Prologue (1) - Un jour en colonie, la si la sol
Bien que je sois hypermnésique, impossible de me rappeler à quel moment exactement je me suis retrouvée dans ce bus. Mon sac à dos en forme de lapin trône sur la place côté couloir, ma valise rose pastel est juste glissée sous le siège devant moi, ma valise noire sur ce même siège. Ma tête... Ma vision s'assombrit soudain, comme quand on se lève trop vite, et le monde tangue autour de moi. Légèrement nauséeuse, je tente de me reprendre. Ce bus sent ce que sent un bus ayant transporté trop longtemps une troupe d'adolescents, soit la sueur, les vieilles chaussettes, et tout un tas de joyeusetés. La lumière qui filtre à travers les rideaux tirés suffit à m'aveugler. J'appuie les paumes de mes mains contre mes paupières.
Bon sang, mais quand suis-je arrivée là...
Je me souviens... je me souviens de l'aéroport, des larmes de ma mère, des yeux rouges de mon père, de ma toute petite sœur Mary qui ne comprend pas ce qu'il se passe, de sa jolie robe rouge avec Hello Kitty dessus et de son collant à fleurs. Je me rappelle jusque dans les moindres détails mon trajet à travers les terminaux, je peux dessiner de tête les visages des gens consternés que je puisse couper la file car je n'ai pas l'air handicapée. La confusion quand j'ai dû me débrouiller seule. Ce sandwich acheté à prix d'or à 22 heures 15, heure locale, et ces trois vieilles dames que je peux décrire à la perfection qui m'ont demandé si j'avais perdu mes parents.
Je suis trop dans le coton pour paniquer. Bon sang ma tête...
— 私たちはどこに行くか。
La phrase est à peine murmurée. Une voix de garçon, encore un peu aiguë, et elle provient du siège derrière moi. Elle est si peu audible que je doute une fraction de seconde l'avoir réellement entendue. Évidemment, je ne comprends pas. D'après les clichés qu'on a tous sur les langues étrangères, je dirais... Japonais ? Je parle anglais et vietnamien, parce que c'est dans cette langue que que je discute avec mes parents, et c'est tout. Je me tourne vers l'arrière, pour voir la mine inquiète d'un jeune adolescent aux cheveux noirs et les yeux fuyants. Voyant que je ne pipe mot à ce qu'il raconte, il fronce subtilement les sourcils.
— 日本語を分かってるか。
Ses mots tremblent.
— Je comprends vraiment rien à ce que tu dis, lui réponds-je en secouant la tête avec mon accent de newyorkaise que la plupart des gens trouvent insupportable.
Il me jette un regard interloqué. Alors, que des gens ne bitent rien au vietnamien, je l'entends. Mais l'anglais, l'anglais enfin ! Je prends mon sac sur les genoux, et cherche mon téléphone portable. Je suis de la génération pratiquement née avec un portable dans la main, c'est et ce sera toujours mon premier réflexe pour communiquer. Et c'est drôle, j'ai comme des fourmis dans les pieds. C'est ridicule, puisque je suis amputée des deux côtés, au dessus des genoux, j'ai des prothèses à la place.
...Un instant.
Je redirige mon attention vers le garçon japonais derrière moi.
— Tu as ton portable ? lui demandé-je en articulant bien et mimant un téléphone à mon oreille.
Le message est bien passé, je pense. Je crois. Il commence à fouiller dans ses affaires, c'est bien qu'il doit avoir compris. Et vu comment il se met à paniquer, j'en conclus que, lui aussi, n'a plus cette extension de nous, cet incontournable, notre vie toute entière, soit son smartphone, avec lui. Bon sang bon sang bon sang. Mon rythme cardiaque s'accélère. Reste calme, ma grande, tu ne te souviens pas d'être montée dans ce bus, peut-être que tu as rangé ton portable dans une valise à ce moment-là... J'essaie de me rassurer, ce qui n'est pas vraiment chose aisé quand ma mémoire joue contre moi. Je me détache, et m'extirpe comme je peux de ma place pour mieux examiner ce qu'il se passe du côté du couloir. Au fond du bus, une fille très grande, vaguement typée Asie du Sud, suivie par une autre fille, toute petite, avec un foulard vert, quant à elle semblant plutôt arabe, ont l'air de recenser la population du véhicule. La petite parle, la grande prend des notes. Sur la banquette de l'autre côté du couloir, une gamine avec une frange qui lui cache les yeux joue à la console. Elle me remarque, puis me sourit.
