Chapitre I (4) - Dansons la capucine, y'a pas le feu chez nous
En sortant des douches après avoir essuyé un vent glacial de la part d'une Tahel changeant les élastiques de son appareil dentaire, je croise une Eugénie visiblement pas suivie par son soupirant aux yeux vairons. Ses yeux embués de larmes me remarquent à peine, je m'écarte pour la laisser passer. Je descends les escaliers, mes jambes me sont un peu douloureuses... Je m'arrête à la cuisine pour me faire couler un verre d'eau, afin d'ingérer la poudre antalgique que m'a fait Mendel. Le réfectoire est vide. C'est drôle. Il est environ 22 heures, il fait nuit dehors, je n'ai pas sommeil, et je suis surprise de ne pas voir plus de noctambules ici. De là où je suis, je peux apercevoir l'Ultime Femme au foyer qui passe en revue nos provisions, et à sa mine surprise nous pouvons encore faire bonne chère pendant un moment. Première levée, dernière couchée, comment fait-elle pour tenir debout ?
— Oh, Nhan !
Je sursaute, surprise, et reconnais Mendel dans sa blouse blanche.
— Bonsoir, Mendel, dis-je en posant le verre devant moi.
— Est-ce que Arsinoé est là ? J'ai un truc à lui demander...
Je lui indique du doigt sa position. Iel me sourit, me remercie, et y court aussitôt. Petite question : tout le monde s'est passé le mot pour me fuir ou m'ignorer ce soir ? Est-ce que je tire encore plus la gueule que d'habitude ? Faut me le dire, hein, vous savez... Très bien, je vais faire encore ce que je sais faire de mieux : me transformer en larve qui rage contre le monde entier et m'étonner après que tout le monde me déteste. Yaaaaaaaay.
En fait, je pourrais très bien monter dans la bibliothèque pour traîner avec Akissi, et peut-être Hotaru et Hayat, ou m'incruster dans une conversation dans le chalet d'Ernesto où je me sais la bienvenue. Mais... Ma gorge se noue ; je n'en ai tout simplement pas la force. Je vais juste rentrer dans mon chalet, et reprendre mon travail.
Je m'assois par terre, un masque de filtration et des lunettes de protection sur le visage, mon aérographe dans la main droite, et je propulse la peinture sur les murs de ma miniature du réfectoire, ma dernière. Je ne suis pas allée vérifier si la résine que m'a préparé Mendel avec l'aide de Tahel a bien pris, pour la verrerie du laboratoire, mais j'imagine que la laisser dans son moule en silicone – merci encore à eux deux pour me fournir en substances – ne peut pas faire de mal. Bien. Ça, c'est fait, et je peux regarder avec fierté ce que j'ai accompli. Je jette mes gants, mon masque, les lunettes dans ma valise, je dépose avec précaution le matériel de peinture, je me laisse tomber au sol sur le dos et fixe mon plafond de bois.
Je veux m'asseoir devant la télé avec Mary sur les genoux, mon père installé sur la table de la cuisine qui travaille sur son ordinateur et ma mère qui coud une robe pour l'une de ses filles. Je veux pouvoir m'enfermer dans ma chambre et en être sortie par l'odeur d'un Phở préparé par maman.
Je veux rentrer chez moi.
Une main sur le front et la vision troublée par mes larmes, mon cerveau d'hypermnésique embrouillé par les millions de souvenirs qui remontent, je suis prête à passer ma nuit dans cette mélancolie qui agite déjà ma cage thoracique. J'en viens, le cœur battant trop fort, à espérer m'endormir et ne pas me réveiller demain...
Un grand bruit sourd à ma porte me fait me redresser. Même si, entre nous, je sais que je n'ai pas grand-chose à craindre... Hé bien, disons qu'à force de partager un repas sur cinq avec Ernesto la panique, j'ai peur pour ma vie. Puis dix-sept années à me dire de faire attention en tant que fille le soir, ça n'aide pas à être sereine. J'attrape mon marteau, au cas où il faille se défendre, puis ouvre la porte en poussant un grand cri.
