Chapitre I (3) - Il pleut, il pleut bergère
J'ai pu finir la miniature générale, et je pense que nous sommes là depuis bien trois semaines.
Maintenant, je veux faire celle du bâtiment Alpha. Puis du bâtiment Bêta. Puis des chalets. Puis de cet abri dont Ernesto m'a parlé. D'ailleurs, ils sont partis avec Akimune tester les armes à feu : aucune munition nulle part. Et il fait beau. Nous sommes sans doute fin avril, le mois de mai est presque arrivé, et je suis aux aguets pour une quelconque amourette dans les parages. Puisque je ne peux pas en vivre car personne ne voudra jamais de moi, autant m'y intéresser pour ressentir de tels émois par procuration ! Oui, je commence à accepter le fait que je me déteste profondément, parce que je commence à me parler toute seule sur un ton extrêmement déprimant et parce que j'en ai un peu marre de me faire tailler sur mon mauvais caractère. Autant que je me casse les genoux toute seule, je n'ai besoin de personne pour me dire que je suis insupportable, je le sais très bien.
Après ce bon coup de haine de moi dès le matin, je pense que je vais attendre qu'Arsinoé ou n'importe qui d'autre me sorte de la couette par la force. Je ne sais pas quelle heure il est, juste que ça fait du bruit dehors, que c'est probablement Akimune, et que le soleil filtre entre mes rideaux. Peut-être 8 heures. 9 heures. Plus probablement midi. Arsinoé ne devrait plus tarder. Je n'ai aucune envie de me lever ou de faire quoi que ce soit de productif... Elle va me dire d'aller courir dehors. Ahaha, merci mais j'ai plus six ans maman.
Oh, un coup de sifflet. Oh misère. Monokuma veut rassembler les grands fous qui veulent repartir dans les bois pour faire je ne sais quoi. Je m'assois péniblement sur mon lit, j'attrape mes manchons, j'y glisse mes moignons, j'enfile mes prothèses. Enroulée dans ma couette, dans ma robe de nuit, je sors à l'extérieur en chaussons et en plissant les yeux. Monokuma c'est une rockstar pour certains membres du groupe, et en même temps qui n'aime pas les monos qui t'apprennent à la volée des choses intéressantes sur la nature et la survie ? Personnellement, je n'ai jamais suivi, mais j'entends parfois Jiraïr en parler avec Mendel à table, et ça a l'air génial. J'ai juste tellement la flemme...
En voyant le groupe autour de notre superviseur, je me dis que je ferai plus vite de compter ceux qui restent plutôt que ceux qui partent. Pas bien difficile. Restent : Ernesto car il ne supporte pas Monokuma, Hotaru car il ne veut pas sortir, Hayat car elle ne quitte pas Hotaru, Arsinoé parce que Arsinoé, et Akissi. Et moi, du coup. Vu que les autres ont tous embarqués leur pique-nique dans les sacs de toile que l'Ultime Femme au foyer leur a cousu, je suppose que le repas de midi n'a pas été servi et qu'ils vont disparaître pour la journée. Fabuleux.
Je ne suis clairement pas d'humeur pour m'habiller, donc je vais passer ma journée en pyjama, et je suis encore moins d'humeur pour parler à quelqu'un, du moins dans l'immédiat. Je vais m'asseoir au réfectoire, un peu à l'écart bien qu'Ernesto s'est posé face à moi. Merci, ce n'est pas du tout comme si j'essayais d'envoyer le message de me laisser tranquille mais soit, fais ta vie.
— Toi t'as mal dormi.
— Dégage. Ou ferme-la.
— Bon appétit à toi aussi.
Il sourit, et saute sur son assiette. Moi aussi, j'ai faim, mais j'ai la flemme de manger. J'ai la flemme de tout. Quel enfer. Je repousse mon assiette, et serre un peu plus la couverture sur mes épaules.
Bon, j'ai quand même très faim, je finis par me jeter sur le repas comme la misère sur le pauvre monde. Je sors aussitôt de table, et cours me réfugier dans un coin tranquille avant qu'Arsinoé ne m'attrape et ne me ramène par la peau du cou.
Je m'arrête devant le car nous ayant transporté jusqu'ici. Il n'a pas bougé. J'appuie ma tête contre la carrosserie froide, les yeux fermés. Je veux juste, juste rentrer...