— Salut, toi ! Tu sais, t'as ronflé tout le long avant de te réveiller, lance-t-elle joyeusement. Moi c'est Tahel, Ultime Technicienne. Toi ?
— Nhan, Ultime Miniaturiste.
Ça me paraît si ridicule que je ne peux retenir un sourire. Elle laisse échapper un ricanement.
— P'tain, le dire à voix haute ça fait vraiment, vraiment bizarre, dit-elle.
Avec son sweatshirt Disney et sa casquette Pokémon, ainsi que sa carrure, elle a l'air d'une enfant. Mais à sa manière de parler, je pense plutôt que nous avons, si ce n'est le même, des âges proches.
— Tu as un accent quand tu parles anglais. D'où es-tu ?
— Tel-Aviv, Israël. Toi... Attends, laisse-moi deviner... New York City ?
— Ça s'entend tant que ça ?
— Tu sonnes comme un personnage des Affranchis, meuf, rit-elle.
Mes sourcils s'affaissent, signe que mon visage se ferme. Moi, vexée ? Totalement.
— M'enfin, je dis ça car j'ai vu le film avant de prendre l'avion quoi, explique Tahel en posant sa console sur son ventre. Je l'ai vu avec un gars qui est dans ce bus, c'est un de ses films préférés, il m'a emmerdée pendant trois jours avant qu'on le regarde. Insupportable, le môme.
— Tahel, je suis, genre, juste derrière toi.
Elle se tourne soudain, et sa face s'éclaire. Un rictus ironique se grave sur mon visage. Accent californien. En tant que newyorkaise, j'ai un besoin irrépressible de me moquer des surfeurs et autres valley girls de Los Angeles. Et le jeune homme ne me déçoit pas. Chemise hawaïenne rose à fleurs jaunes, lunettes de soleil, pantalon clair, coiffure ébouriffée mais pas trop...
— SEUNG-IL ! J't'ai perdu à l'aéroport du con, t'étais où ? s'exclame-t-elle.
— Braille pas, j'ai maaaal à la tête, grogne-t-il. Puis Tahel, puce, fallait fuir les fans et les paparazzis...
Ah ouais, le gars c'est pas la modestie qui l'étouffe. "Fuir les fans et les paparazzis"...
— Nhan, Seung-Il, dit Tahel. Seung-il, Nhan.
— Ravi de te rencontrer, lâche-t-il avec une sincérité qui me frappe.
— De... de même. Californien ?
— J'ai même pas la nationalité américaine, rit-il de bon cœur. Nan, nan, je suis Coréen, mais je vis à LA depuis...
— Selon ta page Wikipédia, trois ans, complète l'Israélienne.
Tahel commence à babiller gaiement, et Seung-Il à répondre tout aussi joyeusement. Ils se connaissent, bien même, très bien. Et même si, fatalement, l'accent californien de Seung-Il me crispe, il y a quelque chose qui irradie d'eux. De chaud. Beau. Lumineux.
Mais quelque chose me dérange.
— Ça ne vous inquiète pas, cette situation ?
— J'suis trop dans le mal pour angoisser, répond Seung-Il comme s'il réagissait à une nouvelle charmante.
— Perso c'est pas la première fois que ça m'arrive, puis au point où j'en suis je m'en tape un peu, dit Tahel sur un ton jovial.
Ça ne m'enchante pas vraiment de me retrouver entre Seung-Il et Tahel qui semblent être ce genre de personne incapable de prendre quoi que ce soit au sérieux, et le garçon derrière moi avec qui la barrière de la langue semble infranchissable. D'un côté, ils me vrillent les nerfs, de l'autre nous n'avons pas beaucoup de conversation. Je prends une grande inspiration, me détache, et, m'accrochant aux poignées des places pour garder mon équilibre, je décide de partir en reconnaissance. Ma jupe est toute froissée, c'est... embêtant.
