Chapitre II (4) - Alouette, gentille alouette

TW : Trouble du comportement alimentaire, self-hate, vite fait mention de sexe et gros sel

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 — 誕生日おめでとう、ハヤートちゃん!
— ああ!ありがとう、ほたるくん、秋宗くん。C'est gentil de votre part d'y avoir pensé.
— Pour être honnête, c'est Hotaru, Akissi et Arsinoé qui y ont pensé, moi j'suis juste le mouvement.

Elle ébouriffe les cheveux rouges d'Akimune avec un grand sourire, lui glissant un petit « ばか » qui le fait éclater de rire. Mais quoi qu'il dise, c'est lui et Hotaru qui ont fait le tour d'entre nous pour recueillir des petits messages sur la carte d'anniversaire qu'ils tendent à Hayat. Akissi et Arsinoé, elles, se sont chargées de préparer le gâteau et faire un peu de déco. Les deux garçons nous ont bien demandé d'écrire dans plusieurs langues, pour lui faire plaisir. Je me suis contentée d'un « Joyeux anniversaire » en vietnamien, car je lui en veux toujours, et non je ne suis pas allée les voir dans la bibliothèque, mais certains ont gratté des pages et des pages. On se demande qui, tiens.

Après, c'est normal. Hayat a quelqu'un qui tient énormément à elle, elle. Et elle est utile pour le groupe, elle. Ce qui n'est pas franchement ton cas, Nhan.

La polyglotte fond en larmes lorsque Jiraïr lui offre le prunier de Damas. Elle enserre sa taille, en braillant ce qui doit signifier « merci » en arménien, et voir le Bon Gros Géant décoller de quelques centimètres m'abasourdit. Je savais qu'elle était forte, voire très forte. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit si forte. Et voir le bonheur sur son visage baigné de larmes... Mon cœur se serre.

Et ça t'agace qu'Akimune et Akissi la regardent elle. Qu'Arsinoé soit aux petits soins. Qu'elle soit le centre de l'attention tout court, en fait. Ne regarde pas Tahel, tu vas juste être encore plus jalouse, car elle, elle est avec ses deux copains. Elle, elle est aimée. Elle. Et Hayat aussi, elle est aimée. Pas toi.

Pas moi...

Akimune s'assoit à ma droite, et passe son bras autour de mon épaule. Ce simple geste met le feu à mes hormones, alors que je l'entends rire à une remarque braillée par LaToya. Je me tourne, pour voir Tahel me faire une grimace. Oooh toi. Toi je ne vais pas te rater, abrutie. Je vais te bombarder de boulette de papier jusqu'à ce que quelqu'un – sans doute maman Shonar – m'arrête.

Hé.
Hé.
Hé.
Tu ne trouves pas ça bizarre, que la simple présence de ce type te mette de meilleure humeur ? Tu es si désespérée d'être aimée, c'est pitoyable.
Tais-toi.
Tu es pitoyable.

Je me laisse aller contre lui, ravalant mon amertume, tentant de profiter de la joie ambiante, des rires des uns et des autres. Arsinoé et Akissi arrivent avec le gâteau. Je remarque que les lunettes de la primatologue ont été réparées au ruban adhésif. Ce qui veut dire qu'elles ont été cassées. Akissi est quelqu'un d'assez soigneux, ça m'étonne. La figure de Monokuma apparaît à la sortie de la cuisine, il prend appui contre le cadre de la porte, et nous couvre de son regard dichromate comme le ferait un animateur de colonie de vacances. Nos yeux se croisent, mon sang se glace. Il tient sa guitare, et se met à chanter de sa voix grave.

« Happy birthday to you,

Happy birthday to you... »

Sans trop savoir pourquoi, le groupe suit. Hayat souffle ses dix-huit ans sous les applaudissements nourris de l'assistance. J'essaie de me joindre au groupe, mais le coeur n'y ait pas. Akimune fait du bruit pour deux, de toute façon. Le visage de la polyglotte se crispe, et la micro-expression de surprise sur le visage d'Hotaru me fait comprendre qu'elle vient de lui prendre la main et de la serrer entre ses doigts.