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
Je pousse un cri de surprise, sentant mon cœur qui se stoppe une fraction de seconde sous l'effet de la peur. Je me retourne. Oh. Tout va bien. Bien qu'elle soit grande, il y a bien plus intimidant que Akissi donnant un biberon à son chimpanzé.
— Tu sais, il est cassé, dit-elle. Hayat m'a dit que LaToya lui a dit que le moteur était mort, et que les seuls qui avaient un brin de connaissances en mécanique automobile s'y sont cassés les dents toute une journée sans succès.
— Ah ?
— Oui.
Je toussote, espérant qu'elle poursuive afin que j'ai de quoi répondre. Allez. Parle. Akissi. Parle. S'il-te-plaît. Ne fais pas comme si je n'étais pas là. Allez. S'il-te-plaît.
— Qu'est-ce que tu vas faire de ta journée ? Est-ce que tu vas seulement rester en pyjama et faire bande à part ?
— ... Il y a des chances, réponds-je un peu prise au dépourvu. Et toi ?
— Je ne sais pas.
C'est moi ou cette conversation est aussi aride que le Sahara ?
— Est-ce que tu veux... Je ne sais pas, passer l'après-midi avec moi ? proposé-je.
— C'est par politesse que tu proposes ou est-ce que tu en as vraiment envie ? soupire-t-elle d'un ton laconique. J'aimerais bien devenir amie avec toi, mais tu as vraiment l'air de ne pas m'aimer donc honnêtement, ne te force pas.
Oh. D'un côté, ça me touche profondément. Quelqu'un qui m'affirme directement qu'on me veut pour amie, mais, mais bon sang, mais c'est une des plus belles choses que je peux entendre. Je me passe une main sur le visage, croyant pleurer et dans l'intention d'effacer des larmes qui, en réalité, ne sont que dans ma tête. D'un autre côté... Je tire tant la gueule que ça ? J'ai l'air si antipathique ?
Nhan, très honnêtement, tu te donnes bien la peine d'être antipathique.
Tais-toi, petite voix du self-hate.
Je ne me tairais jamais.
Gnagnagna.
Mais vas-y, continue d'être insupportable même avec toi-même. Moi je suis là pour que tu t'enfonces toute seule après tout. Et tu fais bien tout pour, idiote cul-de-jatte.
— Nhan ? lance Akissi en me tirant de ce dialogue intérieur.
— Quoi ?
— Si tu ne veux vraiment pas me voir, tu peux juste me le dire, tu sais.
— Non, ce n'est pas ça, c'est...
Je pousse un soupir à fendre l'âme.
— Laisse tomber. Ça me ferait plaisir qu'on fasse un peu mieux connaissance, avoué-je.
— Vraiment ? fait-elle incrédule.
— Roh, viens, m'agacé-je en lui saisissant le bras pour la tirer avec moi.
Je la traîne jusque dans l'amphithéâtre derrière le bâtiment Alpha, et la force à s'asseoir sur une des places. Elle se laisse faire, indolente, plus préoccupée par Momo que par le gremlin en pyjama qui s'excite autour d'elle. Pour être tout à fait franche, j'ai du mal à parler aux gens. Déjà que je suis catégorisée comme l'asociale car je m'isole volontairement, j'ai en plus des difficultés pour commencer les conversations. Évidemment, les personnalités taciturnes et timides comme Akissi me paraissent de ce fait extrêmement compliquées à aborder.
Un instant. Je sens qu'on me tire la robe de nuit...
— Momo ! Désolée, je crois vraiment que quelque chose dans tes vêtements l'attire particulièrement...
— Entre les rubans, les dentelles, les galons ou juste le tissu, je peux comprendre, souris-je un peu faiblement. Quand je sortais de l'appart de mes parents, j'attirais tous les enfants du coin...
— En même temps, ça doit être un peu surprenant de voir quelqu'un habillé comme une poupée, dit-elle en remontant ses lunettes sur son nez.
— Oui, je suppose...
Je laisse Momo jouer avec mon pyjama et me monter dessus, si cela lui fait plaisir. Il faut dire qu'il est mignon, à s'extasier de tout.
— Quand est-ce que tu as commencé à t'occuper de lui ?
— Il y a un peu moins d'un an, souffle l'Ultime Primatologue sans hésitation. Sa mère était une femelle que je suivais pour mes recherches, et quand elle est morte... J'ai été inconsolable pendant des jours.
