Chapitre II (5) - Petrouchka ne pleure pas, entre vite dans la ronde

Le soleil m'a tiré du lit à 6 heures du matin. Par soleil, j'entends la fâcheuse association entre Akimune, Tahel et Mendel qui s'amusent à faire péter des trucs. Enfin. Mendel prépare des trucs, Tahel contrôle les trucs, Akimune fait péter les trucs.

Comment expliquer...

En premier lieu, Akimune est Akimune, et c'est pour ça qu'il est aussi attir- pardon, insupportable. Il met le feu à mes hormones mais non, je ne vais pas avouer que je le trouve attirant. Ensuite, Mendel, qui doit avoir deux neurones actifs pour s'allier à pareille équipe. Et enfin... Tahel. Mais les buts de Tahel sont au-delà de la compréhension humaine. Et Seung-Il est réveillé pour la filmer et l'encourager, mais ce type est un turbo simp c'est la seule explication. Et il y a Ernesto en PLS dans l'herbe, il doit essayer de faire un semblant de nuit. Pardon, je suis un peu énervée, mais il est 6 heures et demi du matin, il fait déjà chaud, et j'aurais aimé dormir après une nuit d'insomnie à tourner dans tous les sens ma conversation avec Eugénie. En plus j'ai des sales crampes à l'utérus.

Quoi, la culpabilité pour l'anniversaire d'Hayat ?
Mais je vais l'ignorer, en fait.

...Je disais que j'étais un peu énervée. En fait je suis vraiment à cran.

En même temps je devrais avoir mes règles dans la semaine, ce qui signifie que nous approchons le mois de juin. Ça doit juste être le syndrome prémenstruel. Hé, au moins, je ne déprime pas et la voix du self-hate ferme sa bouche.

N'empêche, en les regardant de ma fenêtre, je me dis que nous ressemblons presque à des ados normaux en colonie de vacances. J'en oublierai nos morts. Nos morts... Le monument de bois me rappelle notre funeste condition.

Je m'adosse contre le mur supportant la vitre, me tournant vers mon plan de travail. Alors que je n'ai toujours pas fini la miniature de la fratrie d'Arsinoé, je me suis lancée sans trop savoir pourquoi dans la reconstitution de l'anniversaire d'Hayat. J'avais fait des décorations en papier crépon, et j'avais tout réarrangé selon ma mémoire sans défaut. Je me remets donc au travail, pour que tout soit parfait.

Vers 7 heures, un ballon de foot, enfin une imitation en papier mâché, traverse ma vitre et s'écrase sur le sol de mon chalet. Si ça s'était écrasé sur mes miniatures j'aurais probablement tué quelqu'un. On frappe à ma porte. Je vais ouvrir.

Ah ben. On a envoyé Akimune car ils savent que je ne vais pas lui hurler dessus. Je te retiens, Tahel. Je sais que tu es derrière tout ça. Je soupire. Je sais que j'accuse notre petite blondinette assez vite, finalement, parce que je sais que j'ai de l'affection pour elle. Et si je ne sais pas gérer mon affection pour Akimune ou Akissi, je n'en mène pas large non plus avec elle. Je suis sans doute trop agressive ou froide ou peu importe dans ma manière de faire, et ça va repousser les gens, à la longue...

Tu vas finir toute seule, Nhan. Et ça sera de ta faute.
Tais-toi. Pas aujourd'hui. S'il-te-plaît.
Ta solitude, ton isolement, c'est de ta faute. Tu es une mauvaise personne. Une mauvaise personne.

— Qu'est-ce qu'il y a ? dis-je sur un ton trop sec.
— On aimerait bien récupérer le ballon, désolé Nhan...

Il a l'air tout penaud et mon cœur se fend. Je détourne le regard.

— Je vais vous le chercher, soupiré-je.
— Merci ! Ah... Au fait...

Je me retourne pour récupérer leur boule de papier mâché. En fait, c'est beaucoup plus lourd que du papier mâché. Ils ont dû y mettre du plâtre ou une autre bêtise... Ah, ils m'énervent, ILS M'ÉNERVENT !

— Je voudrais m'excuser pour hier, lance-t-il en criant comme à son habitude.
— Ce n'est pas du tout à toi de t'excuser, dis-je en me tournant vers lui pour qu'il puisse lire sur mes lèvres.
— Quand même... J'devrais pas me mettre en colère.
— On a dépassé les bornes avec Eugénie, c'est pas ta faute, soufflé-je en lui remettant l'objet. C'est la nôtre.

