Prologue (2) - Promenons-nous dans les bois

Je me suis endormie sur l'épaule de Lutz. Quand je me réveille, le bus est à l'arrêt, et si j'attrape l'abruti qui a trouvé intelligent d'écarter les rideaux je lui fais bouffer ma colle forte.

— Bien dormi, Nhan ? me souffle Lutz à l'oreille.

La proximité m'embarrasse, et aussitôt mes joues s'embrasent. Je me lève et m'éloigne de lui, balbutiant une réponse pitoyable.

Le car s'est déjà bien vidé, à ce que je constate. Je vois certains de mes camarades de voyage faire des allers-retours pour récupérer leurs affaires. Je remonte jusqu'à l'avant du véhicule pour jeter mon sac sur mes épaules. Ma valise rose dans une main, mon autre bagage tiré par l'autre, je manque me casser la figure et de me rétamer lamentablement sur le sol. Mes yeux médusés s'arrêtent sur Hayat la polyglotte qui porte au-dessus de sa tête quatre ou cinq valises comme elle porterait un paquet de feuilles. Arsinoé compte les présents. Le garçon japonais qui était derrière moi se tient assis sur son sac, recroquevillé sur lui-même, à l'écart. Akissi aussi, fait bande à part avec son chimpanzé. Tahel et Seung-Il semblent avoir trouvé un troisième larron, ou plutôt une troisième larronne, pour leurs gais piaillements.

— Attention !

La voix de Lutz me fait sursauter, mais je peux néanmoins éviter de justesse d'être assommée par un lancer de valise. Bon sang, c'est ça les Ultimes de Hope's Peak ? Une bande d'adolescents plus ou moins attardés ? Moi, pleine de sel ? Ah, totalement !

Inspire, expire. Ce n'est pas raisonnable. C'est le stress, qui te rend aussi méchante, ma grande, détends-toi et tout ira bien. Tu m'étonnes que t'as pas d'ami, vu ton caractère, Nhan...

Bon. Observons l'environnement. J'en ferai peut-être une maquette, ça m'occupera. Et ça me détendra. Deux grands bâtiments, un plus grand que l'autre. Le plus massive a une façade majoritairement de verres, qui dévoilent des couloirs gris et rouges. Il paraît bien plus récents que l'autre, une bâtisse en pierre qui quoique charmante et proprette vue de l'extérieur a l'air d'un autre temps. Le bus est garé sur une place dallée, des lauzes, d'où part une route gravillonnée et des chemins de terres battues. Plus loin, des chalet, seize pour être exacte. Et tout autour de nous, des arbres. Des feuillus, des conifères... Nous sommes dans une clairière au beau milieu d'une forêt mixte. Sans doute y a-t-il bien plus à découvrir, mais de là où je suis, mon champ des possibles est plus que réduit.

— Votre attention, s'il-vous-plaît ! s'écrie Eugénie perchée sur un tas de bagages. Moi c'est Eugénie, et... je propose qu'on fasse quelques jeux brise-glace.

Hayat se stoppe, se tourne vers l'assemblée, et traduit dans diverses langues.

— Je sais, je sais, nous sommes tous quasiment des adultes et ça peut paraître enfantin, mais si nous devons être des camarades de classe il faut constituer le groupe, créer un lien, non ? sourit-elle. Nous avons intégré Hope's Peak pour devenir de meilleures versions de nous-mêmes, commençons déjà par améliorer nos qualités humaines !

Cette fille, quoi qu'elle dise, je pourrais la suivre jusqu'au bout du monde. Même si je ne le connais pas. Je balaie des yeux l'ensemble des autre Ultimes, et si tous ne semblent pas approuver, le charme d'Eugénie suffit à persuader tout un chacun. Seul Ernesto émet des réserves.

Et soudain, sous mes yeux ébahis, sans que nul ne puisse rien y faire, Eugénie est jetée sur le sol et s'écrase sur les dalles bleu ardoise. Hayat se précipite pour l'aider.

