Chapitre I (2) - Ah, vous dirais-je maman, ce qui cause mon tourment

J'ai eu très mal à mes jambes pendant tout l'après-midi, tellement que j'ai demandé à Mendel si c'était possible qu'iel me file n'importe quoi pour calmer la douleur. Quand le temps tourne mal, comme les personnes âgées, je le sens dans mes vieux os. Je ne sais pas ce qu'iel m'a concocté, mais ça a fonctionné, et il a plu sans cesse pendant plus d'une semaine, peut-être même deux. Ce que m'a révélé Tahel m'a poussée à observer de manière plus précise les interactions entre les individus, à analyser le langage non-verbal pour apercevoir les relations qui se nouent. Je ne l'ai jamais compris, je ne le comprends toujours pas ; cependant, je remarque que les autres se montrent plus amicaux avec moi depuis que je mange avec eux à chaque repas, et que j'essaie de ne pas trop faire bande à part pour les temps que nous passons tous ensemble. De même, mon regard sur eux se modifie. Même si, honnêtement, j'ai toujours l'impression d'être la seule personne avec un neurone actif. Non, parce qu'on en parle de tous ces gens qui, dès 3 heures du matin, courent en criant entre les chalets ? Pas que je dors, à cette heure-là, mais je préfère passer mes insomnies dans le silence ; et, si j'en attrape un, je le massacre.

Je suis à moitié sûre qu'Akimune, LaToya et Ernesto sont dans le lot.

Mais sinon, je les déteste pas. J'ai... Des sentiments plus positifs. Je sens que je pourrais nouer plus que de simples connaissances. De toute façon, nous sommes enfermés tous les quinze ici, sans compter Monokuma qui poppe de temps à autre pour proposer des randos ou des balades à vélo, nous finirons bien par avoir des relations fortes. Nous allons ou bien nous aimer, ou bien nous haïr, sans demi-mesure, depuis quand l'adolescence fait dans la nuance ?

Ne te fourvoie pas cependant, Nhan, tu as toujours autant un caractère insupportable qui fait que personne ne t'aime, tu l'as bien cherché aussi. Tout le monde ne va pas tarder à te haïr.

Le soleil se couche derrière les arbres et, sait-on pourquoi, une bonne partie d'entre nous a décidé de se réunir dans le réfectoire pour boire des boissons chaudes. Certains, sales et couverts de boue jusque sur le visage, ont crapahuté avec Monokuma tout l'après-midi, et parmi eux on compte Jiraïr qui somnole sur une table, Akimune toujours pleine pêche, LaToya toute aussi énergique. Je serre entre mes doigts mon breuvage. Jus de pomme chaud à la cannelle, bon sang que ça fait du bien... Les larmes me montent aux yeux, alors qu'un souvenir heureux m'agite. J'ai sept ans, nous sommes en 2013 et je suis encore fille unique. Mon père est parti depuis plusieurs jours, après une énorme dispute avec ma mère à cause de problèmes d'argent. Je regarde la télévision, c'est un épisode de Scoubidou. Ma mère pleure au téléphone en vietnamien, elle appelle ma grand-mère. Et là, la porte s'ouvre. Ma mère ne s'en rend pas compte. J'entends le micro-onde qui sonne. Dans mes mains, quelqu'un glisse un verre chaud qui sent l'orange et la cannelle. Une main m'ébouriffe. Ma mère se tait. Je me retourne, et je vois mon père la serrer dans ses bras et s'excuser. Un souvenir heureux.

— Alors ?
— Elle me chauffe mais après elle ne veut rien faire, il n'y a rien à raconter...

Je me retourne, et vois Lutz et Stefan qui jouent aux cartes. Stefan gagne très manifestement

— Change de tactique, si ça ne t'avance à rien.
—Je sais pas, soupire l'Ultime Joueur. Je ne vais pas non plus forcer les choses, ça serait horrible.
— Nan mais je dis ça pour toi, Stef, parce que ton Eugénie, là, elle tourne autour d'Akimune.
— On se connaît depuis deux semaines, il se passe des trucs mais techniquement elle fait ce qu'elle veut, on n'est pas ensemble ou quoi...
— À ta place, je serais jaloux.