Il reste silencieux quelques instants.

— Nhan, je voudrais te dire que...

Je rougis légèrement, et le repousse à l'extérieur. Je ferme la porte, et me roule en boule. Je suis fatiguée, j'ai juste envie de pleurer maintenant. J'adore mes sautes d'humeur. J'adore le syndrome pré-menstruel, est-ce que quelqu'un peut m'abattre, maintenant ?

Re... retournons au travail. Oui. Le travail. Je repousse les souvenirs qui veulent se frayer un chemin devant mes yeux. Non, non, non, je ne veux pas me souvenir. Je ne veux pas. Je ne veux pas. Inspire, expire. Inspire, expire. Mes mains tremblantes se remettent à mes projets. J'ai mal au cœur, au corps, je me sens si mal. Ma cage thoracique me fait mal. Mes jambes me font mal. Je retire mes prothèses, puis mes manchons. Le cutter en main, je trace une ligne sur le papier cartonné, je découpe une forme, je la plie entre mes doigts pour achever mon diorama. Je façonne des visages, je les peins, je leur insuffle l'illusion de la vie. Les teintes sont parfaitement fidèles à ma mémoire sans défaut.

Tu sais que tout ça ne sert à rien.
Tais-toi.
Ça ne sert à rien. Tu ne sers à rien.
Arrête.
Tu n'es qu'un gâchis d'air et d'espace.
ARRÊTE ! Arrête...
Mais quelle faible... Franchement, arrête de chialer. Tu n'as rien vécu de grave. Arrête. Arrête. Arrête. Tu sais ce que t'es ? Une sale attention whore. Tu mérites pas qu'on s'intéresse à toi.
Ferme-la...
Tu sais que j'ai raison.

Il est midi, et Arsinoé vient me tirer de mon chalet. Littéralement. Je ravale mes larmes alors qu'elle me remet mes prothèses bien correctement avant de me porter jusqu'au réfectoire. Elle ne veut pas que je rate le moindre repas, c'est limite si elle ne me met pas la nourriture de force dans le gosier. Je m'installe à table, et l'Ultime Femme au foyer dépose une assiette de coquillettes devant moi.

— Arsi, je peux t'embêter trente secondes ?

C'est la voix de Seung-Il. Je tourne la tête, par curiosité. Tahel est avec lui, lui tient la main, et me sourit. Elle a un beau sourire, un sourire doux. Ça me réconforte un peu.

— Qu'est-ce qu'il y a ? soupire maman Shonar.
— Je sais qu'on s'entend pas vraiment avec Eugénie, mais... J'm'inquiète un peu de pas l'avoir vu depuis hier, en fait, explique-t-il l'air tout penaud. Est-ce que je peux lui emmener son repas ?
— ...Si tu veux, c'est sympa de ta part. C'est posé sur un plan de travail, tu lui files juste une cuillère, pas de couteau ou de fourchette.
— Compris, cheffe, dit-il en entraînant sa petite-amie avec lui alors qu'il s'en va.

Je vois à l'air d'Arsinoé qu'elle n'a, au fond, pas envie de s'occuper d'Eugénie. Pourquoi alors est-ce que tu t'occupes de moi ? Nous avons été deux à faire un scandale hier. Ce n'est pas normal. Ce n'est pas juste. Eugénie est loin d'être toute blanche, mais quand même. Moi, je ne vaux pas mieux. Pas mieux du tout.

Je me retourne, sans rien dire. Et je sursaute, parce qu'Hotaru est apparu sur la chaise face à moi.

— Tu m'as fait peur ! m'exclamé-je la main sur le cœur.
— Aah, désolé, Nhan-san !

Je reste interdite quelques instants.

— Tu... parles anglais, maintenant ?
— Un peu, dit-il en baissant les yeux. Akimune-kun m'a expuliqué que je ne vais puroguresser qu'en parulant, que c'est comme ça qu'il arrive maintenant à turès bien parler alors qu'il part d'un très mauvais niveau. Puis Hayat m'a appuris beaucu de vocabulaire... Je peux faire la converusashion, je ponse...

Je commence à manger.