Ah.
Je me suis fait beaucoup de films en l'espace de quelques instants, mais j'avoue que me retrouver nez à nez avec un Akimune aux joues toute rouges est inattendu.
— Heu... J'avais un truc à te dire et j'ai complètement zappé, lance-t-il de sa voix trop forte si vite que j'ai du mal à le comprendre.
— T'as rien de mieux à faire, honnêtement ?
— Ah si ! J'ai perdu pour la centième fois à la bataille navale face à Stefan, et du coup il m'a donné un gage.
— Et... En quoi ça me concerne ? dis-je agacée et quelque part un peu vexée.
— Je réfléchis à comment on dit...
— T'as tout ton temps, soupiré-je en m'appuyant dans l'encadrement de ma porte.
Il hésite un moment, des expressions à la limite du cartoonesque tendent ses traits. Bon sang, qu'est-ce qu'il va me pondre, lui ? Je croise les bras.
— Ah oui ! Fallait que je demande à la fille la plus, comment ils disaient déjà ? La plus... Ah ! Coincée ! Coincée. Fallait que je demande à la fille la plus coincée de me filer un sous-vêtement.
Je me passe une main sur le visage, exaspérée. Vu son grand sourire et son air tout joyeux, je ne suis pas sûre qu'il pense à mal ou qu'il cherche à me blesser, mais quand même ! Ah bah bravo. C'est la meilleure, ça, c'est la meilleure.
— Tu ne peux pas aller dire à Stefan de se contenter du string de sa copine ? grogné-je.
— Ben... De base, je n'étais pas trop d'accord, donc je suis allé te voir parce que j'étais sûr que tu me donnerais rien d'autre qu'une gifle, donc je serais revenu en ayant fait chou blanc et puis c'est tout. Puis c'était pas franchement l'idée de Stefan, c'était l'idée de Lutz ! se défend-t-il.
— Tu sais quoi ?
— Quoi ?
— Dégage.
Je n'ai même pas envie de l'entendre plus longtemps. Je retourne à l'intérieur, et claque la porte. Journée de merde. Tout le monde m'ignore ou m'évite, et le seul type qui vient me parler c'est pour me prendre ma petite culotte. Journée de merde, de merde, de merde. Vivement demain...
Sans trop de surprise, je n'ai pas dormir de la nuit, et quand je suis sortie j'ai essayé de mordre la première personne qui m'a approchée de trop près.
Inspire.
Expire.
Je prends place pour le petit déjeuner, la tête toute embrouillée. Clignant plusieurs fois des yeux, je regarde l'assistance. Arsinoé discute avec Monokuma avant de lui offrir un pique-nique dans un sac de toile. Tahel et Eugénie sont collées ensemble. Stefan et Lutz font une crapette. Jiraïr et Mendel découpent des bouts de papier... Je me lève, mon verre d'eau à la main, et vais le jeter sur les joueurs de carte.
— Ça c'est pour être des gros dégueulasses ! Braillé-je. Vous êtes vraiment des porcs !
Tous les yeux convergent vers moi. Alors, je suis épuisée, affamée, stressée, en pyjama, et je suis probablement en plein syndrome prémenstruel, donc vous m'excuserez bien mais je suis un poil sur les nerfs. Je reprends place, tâchant au mieux de feindre l'indifférence alors que je me sens transpercée de toute part, et attaque mon repas. Je me doute que certains ne supportant guère l'un des deux loustics que j'ai arrosés me remercient mentalement, je jette un regard à Ernesto qui semble prêt à me féliciter comme si je venais de décrocher un titre olympique. Akimune s'assoit face à moi, tout penaud, et me tend une marguerite.
— Désolé pour hier soir, dit-il à un volume que je trouve excessif.
