Chapitre III (4) - Jean Petit qui danse...
TW - Drogue
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— Les étoiles sont belles, ce soir.
— Tu as raison... Les étoiles sont belles. Nous venions souvent les regarder avec Jiraïr.
Silence. Elles allument leur joint, et la fumée douceâtre s'envole en arabesque.
— Tu consommes depuis longtemps ?
— J'avais touché un peu, avant, quand j'avais treize-quatorze ans, pendant le temps où ils m'ont tenue en foyer, mais j'ai commencé pour de vrai dans cet enfer. Toi ?
— Depuis qu'on est en Suède. J'ai commencé par la chicha du voisin, c'était un garçon, mineur isolé, d'à peine quinze ans, on avait fait le voyage ensemble depuis au moins Istanbul. On habitait un de ces logements d'urgence de la Croix Rouge. Il m'a appris le dari, il était Afghan et il fuyait la guerre, les talibans...
— Comment il s'appelait ?
— Farokh. C'était mon copain à l'époque. En fait, on a rompu peut-être deux semaines avant que je ne parte en Angleterre et... Enfin, tu connais la suite.
— Tu l'aimais ?
— Beaucoup.
— C'est lui qui t'a fait commencer ?
— J'ai eu besoin de personne.
Elle rit.
— J'ai vu des bombardements, Eugénie. J'ai vu tellement de gens mourir. J'ai vu ma mère menacer des hommes avec un couteau pour qu'ils ne nous fassent pas de mal. J'ai vu l'horreur des camps de migrants. J'ai eu droit aux « rentrez chez vous ». À l'extrême-droite et au nationalisme qui voulaient nous renvoyer en Syrie. J'ai tellement failli mourir, j'ai tellement vu ma famille échapper de peu à la mort... Il faut bien ça pour tenir.
Elle prend une taffe, et poursuit son histoire :
— Nous avons pris la route des Balkans. Je ne me rappelle pas avoir eu peur, tu sais. J'ai eu peur quand mon oncle et ma tante se sont fait tirer dessus juste sous notre fenêtre. J'ai eu peur quand notre immeuble s'est effondré sur mon père et moi. J'ai eu peur quand il a fallu se cacher dans le métro pour échapper aux bombardements. Mais je n'ai pas eu peur quand Farokh a pris ma main et celle de Bassem pour fuir les chiens des policiers serbes. Ou quand ma mère s'est faite agresser sous mes yeux par des skinheads. Ou pendant les nuits qu'on a passé dehors, à faire le guet, dans la peur de la police et de n'importe qui pouvant s'en prendre à nous.
— Chaud...
— Comme tu dis... Tu pleures ?
— Non...
— Eugénie...
— Quoi, Hayat ? Je suis juste... émue. Enfin. T'es vivante. Et c'est merveilleux que tu sois vivante.
— Mendel et Jiraïr devraient être là aussi. Jiraïr me manque. Il me rappelait Farokh, quelque part. La même tristesse dans les yeux.
— Mendel me manque aussi. Iel ne méritait pas ça. Personne ne méritait ça, dans l'affaire, c'est juste horrible pour tout le monde.
— On n'a rien vu.
— J'arrive pas à croire qu'on ait rien vu. On aurait dû s'en douter.
— Pas comme si on s'était jamais faites tabasser par des mecs, hein, ou qu'on n'avait jamais eu de copine avec des bleus sur le visage... Je me sens tellement conne d'avoir rien vu.
Hayat passe son bras autour des épaules d'Eugénie.
— Pas ta faute. Vraiment.
La troisième protagoniste entre en scène. Elle s'installe sans un mot et s'allume une cigarette.
— Et criss, toutes les deux. Vous êtes grandes, je vais pas vous faire la morale.
— Toi aussi tu n'arrives pas à dormir, Arsinoé ?
— T'es mignonne Hayat, mais j'ai pas fini le ménage. Ou le repas de demain. Ou quoi que ce soit. Tabarnak. Je suis nulle.
— Tiens, tire.
Et Arsinoé tire sur le joint d'Eugénie, avant de fondre en larmes.
— J'suis à bout. J'en peux plus.
— T'es pas obligée d'en faire autant, tu sais.
— Si, Eugénie. Si moi je craque, tout le monde s'écroule.
— Tu te mets trop de pression, souffle Hayat. Je suis là pour te seconder, tu sais.
— Même. C'est pas ton rôle, c'est le mien. Je m'en calisse que tu puisses aider, c'est juste... pas à toi de le faire.
