme une merde est un bien meilleur projet de vie. Trop de socialisation, trop d'émotions, trop des autres, trop de moi. Pour éliminer le trop, j'aimerais qu'il n'y ait plus rien, du tout.

Alors je ferme les yeux.

J'attends le rien. 

Mais le rien ne vient pas. 

À la place, c'est des pensées qui se mélangent, s'entrechoquent, tentent de se frayer un chemin dans l'étroitesse de ma cervelle, hurlant de tous côtés. Ça hurle mon nom, des insultes, je sais qu'elles me sont destinées, ça hurle d'autres noms, parfois il n'y a pas de mots, juste un long cri entrecoupé de sanglots. 

Un enfant qui pleure et à qui on ordonne sèchement de se relever, une murène dans un aquarium, un bruit de chasse d'eau, une maison qui s'éloigne à travers la vitre arrière d'une voiture, une odeur de détergent, un décollage précipité, des applaudissements, ça fait mal, une nuit blanche, un peu de fumée, une brosse à cheveux accrochée dans un nœud, ça fait mal, d'autres enfants, un geste de la main, ma mère, mon père, maman, mon autre père, mon premier père, encore maman, ça fait mal, mal, mal, mal…

Mal à la lèvre.

Je me redresse, aspirant de l'air à grandes goulées. L'air est glacé, mais mon visage brûle. J'ai rêvé, je le sais, enfin plutôt cauchemardé j'imagine, impossible de me rappeler. J'ai mal, ça fait mal. Ça saigne, je suis sûr.e que ça saigne. 

Je me précipite jusqu'à la salle de bain, mais le miroir ne me renvoie qu'un regard affolé, et des lèvres sans la moindre trace de sang. Ma cicatrice est propre, nette. Douloureuse. Minuscule. 

Je frissonne, et me passe un peu d'eau chaude sur le visage. La douleur repart comme elle est venue. Ça va mieux. J'ai les mains qui tremblent. Un peu. Mes jambes aussi. Mais juste un peu.

… Non, pas moyen de me recoucher. Pas comme ça. 

J'entends des rires dans le salon. On est en pleine nuit pourtant, c'est quoi ce bail… J'attrape un sweat qui traîne et me dirige à pas feutrés vers le salon.

– Mais arrête d'essayer de me tuer, on est dans la même équipe, ça marchera pas !!

– T'as dit nonante, moi je dis ça mérite la mort !

Deux têtes blondes sont en train de s'agiter sur le canapé, et un fauteuil roulant traîne près d'un des accoudoirs. Tiens donc. 

– Dis donc, ça fait une gaming night et ça m'invite pas ? 

Sora sursaute et se retourne, ses cheveux sont en désordre et elle disparaît presque dans un pyjama pilou rose à pois verts qui me ferait presque mal aux yeux si j'avais mes lunettes.

– Hey, Mika ! Je t'aurais bien proposé.e mais quand je suis venu.e dans la chambre tu dorm- Wait, c'est mon sweat ?

Je baisse les yeux et sent mon visage brûler à nouveau, pas de la même façon cette fois. Non, en effet, je porte rarement des sweats Hello Kitty, surtout aussi grands. Mais quel con d'avoir pris le premier truc venu, aussi…

– C'est pas grave ! Tu peux le garder, t'es trop choupi avec !

Je. Iel veut ma mort c'est ça ? C'est forcément ça. Pourquoi me faire des compliments avec un tel sourire sinon ? Je vais pas tenir longtemps à ce rythme.

– Chuis d'accord !

Judicaël, qui est semble-t-il le partenaire gaming de Sora pour ce soir, se retourne et me fait un grand sourire.

– Mais viens si tu veux, on fait une partie de smash ! Même si on a que deux manettes.

– C'est ma vieille Wii, explique Sora. Je l'ai amenée avec moi pour pouvoir m'en servir à Hope's peak, mais… Du coup, autant en faire usage ici.

Ça me va, de les regarder jouer. Plutôt crever que d'aller me recoucher. Je m'assois entre eux deux sur le canap, et replie mes jambes contre mon buste. Le sweat de Sora sent le chocolat, un peu la friture, et le shampoing spécial teinture. Une odeur chaleureuse. 

Sora joue les ice climbers, Judicaël a pris Lucario, et ils sont en train de massacrer allègrement les pauvres Link et Peach qui font office de PNJ. Ça me rappelle des souvenirs, encore. Blue et Warren jouaient tout le temps avec moi et Abigail, et les petits pleuraient parce qu'ils voulaient jouer aussi, alors Papa les emmenait faire la cuisine pour les distraire. Je prenais presque tout le temps Marth, et on se battait pour l'avoir avec Abby. Good times.

