Chapitre III (3) - Papa dit que je raisonne comme une grande personne...

TW : TCA, maigreur extrême, body horror (très light), mention de sexe, d'automutilation.

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J'ai envie de mourir.

J'ai envie de mourir car je n'arrive pas à coucher avec mon copain.

J'ai envie de mourir car je n'arrive pas à me mettre au clair sur ce que je ressens pour Tahel.

J'ai envie de mourir car les cicatrices sur mon bras ne s'effacent pas.

J'ai envie de mourir car j'en ai de nouvelles.

J'ai envie de mourir car j'ai essayé tous les jours pendant deux semaines de coucher avec mon copain pour lui faire faux bond à la dernière minute à chaque fois, car je me suis sentie si honteuse à chaque fois que je suis allée me réfugier dans les bras de Tahel pour pleurer.

J'ai envie de mourir car j'ai le souvenir exact de tous les cadavres que j'ai vu jusque-là.

J'ai envie de mourir pour ne pas être la prochaine assassinée, ou la prochaine meurtrière.

J'ai envie de mourir pour oublier.

J'ai envie de mourir alors que Seung-Il m'a projeté un film, que j'ai vu avec Akissi, sur lequel j'ai beaucoup pleuré.

J'ai envie de mourir alors que je ne suis pas seule.

J'ai envie de mourir.

C'est devenu ma seule litanie. Pourtant je ne peux me résoudre à me suicider. Je ne suis pas Mendel mettant fin à ses jours pour éviter le désespoir. Je ne suis pas Jiraïr qui ne supporte plus la vie et la lumière du jour.

Je ne suis pas Stefan prêt à mourir pour la femme qu'il aimait.

Je ne suis pas Wen Xiang Monogatari et je n'ai pas son courage.

Je me répète ces mots en montant me laver, pour m'accabler, encore, et encore, et encore.

Car tu le mérites.
Car je le mérite.

Le cœur vide et la tête embrumée, je pousse la porte des douches. Oh, combien de temps faudrait-il pour que l'on me retrouve ici ? Ne pense pas à cela, Nhan, tu n'en es pas capable. L'eau sur mon crâne m'éclaircira les idées, du moins je l'espère. Je me dénude, retire mes prothèses, m'appuie sur mes béquilles pour m'installer sur le tabouret en plastique qui est à mon usage.

Les gouttes.

Sur ma tête.

Comme des marteaux.

C'est insupportable.

Mais il faut bien cela pour être propre.

Je tourne le robinet et me savonne, les yeux perdus dans le vague, avant de m'échiner à me rincer. Je tire avec mes béquilles mes prothèses, mes manchons, et mes jambes peuvent me porter à nouveau, du moins jusqu'à ce que je puisse me traîner jusqu'à la patère pour récupérer mon peignoir.

Les gonds grincent. Quelques pas, un froissis de vêtements qui s'écrasent sur le carrelage. On y pose quelque chose. Je m'attends à y trouver Tahel, c'est bien son genre de venir se laver en milieu de journée, après sa sieste matinale.

— Qu'est-ce que tu viens fureter, fripouille ?

Mais ce que je vois me coupe la voix. Devant un miroir, le corps nu, le visage baissé, les bras croisés, debout sur un pèse-personne, se tient un squelette. Elle ne sourcille pas en m'entendant me rapprocher d'elle.

— Mes cheveux sont dégueulasses, putain, soupire Eugénie. Regarde. 'fin, si y'avait que mes cheveux...

Elle lève la tête, en décroisant les bras de sa poitrine. Nos yeux se croisent dans le reflet, s'ancrent, et je lis toute sa détresse dans les nuages de leur ciel gris. « À l'aide ». Mon coeur se serre. Sa peau pâle et jaunâtre colle à des os, des muscles atrophiés, des organes au bord de la défaillance. Elle est un squelette qui tient debout par dépit sans doute, la crasse donne un peu de volume à ses joues et ses genoux, des poils clairs ont poussé sur son corps, comme pour un petit bébé, et tout cela rappelle qu'elle est encore en vie.

— J'ai essayé de me peser. Monokuma m'a donnée une balance.

Elle tousse et crache du sang mêlé de bile. Une dent morte jaillit de sa bouche, et tombe dans le lavabo, se coince dans le typhon.

— Je pèse trente-cinq kilos, Nhan. C'est énorme, tu te rends compte ? C'est énorme, murmure-t-elle. Trente-cinq. J'ai essayé de vomir, j'étais toute sale, je voulais me laver, me laver, juste me...

Et le corps lâche. Je me jette vers elle pour la rattraper, et en perds l'équilibre. Je sens ses os. Tous ses os. Frisson d'horreur. Elle se suicide à petit feu. Elle a une odeur effroyable, mais franchement, là, étalées sur le carrelage des douches ? Je m'en fous. Je m'en fous car je tiens contre moi un cadavre qui par miracle tient encore debout. Je m'en fous car je vois, je sens sa mort contre moi, dans chacune de ses larmes, et...

Et je lâche, moi aussi.

Je lâche et nos larmes se mélangent.