Le bus, ou plutôt le car puisque tout le monde est sensé être assis, est un véhicule pouvant transporter jusqu'à quarante-cinq personne, autant dire que toutes les places ne sont pas occupées. Sur la plupart des banquettes traînent des bagages, ou l'intégralité de nos vies dans des sacs, des valises, des cabas. S'il y a quatre personnes regroupées à l'avant, le reste du groupe semble plutôt éparpillé. Combien sommes-nous ? J'avance jusqu'à arriver au niveau d'une jeune fille avec de longs, longs twists qui courent sur ses épaules, son torse, jusqu'à sa taille. Elle a probablement des rajouts. Allongée sur sa banquette et s'étalant bien de tout son long, elle a vraiment l'air de s'ennuyer comme un rat mort. Nos regards se croisent. Amorce inévitable. Elle prend une inspiration discrète, un tic sans doute, et, sans me regarder, me demande en anglais :
— Toi t'as une tête de tueuse.
— C'est pas super sympa, répliqué-je piquée à vif.
— Hey, c'est un compliment, chérie, dit-elle avec une voix particulièrement agréable. T'as une bouille toute chou, déjà toute ronde mais aussi avec tes tâches de rousseur, et tu as un truc dans le regard. Vraiment. Dommage que t'ais autant un accent.
Je connais cette voix. Je l'ai entendue pour la première fois le 3 août 2022, alors que j'écoutais la radio sur mon portable en travaillant sur ma miniature de Central Park. Et plusieurs fois après.
— Tu es LaToya Freeman.
— Elle-même, dit-elle. Pas trop déçue ?
Je m'attendais à une personne extraordinaire pour avoir une voix si magnifique que je pourrais lui faire l'amour. Et je me retrouve avec une ado, comme moi, Afroaméricaine, avec des grandes créoles et le t-shirt d'un groupe de musique à la mode. Décevant.
— Un peu.
— Eh, on me le dit souvent.
Je continue mon périple dans le car, dépassant deux sacs de course flashy remplis de vêtements et autres effets personnels. Après LaToya, je croise une jeune fille très mince qui m'adresse un sourire aimable.
— Bonjour, mademoiselle la poupée, me salue-t-elle avec un brin de plaisanterie dans la voix. Est-ce que tu es vraiment là ou est-ce que je t'imagine ? Depuis tout à l'heure, j'ai l'impression d'halluciner, héhé...
Elle a vraiment quelque chose en elle qui inspire la confiance. Peut-être l'accent français, ou... Les yeux bleus, très clairs, qui n'affichent que de l'innocence et de la douceur ? Un visage pâle en forme de cœur ? Des cheveux châtains abîmés d'avoir été sans doute trop souvent teints ? Ses vêtements de tous les jours ? On a sait qu'elle est étrangère, et en même temps on a l'impression de la connaître depuis toujours.
— Je... je suis bien réelle. Je m'appelle Nhan.
— Eugénie Collange, se présente-t-elle avec grâce. J'imagine que tu... essaies de voir qui est dans ce car ?
J'opine du chef.
— Continue ta course, alors, être de lumière !
Elle laisse échapper un gloussement, que j'imite aussitôt, avant de reprendre mon avancée. Un peu plus loin, je tombe sur une fille avec un look de première de la classe, lunettes et nœud papillon. Discrète et silencieuse, presque oubliable si je pouvais oublier, ce qui m'attire immédiatement chez elle ? Son chimpanzé qu'elle tient sur les genoux comme un enfant.
Elle me remarque.
Je n'ose rien dire.
Elle n'ose rien dire non plus.
Je la fixe droit dans les yeux pour qu'elle initie la conversation.
Elle reste muette.
Le chimpanzé tire un ruban de ma jupe.
— Momo ! s'exclame-t-elle.
— Ce n'est pas grave, dis-je soulagée que le contact soit pris.
Elle met quelques instants avant de répondre.
— Désolée, je ne parle pas trop bien anglais... Mon nom est Akissi Baoulé. Je suis de... comment on dit... Ivory Coast ?
— Côte d'Ivoire, la corrigé-je. Je m'appelle Nhan Glessner-Tran.
Je pointe le chimpanzé.
— Momo ? demandé-je.
Akissi fait oui de la tête. Visiblement, parler n'est pas quelque chose qu'elle aime faire. Je ne vais pas la déranger plus longtemps, poursuivons le chemin. Comme si je ne m'assoie pas rapidement je vais rentrer dans les filles du recensement, je m'installe momentanément juste derrière Akissi. La plus petite, en tripotant ses nattes brunes, me détaille un instant avant de me demander avec calme :
— Comment tu t'appelles ? Ton âge ? D'où viens-tu ?