— Laisse, ma grande, fais plutôt ton taf, réplique une voix d'homme avec un accent si prononcé que j'ai du mal à le comprendre. Oh, le hippie, aide la miss à se ramasser.
— Le hippie il a un nom, lance avec flegme le gars aux cheveux longs.
— Content de le savoir, Jiraïr, mais je m'en fous, dit l'homme sur le ton de la plaisanterie.

Le dénommé Jiraïr soulève Eugénie, en larmes, comme une princesse. Je ne sais pas ce qui lui murmure, mais un sourire renaît sur le visage de la jeune fille.

— Comme c'est charmant, les raille-t-il.

L'homme est bien plus grand que moi, et le paraît encore plus ainsi perché sur cette estrade improvisée. Un homme adulte, le côté jeune de sans âge, la barbe et le cheveu bien noirs. Ses yeux... un frisson descend le long de mon échine. Un iris blanc, un iris rouge. Habillé comme un militaire ou presque, des chaussures bien lacées et un couteau de survie à la taille, il met tous mes sens en alerte. Face au danger, le cerveau humain combat, gèle ou fuit. Je me fige, le souffle court, la boule dans la gorge. Mes mains deviennent moites. Mes jambes me lancent. Mon pouls s'affole. Une boule se forme dans ma gorge, et mes entrailles se serrent si vivement que j'ai peur de vomir.

Cependant...
Cependant, il a... il a cette aura. Cette aura rassurante, solaire, qui donne presque envie de lui faire confiance.
Mais aussi... Pourquoi me fait-il cet effet ?

— Donc, les mômes, on m'appelle Monokuma et je suis basiquement votre superviseur, proviseur, professeur, mono, bourreau, lance-t-il à la manière enthousiaste d'un animateur de camp de vacances.

...E-excuse-moi ?

J'ai dû mal entendre. Son accent est tellement, tellement incompréhensible que notre interprète ne parvient que difficilement à transcrire ses propos. Peut-être ai-je juste mal compris. Oui, j'ai mal compris. J'ai totalement mal compris. Oui oui oui. Il nous adresse un sourire démoniaque, et jauge Hayat qui traduit avec peine, les larmes aux yeux.

— Calme, ma grande, dit-il en lui posant une main sur l'épaule qui la fait sursauter, tout va bien se passer les mômes, tout va bien se passer. Car z'êtes des petits chanceux...

Il pose son sac de randonnée bien rempli sur le sol, qui s'écrase sur les dalles avec un bruit sourd.

— Vous êtes les seize petits chanceux de la promo 2023 d'Hope's Peak qui ont la chaaaance de participer à une tuerie, lance-t-il de la même manière qu'il annoncerait une bonne nouvelle. Allez, souriez un peu ! Ça sera très, très marrant. Enfin surtout pour moi.

Il éclate d'un rire grave alors qu'Hayat fond en larmes et que LaToya se précipite vers le jeune garçon japonais s'étant mis à l'écart. Mes hanches, mes cuisses, le peu de chair et de nerfs restant au bas de mon corps se perpétuent dans leur inertie. Une force invisible pèse sur les épaules, mon thorax, et m'étrangle entre ses mains.

— Question, crie Ernesto, il est où le seizième ?
— Le seizième...

Monokuma se stoppe, nous compte, et blêmit.

— Merde. On a paumé le seizième, murmure-t-il. Ok...

Il se racle la gorge, et tente de reprendre une mine plus sérieuse.

— Laissez-moi énoncer quelques règles de... « sécurité », braille Monokuma les poings sur les hanches. Vous pouvez vous balader partout, mais faites gaffe où vous foutez les pieds les kidz, y'a des mines dans le coin, et pas de charbon. Aussi, la météo est particulièrement à chier. Là, on est en avril, il fait frisquet-frisquet, et encore là on a de la chance car il fait beau. D'habitude il neige un peu et surtout il pleut. Y'a pas mal de glissement de terrain, et surtout pas mal de vent, faites gaffe en forêt les mômes. Si y'a des fumeurs, vous jetez les mégots À LA POUBELLE. Et les déchets aussi, rien dans la nature. L'été c'est la grosse canicule donc on s'hydrate bien. La nuit les températures descendent trèèèès vite, j'peux gérer des meurtres mais les hypothermies ça m'emmerde un peu. Vers la fin de l'été, c'est des pluies diluviennes, genre niveau fin du monde, donc soit vous serez déjà tous morts donc y'a pas de problème, soit pas de panique et on s'installera dans le mess là-bas.