– Oh dites ! s'exclame Judicaël entre deux insultes en flamand. C'est l'anniv des jumeaux et de Lan Yue à la fin du mois, du coup je voulais organiser une pool party ! 

– Quuoooiii ? braille Sora juste à côté de mon oreille droite.

Je lui traduis rapidement en langue des signes, étant donné que je tiens à mon audition.

– Aaaah ! Tu voudras que je fasse la cuisine ? 

– Ce serait nickel, on pourra t'aider si t'as besoin, mais bon, t'es l'ultime Chef alors autant en profiter ! 

– Ouais, c'est cool et tout mais… une pool party ? Ça risque pas de mal finir, dix-sept ados dont la moitié surexcités autour d'une piscine ?

Judicaël lève les yeux au ciel à ma remarque. Dis-le si je te fais chier mec. 

– Mais noooon, ça va aller. Qu'est-ce qui pourrait mal tourner ?

… Je sais pas si c'est de l'ironie ou pas. Si oui, tant mieux. Si non, alors il est très très con. Je peux déjà penser à une douzaine de scénarios catastrophe, moi. Surtout qu'à mon avis, on sait pas tous nager.  Et puis… La piscine, c'est là où… Noelle. 

– Mika, tu pourras m'aider à trouver quelques formules en chinois et japonais ? Je pense qu'ils adoreraient.

– Ouais, c'est dans mon champ d'action, je pense, je réponds sans grand enthousiasme. Mais on a des maillots de bain ? 

– Yep yep, j'ai déjà vérifié dans mon armoire ! 

Et merde, le seul obstacle qui aurait pu s'opposer à cette idée de pool party vient de tomber. J'imagine que je n'échapperai pas à ma destinée. Ça m'occupera au moins. 

– J'ai déjà demandé à Hibiki et Altaïr de s'occuper de la musique ! Et Tritri va larguer des confettis avec ses drones, ça va être INCROYABLE.

Ça m'a surtout l'air cauchemardesque, oui. J'espère bien ne pas me taper une crise d'angoisse en plein milieu, ça serait con quand même. Enfin, j'irai quand même. Pour faire bonne figure. Et pour la bouffe.

– En attendant je t'ai envoyé dans le mur, ricane Sora.

Judicaël jure, et fait semblant de la taper, s'affalant à moitié sur moi au passage. Par réflexe, je me décale, et ma cuisse touche quelque chose. Celle de Sora. 

Oh. Ooooh. Oh bon sang. Je vais mourir. J'ai le visage qui chauffe. C'est la fin pour moi. Je rabats la capuche du sweat sur mon visage. Sauf que le tissu exhale l'odeur de son propriétaire. Mais quel enfer, bon sang, quel enfer. Heureusement il n'a pas l'air d'avoir remarqué, vu qu'il recommence une partie. Judicaël par contre… Je peux distinguer son regard sur moi alors même que la capuche réduit mon champ de vision à un simple trou. Je jure que je vais crever sa roue de fauteuil s'il continue.

N'empêche, j'ai pas envie de me décoller. J'ai froid, et le contact de Sora ne me rebute pas. Au contraire. Je me reconnais à peine. On m'aurait dit quelques semaines plus tôt que je me comporterai comme un bébé en manque d'affection avec un.e quasi-inconnu.e, j'aurais trouvé ça tellement absurde que ça ne m'aurait même pas fait rire. Il faut croire que se retrouver dans une situation comme ça, ça nous fait faire des trucs insoupçonnés. Comme avoir envie de rester collé à quelqu'un toute la nuit parce que ce quelqu'un est incroyablement réconfortant. Aussi con que ça puisse paraître.

L'image de Blue apparaît quelques instants derrière mes paupières closes. Elle utilisait le même shampoing que celui dont l'odeur imprègne le sweat de Sora. À quelques détails près. Ses cheveux ont toujours été dans un de ces états, avec toutes ses teintures… ça rendait papa dingue. Surtout qu'une fois, Emily a failli manger sa teinture de supermarché qui traînait.

Elle me manque.

Ils me manquent, tous.

Ce qui ne me manque pas par contre, c'est…

Je préfère ne pas y penser. 