Une marguerite dès le matin, d'accord, ça me fait plaisir.
— Tu me pardonnes ?
— Ce n'est pas à toi que j'en veux, c'est aux deux autres, soufflé-je. Toi, concrètement, j'ai juste à te reprocher le fait que tu fasses ce qu'on te dit.
— Ben, c'était un gage...
— Et si le gage c'était de sauter d'une falaise, tu le ferais ?
— Ben oui, affirme-t-il avec un air tout content qui me désarçonne. J'aime pas le conflit, donc je m'y plie. Y'a qu'avec mes parents que je suis en conflit. Mais oui, oui, je sauterais d'une falaise sans hésiter.
Je bats des paupières pour lui signifier mon incrédulité. Nan mais... Ce gosse m'épuise. Ce gosse est fatiguant. Il est gentil, mais fatiguant. Je suis sûre qu'après trois bières il est hilarant, mais après une nuit blanche il me tape plus sur le système qu'autre chose.
— Tu le fais exprès ou tu es stupide ?
— C'est pas très gentil, tout ça, me répond-t-il sans se départir de son air affable.
— Je ne suis pas très gentille de base.
Il lève les yeux au ciel, avant que me glisser la marguerite dans les cheveux. Je sens mes joues s'embraser.
— Qu'est-ce que tu racontes, Nhan, t'es un poil agressive mais je suis sûr qu'au fond tu es quelqu'un de très, très gentil. C'est pas parce que tu feules et montres les dents que tu vas vraiment griffer, sourit Akimune.
— Je vais te faire bouffer tes piercings.
— Tu sais pas recevoir un compliment, conclut-il un rien taquin. En fait, t'es une tsundere.
— Mais, mais pas du tout ! répliqué-je.
— Tsundere ! Tsundere ! Tsundere !
Mon regard noir ne l'intimide pas le moins du monde, et il continue de faire le mariole quelques instants avant de revenir à son petit-déjeuner. Je crois que je n'ai jamais vu quelqu'un descendre aussi vite trois verres de lait. Il appuie son menton contre sa main, et m'observe quelques instants. Donc... Il me trouve gentille... ? Mon estomac me rend toute chose. Ça me fait plaisir, je suppose...
— Heu...Comment on dit... tu sais, le truc que je fais, dit-il en se mettant à claquer des doigts, que j'envoie dans le ciel avec les belles couleurs là... En japonais ça se dit « 花火 ». Le kanji de la fleur et celui du feu...
— Un feu d'artifice ?
— Voilà ! Un feu d'artifice ! lance-t-il tout heureux. On voulait organiser une petite fête, on a l'aval de Monokuma et beaucoup de gens mettent la main à la pâte pour que ce soit un peu sympa. Enfin, beaucoup de gens, c'est LaToya, Arsinoé, Seung-Il, Mendel, Jiraïr et Tahel car on a besoin de quelqu'un à la technique. Et... Je voulais faire un feu d'artifice, tu vois, dès que la nuit est tombée ! Monokuma est d'accord, il dit que de toute façon on est tellement loin de tout que personne nous verra. Et je me dis qu'une fleur, c'est pas suffisant pour me faire excuser, donc ça te dirait de choisir les couleurs du spectacle ?
— Heu... Les couleurs ?
— Je peux faire du rouge, du blanc, du jaune, du violet, du bleu, du vert, du orange et du blanc avec mon matériel, affirme-t-il. Argenté, aussi, à la rigueur... Autant j'ai envie de partir avec plein plein de couleurs, autant je me dis que ça serait plus sympa si on réduisait la palette à deux, trois couleurs.
— Si tu le dis...
— Tu préférerais quoi ?
Je m'accorde quelques instants de réflexion, en remuant mes cornflakes.
— Rouge, jaune et bleu, finis-je par répondre.
— D'accord ! Ça sera bien, je pense, ça sera bien...
— C'est quand, cette fête ?