Soudain, une présence fait s'abattre le silence sur notre célébration.

Maigre comme un fil de fer et cachée dans une longue robe informe recouverte par un sweatshirt bleu beaucoup trop grand, des cheveux châtain abîmés en bataille, des yeux presque transparents qui paraissent encore plus grands sur son visage émacié. Elle tient son chapelet entre les mains, et un livre que je ne reconnais pas. Voici la fille que j'ai trouvé immensément gracieuse lors de notre première rencontre, voici la fille qu'on a ostracisée, voici le Dr. Holmes, voici Eugénie Collange, Ultime Arnaqueuse. Mon ventre se tord.

— Hé ben, t'es sortie de ta caverne, ma grande ? lance Monokuma sur un ton moqueur. D'ailleurs, t'as pas pris du poids depuis que le p'tit Holgersson s'est fait sauté le caisson ?

Elle baisse la tête, et avance plus vite. Des larmes montent aux coins de ses yeux. Elle vient s'asseoir face à nous. Prend une grande inspiration en fermant les yeux. Expire. Fixe Akimune.

— Lis bien sur mes lèvres, articule-t-elle avec une voix cassée. Comment est-ce que tu peux rester avec la meuf qui a causé la mort de Stefan ?
— Eugénie, c'est pas la faute de Nhan... On a tous voté, répond-t-il en la détaillant. Ça fait combien de temps que t'as pas mangé, dis ?
— J'ai mangé, c'est bon, et comme a dit Monokuma ouais j'ai encore pris du poids, je sais que je suis un énorme porc alors arrête de me fixer comme ça, réplique-t-elle la voix tremblante.
— Eugénie, faut que tu prennes du poids et que tu manges, s'alarme Akimune. Nhan, tends ton poignet.

Sans vraiment voir où il veut en venir, je tends mon poignet droit. Il attrape celui d'Eugénie, lui faisant lâcher son objet de prière et échapper des mains son bouquin.

— Eugénie. Ton poignet, celui de Nhan. Ton poignet est minuscule par rapport à celui de Nhan, et Nhan a une corpulence, j'dirais, saine.
— Ben Nhan devrait perdre du poids, lâche-t-elle.

Je me fige. J'ai envie de vomir. Elle me donne envie de vomir. Mon cœur bat à tout rompre. La colère, c'est très physique. C'est mon cœur qui s'emballe. Le sang qui bat mes tempes. Mes poings qui se serrent, et qui frappent la table.

— Tu sais, Eugénie, j'ai pas besoin de toi pour me haïr en permanence, m'emporté-je alors que ma vision se brouille. Alors va bien te faire foutre. Laisse-toi bien crever de faim, c'est pas moi qui irai te plaindre.

Je me lève. À cet instant précis, je m'en moque de faire un esclandre à l'anniversaire d'Hayat et de gâcher la fête pour tout le monde. Je m'en moque que tout le monde me regarde. Je m'en moque. Elle me saoule. J'ai pas besoin qu'on pointe mes complexes, d'accord ? Je me bats assez tous les jours contre moi pour ne pas me lacérer à coups de ciseaux, pour résister à l'envie de me fracasser le crâne, pour ne pas avoir envie d'entendre le putain d'avis d'Eugénie.

— Parce que tu sais quoi ? T'es une menteuse, une manipulatrice et une langue de vipère, toi tu vas vraiment finir toute seule et tu pourras t'en prendre qu'à toi-même. Donc va bien crev-
— Nhan, calme-toi ! s'exclame Akimune en me prenant les épaules.
— J'ai rien à entendre de la cul-de-jatte qui a besoin que le parano du groupe lui tienne la main pour découvrir des trucs évidents, rétorque Eugénie avec un regard noir.

La gifle part toute seule, puis la main de l'Ultime Artificier enserre mon poignet.