L'image de Blue s'évanouit, et lorsque mes yeux se rouvrent, je suis de nouveau dans le salon de mon chalet, inondé de la lumière grise du petit matin. J'ai fini par m'effondrer, on dirait. Et je suis toujours appuyé contre Sora. Pitié, pas la panique dès le réveil ! Si je voulais être l'héroïne d'un shojo manga, j'aurais demandé ! Heureusement pour moi, Sora dort encore, et ronfle doucement. La manette de la Wii est restée dans sa main, et l'écran de télé brille encore, figé sur l'écran de victoire de Smash Bros. L'effort physique a dû être considérable, parce que Judicaël est tombé sur mon autre épaule et dodote comme un bienheureux. Me voilà donc pris.e en sandwich entre deux blonds gays. Booon, ça pourrait être pire, mais j'ai envie de pisser et mon estomac me fait payer de l'avoir négligé la veille en produisant des gargouillis semblables à des cris de baleine à l'agonie.

Bon. Mission impossible, start. Étape une, pousser Judicaël de l'autre côté du canapé en faisant attention à ne pas le réveiller. J'ai entendu trop d'histoires de la part de Michiru sur un certain blond de sa promo qui se transformait en berserker si on le réveillait. Dieu merci, ce blond-là a l'air d'avoir le sommeil profond.

Étape deux, se détacher de Sora en douceur et pas en bondissant même si la tentation est forte. Doucement. Voilà, iel n'a pas bougé d'un pouce. Et dernière étape, aller prendre une douche, choper des vêtements propres et partir déjeuner. En paix, j'espère.

Je ne peux que constater que ça va déjà mieux qu'hier, quand même. Je sais pas si c'est le déni ou bien le gros dodo que j'ai tapé contre Sora. Revoilà mon visage qui chauffe pour bien montrer ma honte. On va prétendre que ça n'est jamais arrivé, hein.

Mes vêtements enfilés tant bien que mal, me voilà en route dans le froid pour retrouver la chaleur du réfectoire. Cette fois, Sora n'étant pas levé.e, c'est Hibari qui a fait le petit déj. Je le soupçonne de ne pas avoir dormi du tout cette nuit, mais je serai très mal placé.e pour lui faire la morale. Il a vraiment fait griller des toasts pour tout le monde, et fait des belles assiettes avec ça… ce type est un ange. Et l'une des rares personnes ici qui ne me donne pas envie d'aller m'enfermer dans un placard sombre pour ne plus jamais en ressortir. 

Je devrais pas me faire trop d'illusions, cela dit. S'il savait ce que j'ai fait à Noelle hier, il me détesterait sûrement. Elle n'est pas encore au réfectoire pour l'instant, tant mieux pour mon cul et ma conscience. Ou bien elle y est déjà passée. 

– Mika ? Ça va ? Tu as l'air triste.

La voix d'Hibari me tire de ma réflexion. Bravo, il s'inquiète maintenant. Alors que j'en vaux pas vraiment la peine.

–  O-Ouais, je suis juste dans le gaz, t'inquiète, je bafouille.

– Hm… Tu peux toujours venir me parler si quelque chose te préoccupe, d'accord ?

Je hoche la tête, sans le croire vraiment. Bien sûr, je vais aller lui raconter à quel point j'ai l'impression d'être une horrible merde. Je préfère ne pas poursuivre la conversation, alors je débarrasse vite fait mon assiette pour pouvoir me barrer. Le froid pénètre jusqu'à mes os, mais au moins, lui n'essaie pas de m'offrir une gentillesse de surface.

– Hey ! Fais gaffe ! 

Je fais un bond, mais il n'y a personne à côté de moi. Ces mots ne me sont donc pas adressés. Je m'approche un peu de la provenance du cri, le plus discrètement possible. J'ai vraiment rien à foutre de ma vie pour aller fourrer mon nez dans le drama des autres.

Et quel drama. Ema se tient à quelques mètres de moi, une main sur son front légèrement rougi, et en face d'elle, Tritri est à demi recroquevillée sur elle-même. Une géante paralysée par la simple vue d'une minuscule araignée. 

– T'es l'ultime pilote de drone, tu pourras pas contrôler tes engins, grande gigasse ?! 

Tritri se retrouve presque acculée contre le mur, ses mains ont lâché sa télécommande pour venir agripper les bords du sac en carton qu'elle porte sur la tête. Elle va le déchirer, si ça continue… En plus, je vois les pupilles d'Ema se rétrécir. Presque comme celles d'un serpent.

– Ou bien tu l'as fait exprès ?

Elle a conscience que Tritri ne comprend pas un mot de ce qu'elle dit ? Quelle imbécile. 

– Bah alors, t'as rien à dire ? Défends toi, un peu ! continue la Mime, décidément bien remontée.

Les mains de Tritri resserrent leur emprise sur le sac. J'ai une impression bizarre dans la poitrine d'un seul coup, comme si… ce n'était pas Ema la plus dangereuse des deux.