— Mais merdeuh, Arsinoé, tu fais chier à tout vouloir prendre sur toi. Être une « mère courage », ça t'apportera rien. Regarde-toi. C'est pas grave de penser qu'à soi. T'en as besoin.
Arsinoé sèche ses larmes et ébouriffe Eugénie.
— Dit-elle alors qu'elle me fait faire le plus de cheveux blancs !
Hayat rit. Une quatrième silhouette apparaît, et saute sur les genoux d'Arsinoé
— LaToya !
— T'es pas censée dormir, toi ?
— Vous gueulez devant mon chalet, moi je vous entends ! Et vous puez le shit, roh la la...
— Comment tu sais ça, toi, hm ? demande Arsinoé en lui prenant le menton.
— J'ai fait des émissions en Californie vous savez, la weed c'est légal là-bas, et croyez-moi croyez-moi pas ça touche beaucoup au cannabis dans les studios de radio. Puis bon, Jiraïr sentait pareil alors...
Elle se redresse, toussote, prend sa voix de radio :
— Quatre femmes regardent la lune et discutent de la vie en fumant des joints, que de discussions philosophiques en perspective !
Cette phrase m'arrache un rire.
— D'où est-ce que ça vient ?
— C'est rien, dit Eugénie. Juste Nhan qui se croit discrète alors qu'elle nous écoute de sa fenêtre depuis le début.
— Heyyyy, je suis là, moi aussi ! s'écrie Tahel qui joue à la Switch à côté de moi. Et Nhan ne vous espionne pas, factuellement elle fait de la couture et il se trouve que vous discutez à portée d'oreille.
— Akissi, es-tu là ? s'exclame Hayat.
— Taisez-vous, je regarde les étoiles.
Elle est un peu plus loin, et se redresse dans la nuit.
— Soirée entre filles, je vois, je vois, ricane Eugénie en tirant sa taffe. Et les hommes ?
— Ils dorment bien, eux.
— Berk les hommes.
— LaToya ! s'écrie Arsinoé.
— J'ai toujours été une sale gouine, Arsinoé, rit-elle.
— En vrai j'aime certes Stefan mais j'penche plus pour les femmes. J'ai eu des coups d'un soir, jamais de copine... Mais je veux dire, les F E M M E S.
— J'avoue que je me pose beaucoup de questions sur ma sexualité, mais c'est surtout la masculinité qui m'attire, admet Hayat. Quoique je peux comprendre l'attrait pour le féminin.
— Trop hétéro pour tout ça.
— Je suis bisexuelle, je n'ai pas franchement de préférence, dit Akissi. Pas comme si j'avais eu la liberté d'explorer de toute façon, mais je sais que je suis attirée par plusieurs genres, et le label « bi » me parle.
— Ouais, je vois, je vois.
— Et nos deux espionnes, hm ?
La voix d'Hayat n'est pas méchante, mais presque espiègle.
— J'aime tout le monde, mais honnêtement j'aurais du mal à coucher avec une femme, dit Tahel. Je veux bien essayer, mais pas avant des années de thérapie ! Faudrait que j'arrive à coucher avec mes copains sans me mettre à chialer, déjà.
— Et moi, faudrait que j'arrive à coucher avec mon copain, ris-je en posant mon ouvrage. Mais au niveau de l'attraction, ben...
Je regarde Tahel. Eugénie. Akissi.
— Les femmes ne me laissent pas indifférentes...
— Attends-moi ma belle, je finis ce que je fais et je te rejoins, répond Eugénie avec un ton jovial. Si Akimune peut pas s'en charger, compte sur moi, tu vas pas rester vierge longtemps !
— Hey, je veux pas me retrouver au milieu de ça, moi !
— Mais t'inquiète Tahel, t'iras dans mon chalet !
— Ton chalet c'est le bordel, réplique Arsinoé, t'y envoies pas Tahel.
En lui tirant doucement l'oreille, elle ajoute :
— Gremlin, va.
— Tsss, je badine, Arsinoé, c'est à Nhan de décider pour tout ça.
— Je... Enfin, ça me dérange pas...
Le grand sourire de Tahel ne fait qu'augmenter mon embarras, mon visage rougit d'autant plus alors qu'elle vient m'embrasser, et mon cœur est sur le point d'exploser.
— J'te la laisse, Eugénie, elle est mûre, notre Nhan, affirme-t-elle avant de m'embrasser sur le front.