Il pointe la bâtisse à l'air la plus ancienne.

— Et surtout, pour chaque meurtre... Ah, je vous laisse une journée spéciale investigation, les mômes, avant le procès, sourit-il. Et puis, le coupable sera sanctionné s'il se fait prendre ! En bref...

Il descend des bagages, et ramasse son sac.

— Ne vous faites pas pincer, et vous pourrez vous en sortir. Par contre, éclate-t-il d'un rire grinçant comme un violon désaccordé, les débiles prêts à condamner un innocent, vous allez vous en prendre une, on n'accuse pas à mal, les enfants.

Il détache de son cou un jeu de clefs qu'il balance à Arsinoé.

— Réflexe, la miss ! Bref, dit l'homme en reprenant son comportement de moniteur de camp de vacances, je vais monter une tente et vous pourrez dormir dedans si une nuit dessous ça vous tente, pendant l'été ça pour être carrément sympa de se faire des nuits à la belle étoile. J'vous préviens, le premier qui bute quelqu'un ou qui baise dans ma tente, je l'assassine sur place.

Bien qu'il semble plaisanter, et que tout, tout ici, a l'allure d'une blague, il me paraît terriblement sérieux. Il nous regarde tous une dernière fois, puis Monokuma s'en va en nous faisant un signe de la main, et disparaît derrière un bâtiment.

Même Seung-Il, ou l'incarnation même du flegme, a pâli devant Monokuma, ravalant son insouciance. Akimune s'approche d'Hayat, et lui tapote l'épaule avec maladresse pour tenter de la réconforter. Je me sens partir en arrière, sous le choc, je vois des étoiles... Un bras me rattrape. Revenant à moi, je reconnais les traits d'Akissi, tirés par un stress indicible. Le premier à prendre la parole, dans notre groupe de pauvres cloches désemparées, c'est Stefan. Stefan... Bon sang, il a l'air tellement calme. Tellement serein.

— C'est juste un jeu, un sale jeu macabre, s'explique l'Ultime Joueur d'une voix dont il contient avec peine les tremblements. La seule manière de gagner, c'est de ne pas jouer, d'accord ?

Tahel empêche Seung-Il d'ouvrir la bouche et de s'exprimer sur le sujet. Arsinoé cligne des yeux, se passe une main sur le visage, et se compose une attitude confiante et sereine.

— D'accord. Les enfants, crie-t-elle avec autorité, on va s'installer dans les chalets, on bouffe et on va ensuite explorer nos environs, ok ?

Hayat traduit, refoulant ses larmes comme elle peut.

— Je resterai sur les bâtiments, déclare Arsinoé. Et j'en profiterai pour organiser les lessives, les tours de vaisselle, de ménage, et tout le toutim. J'suis pas sûre qu'on ait de la viande halal ou casher, donc j'espère que ça dérange personne qu'on mange végétarien ce midi.

Personne n'émet aucune objection. LaToya semble avoir réussi à calmer le garçon, qui se lève comme un robot pour ramasser sa valise. Chacun prend ses bagages. Lutz aide Eugénie qui peine à tirer ses sacs de courses. Je me défais d'Akissi, et opte pour le premier chalet à droite.

J'entre.

La porte grince sur ses gonds. Tout est en bois, sauf la vitre, les rideaux, le matelas et le poêle. Des draps sous blister sont posés sur une table basse. Ça sent la résine et le renfermé, je décide d'ouvrir la fenêtre. Le lit est collé contre le mur est, la fenêtre est plein sud. À gauche de la porte, une armoire, vide, pour les vêtements. À droite, dans l'angle, un bureau sur lequel sont posées une grosse lampe torche et une dizaine de piles encore dans leur emballage. Pas d'électricité, pas de chauffage autre que le poêle. J'ai une réserve de granule et un tutoriel en image pour l'allumer collé sur le mur. Rien de sorcier, je devrais pouvoir m'en sortir... Je vide ma valise rose, ma valise de vêtements, dans l'armoire, et pose ma valise noire, pleine de mes outils, mes vis, mes trousses de colle, baguettes, pinceaux, gouaches, aérographe, planches, pâte fimo, aiguilles de couture, tout mon nécessaire pour mes miniatures, sur la table en jetant le linge de maison au sol.