– Tu me les brises. C'est facile de cacher son visage, ça évite de faire face aux autres, hein ? 

Bordel… Faut faire quelque chose... Où est Hibiki quand on a besoin d'elle ?

– Emaaaa~

Une voix doucereuse interrompt soudain celle, stridente, d'Ema. Un cri étranglé m'échappe. Quand est-ce qu'Altaïr s'est glissé derrière elle comme ça ?! Je l'ai même pas vu s'approcher ! Et Ema a l'air tout aussi choquée que moi, ses yeux sont ronds comme des soucoupes.

– La violence gratuite dont tu fais preuve à l'égard de Tritri en dit plus sur toi que sur elle, tu sais ? Tu as envie d'en parler ?

– N-Non ?! De quoi tu te mêles… 

– Je me demandais juste qu'est-ce qui pouvait bien te passer par la tête… Ma belle, tant de colère en toi, ça devrait se défouler sur un sac de sable plutôt que sur quelqu'un qui ne peut même pas se défendre, tu ne crois pas ?

Tout en parlant, il pousse Ema plus loin, l'empêchant ainsi de retourner vers Tritri, et passe devant un Mao éberlué. Yep, il a loupé tout un épisode. Je m'approche un peu de Tritri, et vais pour ramasser sa télécommande tombée au sol, mais la voilà qui la saisit brutalement avant de s'enfuir en courant telle une bête traquée. D'aaaacord. Si tu veux.

– Qu'est-ce qui s'est passé, ici ? demande Mao derrière mon dos.

– Il s'est passé que tu devrais mieux contrôler ta sœur, répliqué-je en me retournant pour lui faire face. Pendant que t'es pas là, elle s'amuse à humilier une gamine qui ne peut pas répondre. Comme une lâche.

Les sourcils de Mao se froncent, et créent une petite ride sur son front lisse. Si les yeux de sa jumelle lancent des éclairs, les siens sont d'une profondeur abyssale. Terrifiante. Je commence à regretter mes paroles.

– Premièrement, je ne peux pas la surveiller en permanence. Je dois aller aux toilettes de temps en temps, moi aussi. Et deuxièmement… tu fais son portrait, ou le tien ?

Je reste figé.e, pas sûr.e de comprendre ce qu'il entend par là, mais je à peu près certain.e que c'est pas positif, au vu du soupir ulcéré qui lui échappe.

– Tu as tout vu, et pourtant tu t'es contenté de regarder, n'est-ce pas ? Je trouve ça gonflé, que tu te permettes de parler de lâcheté. C'est toi lae lâche, Callaghan. Tu n'as aucune leçon à donner à Ema. D'autant plus que tu n'es pas plus capable de te contrôler qu'elle. Ce n'est pas elle qui a poussé Noelle dans la piscine, hier. 

Un frisson me traverse, et je recule de quelques pas. Ce gosse… d'où il se permet de me dire tout ça ? 

– Sur ce, je retourne "contrôler ma sœur". Bonne journée.

Et juste comme ça, Mao est parti, me laissant seul.e, dos au mur dans tous les sens du terme. Je me laisse glisser contre, jusqu'à ce que je me retrouve assis.e sur le sol gelé.

Il a raison. Il a raison. Je ne vaux pas mieux qu'Ema, que cette gosse qui passe sa colère sur le premier venu. Je ne mérite pas qu'on s'inquiète pour moi, je ne mérite pas les sourires de Sora, ni la considération d'Hibari, je ne mérite rien venant d'eux. Même le pire d'entre eux ne l'est pas autant que moi. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois, dirait-on. Je suis l'aveugle dans cette histoire. Je suis l'imbécile. 

Et donc ?

Qu'est-ce que je dois faire avec cette information ? 

C'est pas savoir que je suis horrible qui va y changer quoi que ce soit, si ? Je reste Mika. Je reste un.e crétin.e, quoi qu'il arrive. Un.e crétin.e qui se croit mieux que tout le monde, de surcroît.

Et si je veux y croire, il faut que j'agisse en conséquence. En prouvant que je peux rester debout, même si j'ai juste envie de me coucher par terre et de rester comme ça jusqu'à ce qu'on vienne me relever.

Je ravale mes larmes, et me rétablit lentement sur mes pieds.

J'ai des formules d'anniversaire en chinois et japonais à trouver.

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Mika et le self-hate c'est mon giga OTP /jk

Bawi le sel il vient des larmes séchées que voulez-vous-

Prenez soin de vous en attendant, allez bizou-

- Noa

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