— Vos affaires ne regardent que vous, je ne voulais pas savoir, râle Akissi.
— Moi, ça m'intéresse, pouffe LaToya.
— Petite commère, va, la réprimande gentiment Hayat.
Eugénie donne son joint à Arsinoé. Sa silhouette se découpe sous la lumière de la lune, de l'argent illumine ses cheveux roux. Elle avance comme un chat, et mon ventre veut laisser échapper des papillons, je tremble de tout mon corps. Tahel me donne un baiser sur la tempe, avant de récupérer sa console.
— J'te laisse aux bons soins de la Française, me susurre-t-elle.
— MAIS TAHEL !
Elle me laisse avec un rire, quand l'Arnaqueuse se glisse par ma fenêtre jusque sur mon lit.
— Bonsoir petit être de lumière, roucoule-t-elle.
— Eugénie ! Eugénie ! Eugénie ! L'encourage le collectif à l'extérieur dans la joie.
La seule voix qui manque à la chorale est celle d'Akissi. Mais qu'importe, devant moi se trouve une diablesse au sourire angélique, aux yeux gris qui pétillent, pupilles dilatées par la drogue mais une précision dans les gestes qui me font comprendre qu'elle est en pleine possession de ses moyens, autant qu'elle peut l'être. Une main sur ma joue.
— Puis-je embrasser cette délicieuse bouche ? murmure-t-elle en inclinant son visage émacié vers le mien.
C'est terrible comme elle est belle.
— Vas-y.
Un baiser nous rejoint, rapide, doux, avant que nous ne soyons séparées. Ma tête s'envole dans les nuages et mon cœur s'emballe. Il me faut un moment pour revenir à moi, pour retrouver mon souffle, contre l'épaule osseuse d'Eugénie. Sa main dans mes cheveux me calme. Je souffle longuement.
— Akimune sait ? J'aime pas trop ça, s'exclame LaToya. Tahel, puis toi...
— J'ai sa permission pour draguer sa meuf, réplique Eugénie. C'est un vrai frère, ça !
Le rire de Tahel résonne.
— Polyamour partout, monogamie nulle part, lance-t-elle. Faudrait que j'en parle avec lui, tiens...
— Il a dit que c'était pas son problème, Nhan est seule maîtresse d'elle-même.
— Quel homme, ricane Hayat. Farokh était trop possessif sur la fin, c'était étouffant...
— C'est qui, Farokh ? l'interroge avec ingénuité notre cadette.
— Mon ex. Je l'ai largué quand il a parlé de se marier. Car je partais en Angleterre et il m'a fait une crise de jalousie, « soit tu m'épouses soit je te quitte, mais je ne te laisse pas partir voir ces Anglais qui ne pensent qu'à baiser », j'ai rompu sur-le-champ.
— Queen, approuve Arsinoé.
— Berk les hommes, renchérit LaToya.
— Oui, berk les hommes, approuve Hayat. Mais je regrette un peu, parfois...
— Le cannabis te rend bavarde, dis-moi, soupire Akissi.
— Tu devrais tirer, ça te mettrait de meilleure humeur, s'exclame Eugénie. Vas-y, vas-y !
— Rah, tu m'embêtes, toi.
— T'es pas drôle, Akissi, je fais des efforts depuis des JOURS pour mieux m'intégrer avec tout le monde et toi tu fais tout le temps la gueule ! Traîner avec Seung-Il ça te réussit pas.
— Tes clowneries amusent les autres, Eugénie, mais pas moi.
En français, elle dit ce que je ne peux pas comprendre. Eugénie se tourne vers moi alors que la primatologue se lève et quitte son lit d'herbes.
— Elle m'a dit que je n'étais pas un clown mais tout le carnaval. Je...
— Entre nous, t'as le potentiel d'être un clown, ma drôlesse, rétorque Arsinoé.
— Je vais venir dans ta cuisine faire des bêtises, toi, fais gaffe.
— J'te maîtrise d'une main !
— J'suis une teigne, oh !
L'hilarité nous gagne devant cette joute verbale ridicule. Eugénie passe son bras autour de mes épaules, et m'embrasse encore. Le songe d'Akissi m'effleure, une partie de moi veut partir à sa suite et l'emmener loin, loin de tout cela, la réconforter, la prendre dans mes bras. Les lèvres d'Eugénie le rejettent au fond de mon esprit, et je m'y abandonne. Douce nuit d'été, en somme.
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