Chapitre III (6) - Chapeau d'paille, paille, paille
— Qu'est-ce que tu fais ? demandé-je à Seung-Il en le voyant dans le studio.
— Je fais du montage, répond-t-il sans lever les yeux de son écran. Ça sera pas aussi bon que celui de mon monteur, mais ça fera le taff.
Je m'assois sans bruit à côté de lui, pour soulager mes jambes et les douleurs fantômes que j'y ressens.
— T'en as beaucoup.
— Le résultat d'une semaine à faire mon paparazzi, sourit-il. Ça fait beaucoup, beaucoup d'heures de rushs.
Il passe plus de temps à se repasser les images qu'à effectivement monter. Ses yeux se font vides, presque morts, alors que la lumière bleue de l'écran s'y reflète. Ouais, il est plus proche de l'idée que je me fais de la dépression que le mec qui nous a poursuivis avec son caméscope à la con. Il me fait peine, aussi.
— Arrête de me fixer, ça devient gênant, dit-il avec un petit rire avant de se passer une main sur le visage. Quoi, j'ai une miette sur la gueule ?
— Non ! Enfin... Enfin t'as l'air triste.
— Je suis... enfin, soupire-t-il en se laissant retomber sur le dossier de sa chaise. Toi tu marches aux hormones, moi j'avance au désespoir.
Je me recule, les sourcils froncés.
— Quoi, c'est quoi cette tête ? T'as lu le manuel pour réagir comme ça ?
— Ernesto me l'a fait lire avant le premier procès.
— Je suis désespéré, Nhan, dit-il, mais pas un Désespéré. Normalement.
— C'est le « normalement » qui ne me rassure pas, Seung-Il.
Il a encore un rire, avant de se renfrogner.
— J'ai des troubles anxieux depuis que je passe dans les peoples, soit depuis tout môme, et je te jure la twittosphère coréenne c'est des grands malades. Des gens ont trouvé l'adresse de mes parents en zoomant dans mes yeux et j'ai eu des fans obsessionnels qui se sont introduits dans mon armoire quand j'avais dix ans, s'exclame Seung-Il.
Le temps de boire une goulée d'eau passe, et il reprend :
— Puis bon, quand je suis arrivé à Hollywood j'ai fait une dépression, explique-t-il. Puis maintenant je me retrouve dans une tuerie, à avoir peur de la mort probable de ma petite-amie ou de mon copain, ou des gens que j'ai appris à aimer au court de ces derniers mois... Y'a de quoi être désespéré.
Il se retourne vers son écran.
— Au moins, ça, ça m'occupe la tête et les mains.
Je ne tirerai rien de plus, il ne va plus me parler. Je soupire avec insistance, avant de me lever. Mes genoux craquent, comme ceux d'une vieille dame. Je m'étire, avant de quitter la salle. J'espère trouver Tahel dans ce qui était le labo de Mendel, je sais qu'elle travaille à le retaper. Sur le chemin, mon bas-ventre me donne l'impression de se déchirer, alors j'étouffe un bruit agacé et file aux toilettes pour vérifier de quoi il retourne.
Pas de sang.
Je commence à compter les jours. Si mon compte est bon, j'aurais dû les avoir il y a une dizaine de jours. Oh merde. Oh merde merde merde merde. Je repense à la petite Tahel de quatorze ans, au tic-tac incessant de la montre qui joue contre elle, ne pas voir le sang, ne pas voir le sang, ne pas voir le sang...
Minute.
Je ne peux pas être enceinte.
Pour parler crûment, si des doigts ne rentrent pas tellement je suis nerveuse, y'a pas grand-chose de plus qui peut rentrer.
Je remonte ma culotte, me lève, appuie ma tête contre la porte de la cabine. Je me sens stupide d'avoir commencé à paniquer à ce sujet. Enfin, je me sens stupide tout le temps, ça ne change pas vraiment de d'habitude.