— Nhan, tu te calmes, dit-il d'une voix beaucoup trop sévère et dure pour qu'elle émane de lui. Et Eugénie, t'es dévastée, mais on l'est tous, ok ? C'est pas une raison pour te comporter comme ça. Vous gâchez l'anniversaire d'Hayat, là ! Vous abusez, franchement !
— Bon, je me casse alors, réplique Eugénie sur un ton acerbe en se levant. C'est mignon de défendre ta petite chérie, Akimune, ça aurait été sympa que la seule personne qui aurait pu le faire pour moi ne soit pas morte, quoi.

Il se tait, et la fixe avec une expression que je n'aurais jamais cru voir sur son visage. Ses traits se tirent dans une colère indicible, terrifiante. Ses yeux brillent d'un feu prodigieux. Je sais maintenant que je ne veux pas mettre Akimune en colère.

— Démerdez-vous entre vous, j'en ai marre, lâche-t-il en s'écartant.

Il nous plante à table, et avance jusqu'au niveau d'Hayat.

— Désolé pour ton anniversaire, Hayat. J'voulais pas gâcher la fête.

Je me laisse tomber sur le banc, en même temps qu'Eugénie face à moi. Dans l'énervement, je n'ai pas remarqué que le mess s'est vidé. Restent Hayat, qu'Hotaru tente de réconforter, Arsinoé en train de fumer en nous regardant avec colère, et Monokuma qui ricane en accordant sa guitare.

— Je me casse, dit la Française en me fixant d'un air mauvais.
— Hep hep hep, les miss, braille la voix sévère de l'Ultime Femme au foyer en la poussant sur le banc. Vous avez sérieusement merdé, là. Alors je m'en calice de qui a fait quoi, mais tabarnak vous allez vous excuser auprès d'Hayat et vous sortez pas d'ici tant que vous vous êtes pas réconciliées.
— Je m'en fiche, des excuses, soupire Hayat en se levant. ほたる、行く?

Hotaru s'en va avec elle, il lui tient la main. Nous voilà seules avec Eugénie, avec seulement Arsinoé dans sa cuisine prête à bondir si nous tentions de nous échapper, et Monokuma qui finit d'accorder sa guitare. Il attrape une part de gâteau, et s'en va en laissant flotter dans les airs son rire grinçant et une odeur de terre.

— Je ne veux pas te parler, souffle l'arnaqueuse.
— Contente de voir que ce sentiment est partagé, rétorqué-je.
— C'est ta faute si Stefan est mort, me reproche-t-elle sur un ton polaire. Ta faute. La faute de Tahel. La faute d'Ernesto. Et ta faute, ta faute. Putain de cul-de-jatte de merde.

Ses derniers mots, du français, me sont incompréhensibles. Mon cœur bat fort dans ma poitrine. J'ai mal. J'ai très mal. Moi aussi je m'en veux, abrutie. Je n'ai pas besoin de toi pour ne pas m'en vouloir chaque jour de ma vie. Connasse. Connasse. Connasse.

Mais tu écoutes. Parce que tu sais qu'elle a raison. Parce que c'est ta faute. C'est ta faute. Ta faute. Tu sers à rien, Nhan, juste à faire n'importe quoi et à détruire les autres.
Ta. Gueule.
Tu es une personne horrible. Affreuse. Stupide. Tu devrais disparaître, le monde se porterait tellement mieux sans toi. Allez, va te pendre avec la ceinture d'un peignoir, ouvre-toi les veines à coup de ciseaux, utilise ton marteau pour redécorer le sol avec ta cervelle.

J'observe les traits émaciés d'Eugénie. Elle passe ses doigts sous ses yeux clairs qui rougissent sous l'effet des larmes.

— À cause de vous, là, j'ai perdu le seul mec qui m'a dit que je méritais une fin heureuse, dit-elle alors que sa voix s'étrangle dans sa gorge. Putain...Plus jamais je ne reverrai sa sale tête, là, avec ses yeux vairons et son sourire insolent. Plus jamais. Et maintenant, Eugénie, elle est toute seule et tout le monde la déteste. Et toi, toi t'as la bienveillance de tout le monde. Tu es aimée et tu ne t'en rends même pas compte. C'est pas juste.