— Chhh... Chhh... O... on va s'en sortir. On va s'en sortir...

Eugénie tremble alors que je nous assois péniblement.

— On va... On va trouver une solution pour tes cheveux, d'accord ? dis-je avec un hoquet. On va pro-probablement devoir les couper mais... on va trouver. On... on va te laver d'abord, ok ? Gros gros décrassage.

Elle opine du chef sans un moment, en se laissant faire. Je prends appui sur le mur, récupère une béquille, et lui sers d'assistance jusqu'au petit tabouret en plastique que j'avais utilisé pour ma toilette. Je me déleste de mon peignoir pour ne pas le tremper, j'allume l'eau, et, docile, elle ne proteste pas.

— Pas trop froid ?
— C'est bon...

Je tourne le robinet, lui tends mon gel douche avant de me saisir du shampooing.

— Tu me dis si je tire.
— M'en fous. Tire. Que ça soit propre là-haut, réplique-t-elle d'une voix morne en commençant à se savonner.

Quelque part, j'ai envie de croire que l'Eugénie Collange que j'ai rencontrée au tout début de cette histoire existe toujours. Qu'elle s'exprime par soubresaut, certes, mais qu'elle y est. Toujours là, dessous. Je la rince, la laisse se sécher en allant me rhabiller.

— Je vais te chercher des affaires et de quoi te rendre toute belle, ok ?
— Ouais ouais...

Je descends avec peine les escaliers pour trouver Arsinoé, lui présenter la situation. Un soupir lui soulève la poitrine.

— Elle a tout fait pour pas bouffer hein... Tabarnak... J'vais lui chercher des affaires. Reste avec elle, hm ?

Je remonte aussi sec, et notre mère de substitution ne tarde pas à revenir avec un sac de courses.

— C'est ses affaires ?
— Ouais, confirme Arsinoé. Elle a tout dans des sacs en plastique. Dans l'doute j'ai tout attrapé.
— ...Merci.
— Merci à toi. Moi j'ai abandonné, admet-elle dans une voix qui s'étrangle. J'peux plus. J'peux juste plus.
— ...T'es humaine Arsinoé, dis-je avec un ton qui me surprend. Tu ne peux pas tout gérer et tout bien gérer. T'as fait ce que tu as pu.

L'ombre d'un sourire ne parvient pas à éclairer son visage. Elle me tapote la tête, m'embrasse sur le front, et me souhaite bon courage. Dans les douches communes Eugénie balance ses jambes et fredonne une comptine. Elle a déplacé le tabouret, enfilé un peignoir, et s'est mise au milieu du passage.

— Commence par les cheveux, je réfléchis à ma tenue.

J'ai l'impression qu'une étincelle la ravive alors que ses lèvres s'étirent.

— J'ai une trousse pour changer de tête. Au fond du sac, elle est bleue avec des marguerites peintes à la main, explique-t-elle. C'est ma première maîtresse de CP que me l'a offerte car j'en avais pas. Ma famille de l'époque était... Nulle. À chier. Et j'en ai vues, des familles nulles à chier. C'est moi qui ai peint dessus dans ma grosse période artsy.
— T'as eu une période artsy ? demandé-je en cherchant ladite trousse.
— Ouais. J'avais douze ans et les cheveux roses. J'me faisais passer pour une meuf de dix-huit en Arts Plastiques, une de mes premières grosses impostures pendant une fugue. J'ai fait cracher de la thune à des vieux mecs, rah la la. C'était drôle, quels cons. À quinze ans j'ai commencé des trucs un peu plus classes qu'arnaquer des pédos et me faire héberger et nourrir par des pauv' mecs qui croyaient avoir leur chance avec la meuf alt.

Je trouve la trousse, et l'ouvre.

— Il doit y avoir des ciseaux dedans, dit-elle.
— Et de la teinture brune aussi.
— Franchement ? Flemme. J'ai envie de redevenir rousse. J'étais tellement rouquine gamine que dans tous les foyers que j'ai fait j'étais systématiquement « poil de carotte ». Y'a une fois, en Bretagne, un autre môme qui avait les cheveux roux, tout le monde pensait qu'on était de la même famille.
— Donc on coupe juste.
— On va dire ça. Tu sais faire ?
— Je sais que couper les cheveux d'une personne et d'une poupée c'est pas pareil mais quand même, répliqué-je sans méchanceté.
— Ben j'espère !

Elle a un petit rire.

— Ouais donc, des trucs plus classes. J'ai chopé un œuf de Fabergé, quand même. Un vrai, hein, pas dans le style de Fabergé. Non non non, un original. Magnifique, ça me rappelle que j'ai du talent, quand même, sourit-elle alors que je commence la coupe. Après, bien sûr, j'ai fait des petites arnaques, et c'est sans doute ça qui m'a perdue alors que j'étais sur un gros coup. J'ai réussi à m'en tirer au tribunal, alors que tout le monde savait que j'étais coupable, mais pas de preuve. Puis mon gros coup, lui, a réussi. Je m'en suis tirée car ils ont pas pu prouver qui j'étais. J'ai fait passé la plupart des fisc pour des cons mais là, c'était le pompon !