— Pouruquoi tu viens pas avec nous ?

Je pose ma fourchette, et soupire. Je sais à quoi il fait référence.

— Je n'aime pas la fausse pitié, c'est tout.
— On veut vuraiment t'avoir avec nous, balbutie-t-il en détournant le regard. Enfin... Moi je veux vuraiment que tu viennes...
— ...Je ne comprends pas.

Ses joues pâles prennent une teinte rosée.

— Ce n'est pas difficile à compurendure, murmure-t-il avec un léger sourire. Si c'est moi qui te demande, tu veux bien ?
— ...Pour... Pourquoi pas.

Pourquoi est-ce que je sens mon cœur battre plus fort ? Comme quand Akimune me parle, ou Akissi, ou même Tahel ? Pourquoi ?

On t'accorde un minimum d'attention et tu t'emballes. Tout de suite. Mais quelle abrutie.
Tais-toi. Laisse-moi tranquille.

Je reste muette comme une carpe, sans rien oser ajouter de plus. Mes pâtes sont si intéressantes. Fabuleuses. Délicieuses. Ahahah. S'il-te-plaît, Hotaru, parle. Vraiment. Ne me laisse pas dans ce silence. Mais Hotaru ne dit rien lui non plus, il boit son verre d'eau, en baissant encore les yeux. Et nous demeurons dans ce malaise ambiant. C'est désagréable. Et mon cœur s'affole encore. Mon visage me brûle. J'ai envie de m'arracher la peau de la gorge pour dénouer ce qui obstrue ma trachée. Mais parle, bon sang. PARLE ! Il n'y a rien de confortable dans ce non-bruit. Inspire, expire. C'est lourd. Presque poisseux.

— Je crois que... Ça serait bien que nous soyons amis, murmuré-je sans le regarder.

Je ne sais pas quoi dire. Je tremble. Je n'en peux plus de ce silence. De son silence.

— Je veux dire : peut-être que nous avons des points communs, et on pourrait peut-être s'entendre, et...

La face d'Hotaru a pris une teinte rouge brique. Un oui timide de la tête.

— C'est difficile pour moi d'arriver à... me faire des amis, balbutie-t-il. A-avant Hayat, je n'avais aucun ami.
— Avant d'arriver là... Moi non plus, je n'avais pas d'ami.
— Et maintenant ?

Ma gorge se noue. C'est à moi de me taire. Est-ce que j'ai des amis ? Vraiment ? D'accord, d'accord, le syndrome prémenstruel, c'est typiquement la période du mois où mon impression que tout le monde me déteste est la plus forte. Mais... même en dehors de ça... Est-ce que le sourire rayonnant d'Akimune est authentique ? Est-ce que le flegme réconfortant d'Akissi témoigne d'une réelle affection ? La douceur de Tahel ? La gentillesse de LaToya ? La tendresse d'Arsinoé ? Cette envie de m'aider d'Ernesto ? Est-ce seulement vrai ? Est-ce qu'on ne me ment pas ? Est-ce que ce n'est pas de l'hypocrisie ? J'ai peur. J'ai vraiment peur. Je vais finir toute seule, et je l'aurais bien mérité.

Je me lève de table, plantant Hotaru là.

J'ai à peine touché à mon assiette. Ah... Arsinoé va me tuer.

Je quitte le réfectoire, les larmes aux yeux, et je marche. Je marche. Je marche. Je marche. Droit devant moi. Sans m'arrêter. Je veux faire taire ma voix qui me hurle que je ne vaux rien, que tout le monde me hait, que je serai plus utile morte que vivante. Je commence à m'enfoncer dans la forêt. Mes chaussures écrasent la mousse. J'essaie d'éviter les orties, les ronces, les branches trop basses. Les bruits du bois me sont presque inaudibles. Le chant des oiseaux, le tss-tss-tss des grillons.

À mes pieds, un ours en peluche qui a un jour dû être rose, couvert de terre. Il me donne la nausée.

J'atteins une sorte de petite clairière, qui comporte en son centre une pierre noire dressée vers le ciel. Et je m'effondre, je m'écrase dans l'herbe verdâtre qui grille sous le soleil de mai. Ou de juin. J'ai perdu la notion du temps, je ne sais plus. Je ne sais rien. Je ne sais même pas si j'ai su un jour. C'est...