Ses coudes se cognent contre la table, et je n'entends que sa respiration saccadée et entrecoupée de sanglots. Mon ventre se tord. Je me sens... Je me sens tellement mal à l'aise de la voir pleurer, sans que je ne puisse rien y faire.

C'est peut-être une sale menteuse et moi, je suis une sale connasse.

Mais ça me fait un pincement dans la gorge quand je vois quelqu'un pleurer.

— Je vais te... Je vais te raconter, hein, pour que tu saches ce dont tu m'as privée, balbutie-t-elle alors que ses yeux scintillent d'une manière inquiétante. On jouait aux cartes. Ou aux mikado. Ou aux dominos. Ou le morpion. Le puissance 4. N'importe quoi. Et je trichais. Beaucoup. Et il gagnait quand même et ça m'énervait. Il avait ce petit ton arrogant insupportable quand il m'écrasait, et il m'écrasait tout le temps. Il fallait le sortir du lit à 15 heures. Il restait réveillé jusqu'à pas d'heure, et il me gardait éveillée un moment aussi. Les premières fois, on a juste baisé comme des ados en chaleur. Après, on a commencé à raconter nos vies.

Elle reprend sa respiration, clôt les paupières. Elle serre dans ses poings des bouts de son sweatshirt. Je comprends qu'il a appartenu à Stefan. Ça rend tout tellement plus réel. La détonation. Le sang se mêlant au sable. Ça ne fait pas un mois.

Je revois ses yeux vitreux que la mort a voilés, leur teinte précise, les cheveux blonds collés au front par le sang et la sueur.

Je frissonne.

— Il m'a parlé de sa famille. Et ouah, première fois que je trouve quelqu'un avec un rapport à la famille aussi à chier que le mien. Et il m'a parlé d'un homme. Hibari, poursuit-elle. J'aurais voulu avoir mon Hibari aussi...

Elle reste silencieuse quelques instants, avant de rouvrir les yeux et d'ancrer son regard dur dans le mien.

— Il me brossait les cheveux. Il me tirait dans la cuisine au milieu de la nuit, quand celle qui se prend trop pour notre mère dormait, et il me faisait un repas en me parlant. Il me faisait des petites assiettes et il me faisait le compte des calories. Je suis à peu près sûre en rétrospective qu'il donnait des valeurs au hasard, mais...

Je cherche à m'enfuir, mais elle m'hypnotise. Ses doigts maigres me prennent le menton.

— Je n'étais pas amoureuse car je suis aromantique, et ouais c'était court, mais c'était la relation la plus forte, la plus aimante que j'ai connu. Tu m'as privée de ça. Tu l'entends, Nhan ? Tu l'entends ?
— L...Lâche-moi...

Le bleu translucide de ses iris me glace le sang.

— De toute façon, tu ne peux pas comprendre, crache-t-elle en me lâchant. Toi tu te retrouves pas toute seule, toi. J'espère que tu culpabilises bien.
— J'ai pas besoin de toi pour me sentir mal en permanence, rétorqué-je.
— Ça me saoule. Tu me saoules. Bon sang, Nhan, t'es vraiment une connasse aveugle. Tu as tout pour être heureuse, mais non, madame se complaît dans ses lamentations, dit Eugénie. Dehors, j'en suis sûre, t'as des gens qui t'attendent, peut-être qui te cherchent. T'as des parents qui pensent à toi. Et même ici. Bon sang, il n'y a pas une fois où Akimune vient me voir et ne me parle pas de toi. Même les gens que tu envoies bouler, ils n'ont pas l'air de te détester.

Elle jure entre ses dents, avant de sécher ses joues.

— Tu ne sais rien de la vraie solitude, Nhan, lance-t-elle presque en murmurant.
— Ça, tu ne sais pas.