Je prends une grande inspiration, avant de sortir, d'aller me laver les mains, comme si de rien n'était. Mes yeux croisent ceux de mon reflet lorsque je regarde la glace. Quelle idiote. Quelle connasse. Je gâche tout, en permanence, tout le temps. Mais regardez-la, avec ses cernes, son acné, ses cheveux mal coiffés... Depuis combien de temps n'ai-je pas pris la peine de bien me coiffer ? Ils m'arrivent un peu en-dessous de l'aisselle, je ne les ai jamais eus aussi longs. Sur le rebord d'un évier traîne une boîte d'élastiques colorée. J'envisage plusieurs coiffures, avant d'abandonner l'idée d'être jolie et de m'attacher les cheveux en un chignon lâche dont s'échappent des mèches folles.
— Ah, Nhan, lance LaToya en entrant dans la salle de bain. Oh mais c'est mes élastiques, ça, tu les as utilisés ?
Je le fige, coupable.
— Tant mieux, c'est fait pour, sourit-elle en sortant sa brosse à dent de sa trousse de toilettes. Au fait, Arsinoé a mis de côté une assiette pour toi et une pour Seung-Il vu que vous étiez pas au dîner. Y'a aussi Hotaru qui voudrait te voir avant que t'ailles te coucher.
— ...Pourquoi ?
Elle me jette un regard que je ne comprends pas, avant d'ouvrir son tube de dentifrice.
— Va le voir, c'est vraiment important, il a dit qu'il t'attendrait en bas. On n'en peut plus de t'attendre.
Je ne peux même pas dire que je ne savais pas pour éviter une conversation que je sens pénible. Je prends une grande inspiration, et quitte la salle de bain. Chaque pas est plus lourd que le précédent, et mon cœur s'emballe. Je sais que c'est juste Hotaru, je n'ai rien à craindre de lui, mais je n'ai qu'une envie, celle de me cacher dans un coin et que l'on m'oublie. L'escalier n'est pas assez long.
Arsinoé fume sa cigarette à la sortie de la cuisine, les yeux dans le vide. J'entends l'évier, quelqu'un doit faire la vaisselle. Hotaru attend, assis à une table, à griffonner quelque chose au crayon à papier sur une feuille blanche. Dès qu'il me repère, il pose son affaire, et m'invite à m'asseoir face à lui d'un geste de la main.
— Il faut qu'on parle, Nhan.
Ça fait longtemps que je ne l'ai pas entendu. Il a toujours son accent, qui s'estompe de plus en plus, mais sa prononciation s'est beaucoup améliorée. Il n'arrive pas à me regarder dans les yeux, il tripote son crayon sur la table, il cherche ses mots. Enfin, il parle d'une voix froide :
— Tu as vraiment blessé Akimune. Et par vraiment, j'entends que ça fait une semaine qu'il est triste et qu'il rumine et que c'est à moi qu'il se confie.
— Pourquoi pas à Eugénie ? C'est elle son amie, pas toi.
— Et tu oses demander...
Il soupire.
— Eugénie est trop... liée à votre dispute.
— Et... ?
— Et je suis son ami, aussi. C'est mieux de se confier à un ami qui n'a rien dans une affaire qu'à une des parties directement impliquées.
Il se mord la lèvre inférieure quelques instants avant de reprendre :
— De ce qu'il m'a dit, il a tout fait pour ne pas te mettre mal à l'aise et tu l'as repoussé violemment. Il pense que tu t'es mise à le détester, et il pense avoir tout raté avec toi. Surtout que tu fais tout pour l'éviter, et ça le rend encore plus triste.
Il brosse mon portrait comme celui d'une antagoniste et je déteste ça. La colère naît dans mon ventre avec l'envie de lui dire de se mêler de ses affaires, de lui répliquer que mes histoires de cœur sont précisément mes histoires de cœur et pas les siennes, de lui arracher des mains ce putain de crayon de papier qui commence vraiment à m'énerver.