Les gros nœuds bruns et abîmés tombent à mes pieds. Sa voix est vive. Elle se vante presque. Elle n'a plus de raison de mentir, après tout, donc elle peut m'exposer les raisons de sa fierté.

— J'étais blonde à l'époque. Tu as peut-être vu des photos d'une petite blonde avec les cheveux très longs, des lunettes de soleil et des vêtements de luxe, entre deux policiers.
— Ouh là oui, j'étais scotchée à l'affaire, avoué-je. Dès que ça en parlait à la télé, j'obligeais tout le monde à se taire.
— Eh ben ma chère Nhan, petit être de lumière, c'était moi, rit-elle. Les larmes à la barre, ce jeu d'actrice, la petite histoire de la pauvre fille confuse et manipulée.. Du grand art.
— Je suis sûre que tu pourrais vendre ton histoire, ça te rapporterait des millions.
— ...Nan. J'ai pas envie. Les gens vont avoir de la pitié pour la gamine de la DDASS qui s'est faite maltraitée toute son enfance, anorexique, et tout. J'aime Stefan car il a pas de pitié pour moi.

Elle se renfrogne.

— ...J'aimais Stefan car il n'avait pas de pitié pour moi.
— Parles-en pas si ça te fait du mal.
— Non, c'est important. Stefan me chahutait, il prenait pas de pincettes parfois, il savait que j'aimais pas qu'on me voit d'une manière misérabiliste. Putain qu'il était con parfois, souffle-t-elle avec un air attendri. Jiraïr aussi était con, puis au niveau des parents on se comprenait très bien. On crachait sur sa daronne. Et Mendel aussi. On avait des conversations jusqu'à des heures pas possibles avec Mendel. On déconnait bien, avec Mendel.

Un silence. J'ai coupé tout ce qui n'était pas sauvable, et j'essaie d'arranger le reste.

— T'as pas le droit de mourir, Nhan, murmure-t-elle. Akimune t'aime à en crever et c'est mon ami. Je veux pas le voir dans mon état. Comme Akimune a pas le droit de mourir. J'ai pas envie de perdre deux personnes en qui je tiens. Pas encore.
— On... On ne va pas mourir, Eugénie.
— Pas de promesse, hm ? C'est bien. C'est pécher que de faire des promesses en l'air.
— Dixit l'arnaqueuse.
— Je sais que Jésus et le Seigneur sont des types très arrangeants, répond-t-elle avec un sourire. Puis j'ai jamais arnaqué d'églises catholiques. Mais wow, c'est chouette ce que tu me fais là...

Elle regarde sa coiffure dans le miroir. Juste une coupe courte, mais elle a l'air d'apprécier, ses yeux pétillent.

— Passe la petite robe noire.
— Ouiii cheffe.
— Fais attention, c'est une Chanel et une vraie.
— ...Pardon ?

Je prends un soin infini à me saisir de la robe, une vraie robe Chanel, on n'a pas la même vie Eugénie. Elle l'attrape, se défait du peignoir, et l'enfile. Puis se lève avec peine pour enfiler une culotte si peu couvrante que je me demande si on peut vraiment appeler ça une culotte.

— Jamais vu de string ? Tu es toute rouge, Nhan, ricane-t-elle avant de se saisir de sa trousse à maquillage.

Elle s'occupe de ses yeux, de ses cils, se fait un regard perçant, puis du discret blush sur les joues, un rouge à lèvres écarlate.

Je...

Enfin...

Eugénie...

Je comprends mieux Stefan d'un coup. Oh ma pauvre bisexualité.

— Merci. Ça... fait du bien, de se sentir belle, lance-t-elle avec un sourire franc.

Elle ajoute un peu de parfum à la base de sa gorge, puis m'embrasse sur la joue.

— J'ai l'impression d'être ressuscitée.

Ses yeux me paraissent moins morts, déjà. Peut-être qu'Eugénie était au fond d'un océan, et que je viens juste de lui donner l'impulsion pour remonter à la surface. C'est... Un drôle de sentiment. Tout chaud à l'intérieur. Tout agréable. Comme des papillons. Mon visage me brûle, j'ai une trace rouge sur la joue. Eugénie dans sa petite robe noire se regarde dans le miroir, sous toutes les coutures, prenant des poses de mannequin. Elle se sort des sandales, après avoir hésité avec des talons hauts mais réalisant que des chaussures plates seraient plus à propos, tournoie un peu, me prend la main et vient lisser mon col.

— Tu es adorable quand tu rougis, tu sais ?

Sa soudaine assurance. Son regard clair, assuré, souligné par le maquillage. Mon coeur bondit dans ma poitrine. Une main sur ma joue la caresse, et Eugénie Collange, Ultime Arnaqueuse, incarnation de la séduction et de la manipulation, dans une petite robe noire Chanel et un parfum enivrant, me laisse là, devant le miroir de la salle de bain, à me demander si je ne viens pas tout juste de comprendre ce que signifie « la beauté du Diable ».

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