Tout est épuisant.

Je veux dormir.

Je veux vraiment dormir.

Mes larmes se tarissent, mes paupières se closent. Le soleil chauffe mon visage cireux. C'est paisible. J'entends le vent. J'aimerais ne pas être seule. J'imagine une présence avec moi, contre moi. Un amour fantasmé. Je suis tellement pathétique.

— Alors, ça te plaît ? lance ma voix.

J'imagine sa réponse. Un baiser sur ma joue. Et ça me renvoie à ma solitude. Je me force à tirer la rêverie à moi. Je garde les yeux fermés.

Là...

Là, ça va mieux.

Je me relève, puis repars en direction du centre. Je repasse devant l'ours en peluche, je retrouve les chalets. Je ne sais pas quelle heure il est.

Inspire. Expire.

Je décide de prendre mon courage à deux mains, et d'aller à la bibliothèque. Je m'en veux pour Hotaru. Je devrais m'excuser. Il ne mérite pas que je me comporte ainsi avec lui. Il n'a pas besoin d'une amie comme moi. Je monte avec peine les marches. Je les gravis, une à une, le souffle court. J'ai mal au cœur, mon ventre se tord. Je pousse la porte, elle me paraît si lourde...

Personne.

Ah.

Ahah.

Ahahahahahah.

Quelque chose bouge. Non. Quelqu'un. La tête d'Hayat se redresse de son livre, un énorme bouquin dans une langue que je ne peux même pas lire.

— Qu'est-ce que tu veux ?

Elle m'est hostile. J'ai envie de fuir.

— Nhan... Dis-moi ce que tu veux, lance-t-elle en posant son roman. Si c'est pour Hotaru, sache que tu l'as vraiment blessé et qu'il ne veut plus sortir de son chalet. Si c'est pour t'excuser d'hier... Laisse tomber, je ne veux pas d'excuse.

Je baisse les yeux.

— Je ne suis pas ta mère, Nhan, je n'ai pas à te faire la morale ou quoi. Mais je vais te dire quelque chose qui ne va vraiment pas te plaire, or tu as vraiment besoin de l'entendre.

Je me recule jusqu'à me retrouver acculée à la porte. Elle se lève, s'avance. Ses longs vêtements flottent autour de ses membres. Sa figure ronde, son air presque maternant, ses longues nattes... Tout ça n'a rien de rassurant. J'ai peur d'elle. Peut-être car je sais qu'elle est objective sur mon cas. J'ai peur de ce qu'elle va me dire.

— Tu te complais dans ta peine. Et quand tu fais des efforts, c'est juste des appels à l'aide encore plus visibles. Sauf que tu ne veux jamais d'aide, dit-elle sur un ton sec. Quand on t'en apporte, tu t'énerves plus qu'autre chose. Et quand tu fais un progrès... Le lendemain, quand c'est pas l'heure qui suit, tu régresses à un stade encore pire.

Elle est vraiment près de moi. Je sens son odeur de menthe verte, et son regard qui me transperce.

— Tu pourrais être quelqu'un de très bien, mais tu fais tout pour tout gâcher tout le temps, et tu te conduis comme une mauvaise personne. Beaucoup de personnes t'aiment ici. Beaucoup de personnes veulent t'aider. Mais tu fais n'importe quoi, poursuit-elle plus amère. Tu as des capacités magnifiques, mais tu les gaspilles en te répétant que tu es nulle. Tu sais quoi ? Ça ne sert à rien. Tu as peut-être vécu trois vies avant d'atterrir ici, et ce qu'on vit ici c'est horrible. Mais devine quoi ? C'est pareil pour tout le monde. Si quelqu'un s'effondre, tout le groupe s'effondre.

Mon cœur bat fort. Très fort. J'ai les larmes aux yeux. J'ai envie de vomir. De disparaître.

— Tu m'agaces profondément, soupire-t-elle en tournant les talons.

Elle s'arrête devant une étagère, en tire un livre, et me le lance. Je le prends en pleine tête.

— Quitte à ce que tu sois ici, lis. Hernani, de Victor Hugo. Tu vas voir, c'est bien.

À ces mots, elle retourne s'asseoir, et reprend sa lecture. Je reste interdite quelques instants. Aha. Elle a raison. Je suis une mauvaise personne. Je gâche tout. C'est la stricte vérité. Je me laisse tomber sur le sol.