Sa voix tremble sous le coup de l'émotion. La plaie est toujours vive. Sans trop savoir quoi faire d'autre, je pose une main sur son épaule pour lui montrer ma compassion.
— Elle a eu une belle vie, c'est le principal, je suppose, reprend-t-elle en essuyant ses larmes. Je l'avais appelée Sita. Je n'ai toujours pas compris pourquoi et comment elle était morte. Une guenon jeune et en bonne santé...
Elle retire ses lunettes rondes, et les dépose avec une grande délicatesse sur ses genoux. Ses doigts fins essaient de chasser la pluie de son visage. Momo se détache de moi, et s'accroche à elle comme un enfant tentant de réconforter sa mère.
— Enfin, murmure Akissi la mine fermée, je ne devrais pas t'embêter avec ça.
— C'est moi qui ai lancé le sujet, donc t'inquiète.
Je l'entends renifler et, dans un élan d'empathie, je passe mes bras autour de ses épaules. Sans un mot, la tête appuyée contre son bras, sans réellement comprendre pourquoi, j'essaie de prendre un peu de sa peine, pour la soulager.
— Dis, Akissi, elle ressemblait à quoi, Sita ? l'interrogé-je après un temps.
— Heu... Attends.
L'Ivoirienne remet ses lunettes, et cherche dans ses poches. Elle tire de son pantalon en toile une sorte de porte-cartes abîmé, avant de me le tendre ouvert en un endroit particulier. Dans les faits, ce porte-cartes est rempli de photos, de polaroid, de coupures de journaux. Akissi me montre un chimpanzé, qui pour moi ressemble à tous les chimpanzés.
— C'est elle. C'est ma seule photo d'elle.
— J'ai une idée. Reste ici. Je reviens vite.
Et, comme si j'étais montée sur des ressorts au lieu de mes prothèses tibiales, je me redresse d'un bond, et je cours jusqu'à mon chalet. Prise d'une drôle de frénésie, je me saisis de ma trousse de pinceaux, de la peinture, de ma boîte à outils et de la pâte polymère, et je repars en toute hâte jusqu'à Akissi.
— Qu'est-ce que...
— Regarde, la coupé-je. Regarde et admire.
Elle me lance une œillade presque amusée alors que je me mets au travail. Sans avoir vu l'original en trois dimensions, je ne cache pas que le procédé est quelque peu... Complexe. Mais cela ne m'a pas empêché de fabriquer une maquette du campus de Greendale de Community, et cela ne m'empêchera pas de réaliser une figurine à l'effigie de Sita. Je coupe du fil de fer, je le tords pour créer l'armature du singe miniature. Je suis meilleure pour concevoir des dioramas, ou des modèles de véhicules, représenter le vivant n'est pas ma spécialité. Cependant, je me défends, je me défends même bien. J'enfile mes gants, et au travail...
Je coupe des morceaux de pâte, je les colle, je crée l'illusion de la chair et des poils par une sculpture experte. Un instant, je lève le nez en l'air pour faire tourner le modèle dans ma tête, pour mieux observer ce que je désire atteindre. Mes doigts sont agiles et mes yeux sont précis. Dès lors que la forme me convient, j'enfile un masque et dégaine une bouteille de spray Mister Super Clear. Je me lève et m'écarte pour asperger mon travail, puis retourne m'asseoir à ma place. J'attends le temps que cela sèche, puis je m'y remets. Je dégaine les pastels secs, je sors mes pinceaux et la peinture. La photo me sert de référence, et le petit bout de pâte polymère prend vie...
Un dernier coup de spray et tout est bon. Je lève mon œuvre pour mieux l'admirer, et je remarque que le ciel a pris une teinte rosée. Le temps a-t-il tant passé ? Je ne remarque plus rien quand je travaille. Akissi devant moi me fixe, les larmes s'échappant de ses cils, la bouche entr'ouverte dans une expression figée que je ne peux pas déchiffrer. Elle me surprend presque, alors que je sais très bien qu'elle est là depuis le début.
— C'est...
— ...pour toi, dis-je en lui tendant.
La jeune fille récupère la figurine, et l'admire sous toutes les coutures. Elle la pose à côté d'elle, et aussitôt m'attrape, m'enlace, me tient si fort que je pourrais étouffer. Une drôle de chaleur m'envahit. Un sourire naît sur mes lèvres. J'entends un petit « merci », et je ne peux pas retenir une larme.
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