Mon regard se perd dans le vide. Je soupire, en ramenant mes genoux contre moi.

— Tu te fous de moi, dit-elle en faisant claquer sa langue. Tes parents t'aiment. Les gens t'aiment. C'est ta mère, qui t'a fait tes robes, non ? Ton père, qui a acheté tes outils, non ? T'es pas seule. T'es une gamine qu'on a couvée et qu'on a aimée. Franchement, il y a plein de gens ici qui pourraient me faire un laïus sur la solitude que j'entendrais. Toi... Je ne veux même pas t'entendre sur le sujet.
— Et toi, tes parents ?

Elle se tait, serre son roman contre elle.

— Tes parents, Eugénie ?
— C'est pas tes affaires.
— Tu parles des miens, fais-je remarquer. Je peux parler des tiens. C'est quoi, ce bouquin ? Ça vient d'eux ?

Elle souffle.

— En anglais, je peux dire que j'ai grandi dans le système, explique-t-elle en m'épargnant ses œillades inquisitrices. En français, ils disent « enfant de la DDASS ». Enfin, de l'ASE, pour être exacte. Née sous X. J'ai enchaîné les familles d'accueil. Ne pas s'attacher. Ne t'attache pas, tu en changes dans quelques mois. Les petites mesquineries. Les insultes. Les coups bas, les coups tout court. J'ai jamais été chanceuse.

Elle me jette un regard noir.

— Ça c'est la solitude. Ma mère n'a même pas voulu me connaître. Elle a juste été trop lente pour avorter. Tu imagines ? Non. Tu ne peux pas. Tu ne peux juste pas. Ahah. Je ne sais même pas pourquoi je te parle.

Sa carcasse s'agite d'un rire qui ressemble à une quinte de toux.

— Je fais cet effet aux gens, d'habitude, ajoute-t-elle cynique. Tu fais fragile mais aussi roc, on a l'impression que tu ne diras jamais rien. Pourtant... Tu t'es pas privée pour Tahel.
— Ce n'était pas de gaieté de cœur.
— On s'en fiche des intentions. Tu l'as fait, c'est tout. Tout le monde me juge sur mes mensonges, sur le fait que j'ai tenté de commettre un meurtre, mais tout le monde s'en fout de mes intentions. Donc je me fous des tiennes. Tu l'as fait, répète-t-elle. On veut te faire confiance, mais tu n'en es pas plus digne que moi.

Devant mon silence et mon air grave, ses lèvres s'étirent.

— Je pense que je suis meilleure que toi, sur ce point, sourit-elle d'un air mauvais. Au moins, je reconnais que je suis une menteuse et une manipulatrice. Faudrait peut-être que tu sois honnête avec toi-même, abrutie.

Ce que j'essaie de refouler, elle l'énonce à haute voix. C'est insupportable. C'est vraiment insupportable. Mon coeur bat trop fort, trop vite, et je me lève, pour la gifler à nouveau. Sans rien dire de plus, elle me crache au visage, puis va s'asseoir à une autre table.

— Arsinoé, elle est insupportable ! hurlé-je en partant en direction de la cuisine.
— Ouin ouin, ça va pleurer dans le tablier de maman Shonar car c'est pas foutu de se débrouiller tout seul, mimique-t-elle.
— L'anorexique, elle la ferme !
— L'anorexique, elle t'emmerde, la grosse !

La tête agacée d'Arsinoé apparaît. Elle croise les bras.

— J'en ai rien à calice, Nhan, gronde-t-elle. Arrêtez de faire les gamines. Vous agissez comme des grandes filles responsables et vous vous réconciliez. Moi j'ai du TRAVAIL, ok ? Vous vous démerdez entre vous, mais vous sortez d'ici calmées et en bons termes.

Sur ce, elle claque la porte de la cuisine, et je me laisse tomber sur un banc. Eugénie est à l'autre bout du réfectoire, me fixant d'un œil noir. Ça m'agace. Ça ne sert à rien, de discuter avec elle. C'est juste inutile.