Tu es nulle.
Tu ne sers à rien.

Les lettres s'embrouillent devant mes yeux.

Et ça y est, la fontaine de larmes est repartie. T'es vraiment nulle, Nhan. Tu rendrais service à tout le monde en mourant, en fait. Le problème vient de toi. C'est tout.

— Nhan ?

J'entends à peine les bruits autour de moi. Mes sanglots résonnent dans toute la bibliothèque. Ahah. À quoi bon, de toute façon ?

— Hé... Nhan...
— Laisse-moi.
— C'est ce que je t'ai dit, non ? souffle-t-elle. Nhan...

Le crissement d'un tissu. Une écharpe autour de mes épaules, un pan me frotte le visage, m'essuie les joues.

— Je suis peut-être un peu dure, sans doute. Mais j'ai l'impression que c'est la meilleure façon pour que tu intègres les choses. Peut-être que je me trompe.

Elle soupire, je sens son épaule contre la mienne.

— Tu sais, ma mère m'a offert cette écharpe quand j'ai eu mon admission à Hope's Peak. Elle a toujours été sévère, elle voulait le meilleur pour moi et... voilà, me confie-t-elle sans me regarder. Mais... C'est mon héroïne. Elle me manque.
— Ma mère aussi me manque.

Elle sort de sa poche une sorte de petite enceinte, avec un baladeur MP3.

— Tahel me l'a retapé entre deux parties de Smash Bros, explique Hayat. Je mets un peu de musique quand Akissi ou Hotaru se sentent mal. Et... bon. Akissi préfère chanter. Et Hotaru... Ah, comme il peut rire quand je le fais tourner dans les airs !

Elle met une chanson douce, à la guitare acoustique. Un sourire tendre se dessine sur son visage.

— Je parle vraiment beaucoup de langues, mais je ne lis pas du tout le solfège. C'est bête, la musique est le seul moyen de communiquer qui soit vraiment universel.

Je trouve que c'est difficile, de lui parler. C'est comme si... Comme s'il y avait un mur entre nous. Elle est une adulte, moi une sale gamine. Elle m'est hostile. Je sais qu'elle m'est hostile. Je ne ressens pas... Pas d'attache, pas de pont entre nous. Aucune réelle connivence.

— J'aime bien cette chanson, murmuré-je.
— C'est ma chanson préférée.

Nos regards se croisent.

— Quand je me réveille en sueur, j'écoute cette chanson pour me calmer, me détendre, oublier mes cauchemars. Mon frère est sourd, tu sais, Nhan. Lui aussi, il fait des cauchemars. Il entend les bombes qui résonnent dans sa tête. Alors... Je lui posais la main sur mon enceinte et les vibrations de cette chanson le rendait plus serein.
— Tu as un petit frère, non ?

Vu comme l'Ultime Interprète est maternante, ça ne m'étonnerait pas.

— Oui, il s'appelle Bassem. Il a seize ans cette année. Et dans deux ans, il pourra demander la nationalité suédoise. Il signe en suédois et en arabe, dit-elle avec beaucoup de fierté dans la voix. Il me manque aussi. Beaucoup. Tu as des adelphes, par hasard ?
— Une petite sœur. Mary. Elle a quatre ans.

Ma petite Mary... Les larmes me remontent aux yeux.

— J'espère qu'on va tous sortir d'ici, sourit-elle. Que tout le monde puisse retrouver ses proches, ou ce qui compte.

Sa mine devient plus sombre.

— Hope's Peak, c'était beau sur le papier, c'était l'opportunité d'une vie pour moi, la petite réfugiée syrienne. Et... Ah... Je n'aurais jamais dû faire cet échange en Angleterre. J'aurais dû écouter ma mère et passer les semaines avant la rentrée avec eux. Je ne me serai pas retrouvée ici. Mais c'était ce que m'avait promis mon père pour mes quinze ans, partir tous les deux à Londres, soupire-t-elle.
— Tu y es allée avec lui ?

Elle élude la question.

— Pour voir le positif, j'ai trouvé quelque chose qui en vaut la peine ici, sans doute que je ne l'aurais pas trouvé ailleurs, sourit l'interprète avec les yeux brillants.