Je laisse échapper un juron, puis m'échine à faire mon lit comme je peux. Fin prête, je retourne à l'extérieur. Je n'ai pas spécialement faim, à vrai dire j'ai plus envie de vomir que de manger, mais je me force à aller jusqu'au mess et à prendre place là où Arsinoé me l'indique. Je suis la dernière, et me retrouve entre Ernesto et la personne au hoodie du tableau de Mendeleiv. Ah ben tiens, j'arrive et ça arrête de parler.

— ... Tu fais peur, me souffle l'humain avec un accent slave très prononcé en remontant ses lunettes sur son nez.
— Quoi ?
— Le regard de l'enfer. Vraiment.
— Juste que vous parliez, et je m'installe et ça ne parle plus, répliqué-je avec un brin d'amertume.
— Du calme, Nhan, temporise Ernesto avec un sourire qui ne peut camoufler un tremblement dans la voix. On se dit juste avec Mendel que la guerre du Donbass te passionne paaaas nécessairement.
— Déjà je ne sais pas où c'est...
— C'est en Ukraine, s'exclame l'autre. Je viens d'Ukraine, et je vis pas très très loin du front. Mes frères sont partis à Pesky se battre contre les pro-russes, donc c'est un sujet très important pour moi ! Je m'appelle Mendel Ivanovitch Markov, Ultime Chimiste, j'utilise iel comme pronom, enchanté.e !

Iel me tend la main, main que je serre en me présentant.

— Ernesto ci-présent vit en Russie...
— ... depuis que je peux plus vivre en Colombie si je tiens à ma vie...
— Donc c'est super intéressant d'avoir son point de vue ! explique Mendel. Il est très...
— Votre attention s'il-vous-plaît !

Monté sur une table du réfectoire, un caméscope à la main, Seung-Il nous fait des grands signes pour attirer notre attention.

— J'ai trois annonces à vous faire ! braille-t-il. Alors ! Alors ! Alors ! Hayat, est-ce que tu peux traduire ? Merci tu gères !

Il toussote, puis reprend :

— J'ai votre attention ? Super ! Primo, j'suis Seung-Il Pak, j'ai bossé avec Wen Xiang Monogatari sur un documentaire sur les tueries, donc même si notre ami Stefan a une bonne tactique, on va forcément finir par s'entretuer, j'aime pas jouer les Cassandre maaaais c'est ce qui va se passer. Parmi nous, y'a un mastermind, l'esprit malade qui a organisé tout ça. Et Monokuma, c'est pas notre pote, c'est notre ennemi, il faut se méfier de lui en priorité. Secundo... Ça gêne des gens que je les filme ? Personne ? Très bien, les rushs pourront être réutilisés pour une sortie sur le grand écran, j'vous retrouverai et je vous ferai passer les papiers pour que tout soit en règle dès qu'on sort d'ici ! Tertio, qui est chaud pour chercher une sortie à cet enfer ?

Je jette un regard compatissant à Tahel qui n'a plus l'air d'assumer son ami. Akissi lève une main timide, Ernesto se désigne avec plus d'assurance. Par curiosité, je décide de me porter volontaire.

— Donc Nhan, Akissi et Ernesto, s'écrie-t-il ravi. On va suivre la route et voir où ça mène, on sera peut-être pas de retour avant la nuit donc prévoyez des vêtements chauds et confortables. Arsinoé, belle gosse, tu peux nous prévoir des pique-niques ?
— Vous partez à quelle heure ? demande l'Ultime Femme au foyer en servant le repas de midi. Et tu pourrais descendre de cette putain de table ?
— Vers 14 heures, on se retrouve au bus, indique-t-il. Merci, t'es une boss. Sur ce...

Il saute de la table.

— Bon appétit, mes amis !

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