Dix minutes passent dans le silence le plus total.
Puis quinze.
Puis vingt.

— C'était sale de m'attaquer sur mon poids, lâché-je.
— Désolée.

Je ne pense pas que ce soit sincère, mais soit. Je soupire.

— J'ai voulu maigrir dès douze ans, tu sais, Nhan. Avoir mon corps qui se transforme et le regard des autres sur lui qui changent, ça... Enfin bref. J'ai arrêté de manger, et pourtant il y avait des fois où je pouvais manger un demi-frigo sans peine. Après... Hé bien, poursuit-elle avec un ton détaché, je me faisais vomir. J'ai trop vomi. Je me suis retrouvée à l'hôpital. À chaque fois que j'essaie de m'en sortir, je retombe. C'est plus fort que moi. Je ne veux pas grossir. Je ne veux pas voir mon corps enfler. Un plat, c'est des calories, des graisses, c'est insupportable d'imaginer que ça rentre dans mon corps et que ça me fasse grossir, avoue-t-elle. Il est adorable, Akimune, de vouloir essayer de me faire relativiser, mais c'est juste insupportable et ça ne m'aide pas. Ça me met juste prodigieusement sur les nerfs. Puis c'est compliqué, en ce moment, et tu le sais.
— J'étais juste là au mauvais endroit, au mauvais moment, soupiré-je à nouveau. Désolée de m'être emportée aussi.
— Ben voilà, on va quelque part.

Elle se lève, et va s'installer à mi-chemin entre son ancienne position, et la mienne. Je la rejoins.

— Et tu as raison, admets-je, je ne peux pas comprendre ta solitude. Je suis une enfant choyée. Ma mère est femme au foyer, elle a toujours été aux petits soins. Elle aurait préféré un fils, mais je sais qu'elle m'aime. Et mon père... Il a été exemplaire.

Je sens sa main se glisser sur la mienne. Je ferme les yeux. Je ne sais même pas pourquoi je lui parle.

— Enfin. Ils m'ont foutu une pression monstrueuse quand j'étais petite, avoué-je à voix basse. Mon père car il était instituteur et donc il voulait ma réussite scolaire, et ma mère... Ma mère m'a répété que je devrais travailler deux fois plus pour moitié moins que les autres. Je refusais de parler anglais à la maison car le 12 mars 2012 je me suis faite traiter de « face de citron » par un camarade de classe. J'ai fait une année de collège avant de craquer sous la pression. Tu connais ma vie, maintenant.

Je rouvre les yeux. Eugénie me sourit avec une douceur désarmante. Même si je sais qu'elle est fausse au possible, ça me met du baume au cœur. Elle pose son bouquin devant moi. Un livre de poche, pour enfants, un dessin d'un homme et d'une femme en vêtements victoriens dans Paris pour couverture. Je n'arrive pas à lire le titre, c'est du français.

— « Les aventures incroyables de Charles Deschamps et Eugénie Collange », me traduit-elle. Mon comfort book. Tu peux l'ouvrir.

Un nom écrit au stylo bic, une écriture enfantine sur la deuxième de couverture. « Ange Rose Marie ».

— C'est ton vrai nom, Ange Rose Marie ?
— Peut-être.

Ça me paraîtrait étrange qu'elle révèle la vérité de but en blanc.

— Je suis une menteuse et j'ai l'arnaque dans la peau après tout, sourit-elle. Et tu n'as aucun moyen de démêler le vrai du faux dans tout ce que j'ai pu dire, Nhan. Néanmoins...

Elle se lève.

— Voici ce que tu peux tenir pour vrai : finalement, je ne te déteste pas, dit Eugénie en me regardant dans les yeux. On a envie de te parler et tu écoutes bien, c'est agréable de se sentir aussi écoutée pour une fois.

Elle va ouvrir la porte de la cuisine.

— C'est bon, Arsinoé, on est réconciliées, lance l'arnaqueuse avec un rire d'une grande douceur.

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