— Je n'aime pas m'immiscer dans les affaires des autres, dit-il en faisant précisément cela. Mais je n'ai pas envie de le voir comme ça plus longtemps. Donc soit tu romps soit tu essaies d'arranger les choses mais tu arrêtes de fuir.
En même temps...
En même temps, Hotaru a raison. Je ne peux pas fuir indéfiniment, et surtout Akimune ne mérite pas cela. Je n'ai pas le droit de lui infliger ça.
— Et qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
— Tu lui parles, comme n'importe qui de civilisé. 全く。。。
Il se passe une main sur le visage, avant de sortir une pilule d'une tablette et de l'avaler sans eau.
— C'est quoi ?
— Du Solanax, répond-t-il.
— Du... ?
— Tu dois connaître ça sous le nom de Xanax... Pour te parler j'ai avalé une bonne partie de mes réserves alors je t'en supplie, Nhan. Je t'en supplie. Entends ce que je veux te dire...
La peine se lit dans ses traits. Il pose les paumes de ses mains devant lui, et s'incline légèrement.
— Je t'en prie, prends tes responsabilités dans cette histoire, s'exclame-t-il. Tout le monde en a marre !
Mon cœur se tord et fond dans mon thorax. C'est une douleur qui me déchire. Je ne veux pas lui obéir, mais je ne peux pas ne pas lui obéir. Je dois cela à Akimune. Hotaru se donne du mal pour nous.
Enfin, pour lui. Il s'en moque de toi.
Sans doute... Je m'en moque.
Vraiment ?
Le tic-tac d'une montre me revient en tête. L'heure fameuse, 4 heures 48, me fait tourner la tête. Mon histoire ne peut pas se terminer sur 4 heures 48, parce que je l'ai balancée de rage contre un mur.
— Où je peux le trouver ?
— Au jardin. Il s'y acharne depuis une semaine pour ne pas penser à toi, soupire-t-il en se redressant. Il n'a pas la main verte mais il se donne du mal. Puis il veut absolument faire plaisir à Arsinoé, c'est pour ça qu'il essaie d'avoir des fruits frais...
Je me dresse sur mes jambes, et sors du réfectoire sans rien ajouter de plus. Inspire, expire. Vas-y maintenant. Vas-y. Parce que ça ne peut pas se finir comme ça. Parce qu'il vaut mieux que ça. Parce que tu vaux mieux que ça. Parce que tout le monde vaut mieux que ça. Car j'ai été odieuse et que personne ne méritait ça. À chaque pas je réalise à quel point j'ai été infâme, pour chaque personne importante de ma vie. J'ai traité Akimune comme une merde. J'ai traité Tahel comme un bouche-trou. J'ai traité Eugénie comme un mouchoir.
J'ai traité ma mère comme un obstacle.
J'ai traité mon père comme un con.
J'ai traité Mary comme un punching-ball.
Le film de ma petite sœur, trois ans, qui vient déranger mes maquettes, s'impose à moi. Elle ne pense pas à mal, elle veut juste jouer. Elle prend une figure, et commence à la bouger dans le salon de la maison de poupée que j'ai construite. Je la surprends, je suis fatiguée, je suis angoissée, je suis au plus mal émotionnellement car j'ai croisé des camarades de classe de l'école élémentaire qui réussissaient bien mieux que moi en allant faire les courses. Alors je lui hurle dessus, jusqu'à ce qu'elle pleure, jusqu'à ce que je me sente mieux, avant que la voisine qui avait enfin quitté son mari depuis le temps intervienne et que la culpabilité me rattrape.
Le jardin se dresse devant moi. Certaines plantes se meurent depuis que Jiraïr n'est plus des nôtres, notamment les daturas qui ont été splendides et qui ont visiblement connus de meilleurs jours. Je reconnais Akimune, de dos, avec un arrosoir à la main, dans des vêtements souillés de terre et avec un chapeau de paille bien large pour le protéger du soleil.
— Akimune, murmuré-je en lui tapotant l'épaule.