— Hé bien, dans peut-être une semaine ! s'exclame-t-il d'un ton jovial. Tu seras là, hein ?
— Je... Je ne sais pas, j'aime pas vraiment les fêtes...
— Pourquoi ? Moi j'adore !
J'observe sa physionomie, son style, soft punk, tumblr-like, ses piercings, ses cheveux teints, évidemment que le bonhomme est un fêtard. Je remarque également, c'est quelque chose qui ne m'a pas vraiment frappé jusqu'à maintenant, il fixe mes lèvres. Je porte par instinct la main à ma bouche.
— Je n'aime pas les fêtes, c'est tout, lâché-je peu désireuse d'aller sur ce terrain-là.
— Pardon, je n'ai pas bien compris.
C'est un déclic dans ma tête. Akimune parle fort, très fort, et se positionne toujours face à ses interlocuteurs. Il se concentre sur les lèvres. Je retire ma main pour dévoiler ma bouche.
— Dis, Akimune, tu entends bien ?
— Pas vraiment, avoue-t-il. J'ai jamais bien protégé mes oreilles. Le bruit des explosions et la musique à fond ont fait beaucoup de dégâts...
En me montrant ses oreilles, il continue d'expliquer :
— De ce côté, j'ai comme un sifflement constant, et de celui-là c'est comme si j'étais sous l'eau. Je peux tenir sans problème une conversation en vrai ou au téléphone, mais que si c'est en haut-parleur et vraiment fort, et c'est un peu compliqué pour moi de suivre un drama sans sous-titre, par exemple !
— Et tu as pensé à des appareils auditifs ?
— Ben... Oui, mais le problème c'est mes parents, poursuit-il en haussant les épaules. Un fils Son sourd, ça la foutrait mal, je suis assez la honte de la famille comme ça pour eux.
Son. Son, comme les Son de la SoftBank ? Akimune est en réalité un gosse de riches ? D'ailleurs, il n'y a pas une sale histoire entre sa famille et Hope's Peak ?
— Quoi, j'ai une céréale sur la joue ? me demande-t-il devant mon regard de l'enfer.
— Non, non, c'est juste que... Ça a un peu fait la une des journaux en 2016... Mais... Raraka Son, c'est ta sœur ?
— Non non, c'est ma cousine ! s'écrie-t-il. Je la connais vraiment pas beaucoup, il y a eu cette tuerie en 2016, j'avais à peine dix ans, je me rappelle à peine des contacts que j'ai pu avoir avec elle. Après j'ai pas forcément de bonnes relations avec ma famille. C'est des gens froids et austères. Dès que je suis majeur, je quitte le pays pour enfin vivre loin d'eux !
— Toi tu doutes de rien, hein, soupiré-je. Pas sûre que les feux d'artifice, ça paye bien.
— J'ai un peu d'argent de poche de côté.
Pour moi, l'argent de poche, c'est les quarante dollars que j'ai caché dans une boîte à chaussure sous mon lit, mais peut-être faudrait-il que je ne me base pas sur mon expérience de prolo pour imaginer celle d'un riche.
— Rester, ça veut dire devoir supporter les vieux et leurs reproches, rentrer dans l'entreprise familiale, avoir un chouette mariage arrangé... le bonheur quoi, ironise l'Ultime Artificier. Quel plaisir !
Je ne peux pas retenir un petit sourire compatissant. Je ne peux pas comprendre, ce sont des choses qui me dépassent. Ma vie a pour seul horizon un appartement miteux, des factures impayées et une dizaine de chats pour avoir un ersatz de chaleur humaine. Une destinée, même non désirée, à plusieurs milliards de yens, ça a de quoi allécher les gens comme moi.
— J'espère que tu pourras faire ton propre bonheur, alors, dis-je sans même y penser.
— J'espère que toi aussi, tu le pourras.
C'est inattendu. Mais c'est comme la marguerite : dès le matin, des mots gentils, ça fait plaisir.
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