Je reste interdite. Elle parle dans un vietnamien parfait, sans le moindre accent. Incapable de répondre, figée dans ma stupéfaction, je me trouve idiote à ne pas savoir quoi dire dans la langue de ma mère.
— Hayat, si ça se trouve elle est sourde, lance la grande en anglais avec un accent canadien.
— Non, non, je vous entends, dis-je sans m'en rendre compte en vietnamien. Je veux dire...
Je comprends rapidement ce qui a mis la puce à l'oreille de ladite Hayat. J'ai "maman" écrit sur la main gauche, en vietnamien, suivi par ce qui a quelques heures plus tôt été un numéro de téléphone.
— Nhan Glessner-Tran, dix-sept ans, New York City, USA, dis-je d'une traite dans la langue de Shakespeare.
— Tu as des allergies alimentaires ou quoi que ce soit ? m'interroge Hayat alors que l'autre prend tout en note.
— N-non...
— Moi c'est Arsinoé, se présente la grande. J'suis l'Ultime Femme au Foyer et crois-moi, ma grande, ça m'emmerde et pas qu'un peu d'avoir ce rôle. Mais visiblement je suis la daronne de ce bus et faut bien que quelqu'un prenne les choses en mains, et vu que je dois être la plus vieille c'est un peu mon rôle de vous materner un peu. Elle c'est Hayat, elle est notre interprète à toustes. Y'a des gens qui parlent à peine anglais ici, genre trois mots même pas, je sais c'est dur à concevoir maaaais c'est le cas.
Elle hausse les épaules en soupirant.
— Bref, si tu as besoin de quoi que ce soit, sonne-moi, braille Arsinoé alors qu'Hayat est déjà passée à ma voisine de devant.
Je m'oblige à lui adresser un sourire poli, avant de me relever et de retourner à mon excursion. Deux camarades semblent s'être bien trouvés, un mec aux cheveux longs et bouclés en couette en prime d'une barbe mal rasée et un type bien plus propre sur lui, avec des lunettes à monture fine et un sweatshirt arborant le tableau périodique des éléments. Ils papotent gaiement dans un mélange étrange de plusieurs langages. Plus loin, quelqu'un jure en espagnol en farfouillant un sac à dos défoncé. En m'apercevant, il s'écrie :
— Donne-moi ton portable !
— J'ai pas mon portable, rétorqué-je un peu sèchement.
Il pâlit, et sa mine se décompose en une fraction de seconde.
— Je ne veux pas t'alarmer, mais on est dans de sales draps, poursuit-il. Fais attention à toi pour les semaines à venir, et j'sais pas si tu crois en Dieu mais c'est un peu le moment de prier.
Il prend une grande inspiration, et se redonne une contenance.
— Je m'appelle Ernesto.
— Nhan.
— Sache, Nhan, que j'espère totalement me faire des films, actuellement.
Si le je-m'en-foutisme de Seung-Il et Tahel m'agace, la panique d'Ernesto me terrorise. Je ferme les yeux, tâchant d'enfouir ce sentiment au fond de moi, laissant mes pas me guider plus loin.
— Hey miss, une partie de cartes ? m'interpelle un jeune homme soigné en chemise et veston. Mon nom est Stefan et vous êtes charmante.
— L'écoute pas, fille, pas honnête, tricheur ! s'exprime péniblement un autre adolescent aux cheveux teints en rouge en pointant Stefan.
— Je suis juste meilleur que toi, Akimune, ce n'est pas de la triche.
— TRICHEUR ! crie-t-il.
— Arrêtez, vous deux, vous lui faites peur, soupire un troisième être humain. Moi c'est Lutz, Ultime Horloger, et je suis coincé à l'arrière entre l'Ultime Joueur avec qui ce n'est même plus drôle de jouer et l'Ultime Artificier qui est beaucoup trop bruyant. Et toi ?
— Nhan, c'est Nhan mon nom.
Lutz me fait signe de venir s'asseoir près de lui. Il a quelque chose dans le regard, qui le rend, je ne sais pas... Presque attendrissant. Je me le représente sans mal à travailler, le visage concentré, sur des mécanismes complexes. Il est calme, bien plus calme que les deux énergumènes, et ça a quelque chose d'apaisant.
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