Il tourne la tête, pose son arrosoir, et appuie ses mains sur ses hanches.
— Quoi, Nhan ?
Sa froideur me mortifie.
— Qu'est-ce que tu veux me dire ? On peut pas vraiment éviter une discussion indéfiniment, soupire-t-il en se tournant vers moi.
— Je... voulais m'excuser de mon comportement. De la dernière fois.
— Et après quoi ? J'ai l'impression que tes excuses ne veulent rien dire, dit-il avec un sourire triste. Que si je les accepte, tu vas encore me marcher dessus comme une carpette, et moi j'en ai marre. J'ai essayé de tout comprendre, j'ai essayé de faire dans la douceur et dans l'acceptation, j'ai essayé de mettre mes sentiments dans ma poche en me disant que je devais prendre sur moi car tu vas mal. J'ai encaissé de pas être le seul dans tes yeux, et je me suis même réjoui pour toi. Et j'en peux plus, Nhan. Moi j'en souffre, et j'en souffre beaucoup, et l'amour c'est pas faire souffrir l'autre pour se faire souffrir soi-même.
Akimune croise les bras.
— Tu trompes personne, tu sais ? Enfin si, moi, car je suis con comme une brique, et sans LaToya et Hotaru j'aurais jamais compris, souffle-t-il. T'utilises les gens pour te faire du mal, et tu t'en rends même pas compte, sauf qu'on a des sentiments, et tu blesses tout le monde tout le temps.
— Mais...
— S'il-te-plaît, Nhan, laisse-moi finir.
Il va marcher un peu dans le jardin, puis se tourne pour me faire face.
— Tahel ronge son frein depuis le début car elle veut pas que tu souffres, mais bordel elle en pleure d'être juste ton « à côté ». Elle en pleure, Nhan, poursuit-il sans me mordre dans ses mots. Eugénie... Elle voudrait juste que tu sois honnête, elle en a marre de pas savoir à quoi s'attendre avec toi. Et moi...
Il se passe une main sur le visage pour reprendre contenance.
— Et moi, je suis ton copain, pas un paillasson, pas un punching-ball, pas un moyen de t'autodétruire. Je veux que tu me traites mieux que ça, car clairement s'aimer ça suffit pas, continue-t-il d'un ton ferme.
Le fait qu'il reste calme et ne s'énerve pas rend tout tellement pire pour moi. Mon ventre se tord et mon visage me brûle. Mon cœur s'emballe, mais pas d'une manière agréable.
— Soit tu fais amende honorable, tu fais des efforts pour être une meilleure personne pour les gens qui t'aiment, soit on se quitte maintenant, car je sais que je vaux mieux qu'une relation où tu ne me respectes pas. Je peux pas être ton garde-malade, ton psy, ton défouloir et ton copain, je peux pas.
Il revient devant moi, et je remarque qu'il se mord l'intérieur des joues.
— Je veux une réponse maintenant, Nhan car on peut pas continuer comme ça.
Mes larmes coulent sans que je ne puisse les retenir, et j'aimerais être en colère contre lui, mais je ne peux pas, je ne peux pas. Comment lui en vouloir ? Ses mains se lèvent, avant qu'il les rabaisse et les fourre dans ses poches.
— J... Je veux pas qu'on se quitte, Akimune, je veux pas, je... Je t'aime, merde, je t'aime, balbutié-je entre mes pleurs.
— Alors tu vas me le prouver, car tes excuses vont pas suffire.
Je continue de sangloter tandis qu'il repart au jardinage. Il me laisse seule avec moi-même, et il n'est même pas agressif, ou cruel, ou quoi que ce soit, et ça me détruit. Il a raison sur toute la ligne et je me hais tellement fort pour m'être comportée comme la dernière des pétasses.
Mais est-ce que tu vas réussir ? Est-ce que tu vas seulement t'y tenir ?
Je vais tout faire pour.
Car nous valons le coup.
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