Je reste silencieuse un moment, et écoute la musique douce. Ça me berce. Je me laisse divaguer, dans un océan de vide. Mes pensées ne s'accrochent plus. Je ne vois rien d'autre qu'Hayat et la bibliothèque

— Pourquoi est-ce tu me racontes tout ça ?
— Je ne sais pas, peut-être pour que tu te sentes mieux. Je n'aime pas quand les gens pleurent.

Elle se lève, et me tend la main pour m'aider. Je décide de me débrouiller seule, et je détourne le regard. J'imagine très bien son air de désapprobation. La nouvelle piste MP3 recouvre la voix de la haine de soi, mais... Je sais qu'elle est là, et qu'elle va crier quand je sortirai de la bibliothèque. Et maintenant, je veux sortir de la bibliothèque. Je ne veux plus être près d'Hayat. Je ne peux plus être près d'Hayat.

— Je te conseille de lire Hernani, vraiment, lâche-t-elle. Reste aussi longtemps que tu veux, je ne te dérangerai que si tu le demandes.

Aussitôt, je me carapate en dehors de la salle.

Mais quelle abrutie. T'es nulle, Nhan. Tu es la dernière des petites merdes. Tu mérites qu'on te déteste. Tu le mérites.

Mon cœur bat vite. Trop vite. Mes mains tremblent, et mon ventre se tord. Je cherche à descendre. Les issues. Le plus vite possible. J'entends des bruits dans le couloir. Des cris. Des rires. Des pleurs. J'ai peur. Je m'éloigne. Je continue de marcher, droit devant, parfois je tourne. On tape contre les vitres. De la pluie. Ploc ploc ploc. Et ça fait un vacarme monstrueux. Je cours jusqu'en bas. Et dans cette grande salle meublée de deux tables et trois chaises, qui devait servir de salle commune quand notre prison était une colonie de vacances, je m'effondre. Incapable de bouger. Incapable de pleurer. Le papier-peint enfantin témoigne de l'histoire du lieu. La pluie bat la porte. Un éclair zèbre le ciel de nuages noirs, suivi par un tonnerre qui me déchire les tympans. Je sens le froid du carrelage contre mes cuisses.

La porte s'ouvre.

La haute silhouette d'Ernesto, avec ses cheveux bouclés plaqués sur le front à cause des trombes d'eau qui tombent dehors, a quelque chose de rassurant. Ça lui fait une drôle de tête.

— ...Qu'est-ce que tu fais par terre, Nhan ?

Ses grandes mains me relèvent, je me laisse faire comme une poupée. Il m'accompagne jusqu'à une chaise, je m'appuie sur le dossier.

— Tu as des petits yeux, soupire-t-il avant de se passer une main pour donner un peu plus de dignité à sa tignasse.
— Comment tu veux dormir dans cette situation ?
— C'est vrai, c'est vrai...

Il s'installe près de moi. Il est visiblement inquiet.

— Au fait, j'ai lu ton livre en entier, dis-je. Plusieurs fois.
— Elle a une sacrée plume, hein, Wen Xiang Monogatari, sourit l'Ultime Journaliste en tentant de camoufler sa nervosité. Peut-être que... Tu veux en parler ?
— J'ai juste peur, soufflé-je. Je vois dans mes cauchemars le... Le... et quand Stefan a...

Les mots se bloquent dans ma gorge. En parler, ça rend tout ça trop réel.

— J'ai peur que quelqu'un d'autre meure. D'une manière aussi horrible.
— Et ça va finir par se reproduire, murmure-t-il avec un ton amer. Le groupe est pas assez soudé pour que ça n'arrive pas. Et j'ai peur que ça n'aille pas en s'arrangeant...
— C'est sûr que tu fais beaucoup d'efforts pour que le groupe soit soudé, dis-je avec cynisme.
— Hm, pas faux. Mais bon, empêcher Monokuma de péter les caméras de Seung-Il ça bouffe tout mon temps et mon énergie.

Il a un petit rire, pas vraiment de joie. Et je suis. Le bruit de la pluie résonne dans ma tête.

— Tu sais, Nhan, je crois que... Je peux avoir un peu confiance en toi. On va se jurer quelque chose, d'accord ?

Son sourire désarme le moindre de mes doutes. Nos auriculaires s'accrochent. Et le tonnerre gronde, recouvrant nos voix.

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