Comme quoi, nos suppositions avec Tahel s'avèrent fausses, et la prédiction d'Akissi, à ma connaissance, ne s'est pas réalisée. Comme quoi, nous ne sommes pas tant que cela des adolescents en chaleur.

Quoique.

En suis-je réellement sûre vis-à-vis de ma camarade à la frange trop longue et l'appareil dentaire ?

Je jette un regard plein de sous-entendus à Tahel, qui rougit aussitôt. Cela ne manque pas d'attirer sur moi l'attention de ses commensaux, soit Seung-Il et Ernesto. Le plus grand des deux se déplace, et vient se poser juste devant moi. Toujours des airs d'animal traqué, toujours aux aguets et regardant tout autour de lui, Ernesto ne manque pas de me provoquer un petit air railleur.

— Je ne sais pas ce que veut dire ces yeux, mais vu comment ça l'embarrasse, je suis curieux.
— Tu veux défendre l'honneur de la petite-copine d'un type que tu connais depuis deux semaines ? Répliqué-je.
— Calme, petit roquet, dit-il avec un air taquin.

Derrière moi, j'entends un « Ah, la voilà. » de la part de Lutz. En me retournant, je vois Eugénie s'approcher de Tahel, poussant Seung-Il à s'extirper de sa place. Stefan à son tour se lève pour aller à la rencontre de la Française. Le cinéaste s'approche de nous, et nous glisse :

— Je viens de me faire virer, donc je pense que je vais chercher un film pour la projection de ce soir. Ça vous dirait de venir choisir ? Ou juste de regarder un truc ?
— Nan, désolé. Par contre Hayat est avec Hotaru à la bibliothèque, et j'ai cru comprendre qu'elle adorait Star Trek donc tente ta chance avec eux ?

Seung-Il a l'air moyennement emballé, mais ne proteste pas. Il hausse les épaules, nous adresse un sourire aimable, ébouriffe Ernesto pour le faire râler, puis s'en va.

— Ne me dis pas que tu viens défendre la meuf de ton mec.
— Tu vois des couples partout, toi, soupire-t-il. Tu sais, quand on se connaît depuis deux semaines, on n'est pas amoureux, on s'apprécie, on est potes vite fait, une romance c'est sur le long terme que ça se construit. Ok le contexte est très particulier, mais quand même.
— Et les coups de foudre ?
— Perso, j'y crois pas.
— J'ai l'impression que toutes mes conversations tournent autour des relations, ces derniers temps, lâché-je sans m'en rendre compte.
— Ton inconscient te parle, tu es terrorisée d'être seule et de mourir à cause de ton isolement, et tu es obsédée par l'idée de nouer des liens. Et vu comment tu parles d'amour et d'honneur... M'est avis que la théorie d'Akissi sur le stress et le sexe est plus que correcte.

Il insinue quoi, là ? Courroucée, je fronce les sourcils. Avec cette expression, on m'a souvent dit que mes yeux lancent des éclairs.

— Oh, Nhan, tu es très jolie aujourd'hui, me lance Lutz qui vient de se tourner vers moi.
— Merci, murmuré-je, me radoucissant, en sentant mes joues me brûler.
— Ça te dit de...
— Lutz, tu vois pas que la petite Nhan est occupée ? lance Ernesto avec un air étrange.
— Quoi, qu'est-ce que tu as ? J'ai le droit de lui parler.
— Et j'ai le droit de te demander de la laisser. Allez, dégage.

Oh. Je n'aime pas cela. Mon cœur s'emballe. Instinctivement, je porte les mains à mes oreilles, prête à me rouler en boule au besoin. Les deux garçons se lèvent, se jaugent. Ernesto le dépasse de peu, et en carrure ils sont à peu près équivalents, peut-être que Lutz est un peu plus large d'épaules. Mais visiblement, l'avantage de la hauteur le dissuade de tenter quoi que ce soit, et l'Ultime Horloger me fait un dernier sourire désolé avant de tourner les talons. Ernesto se rassoit.

— Pourquoi t'as fait ça ?
— Je ne peux pas le sentir, ce mec, explique-t-il.
— Je ne pensais pas que tu pouvais avoir une si grosse haine des footeux.

Comme Lutz porte régulièrement des maillots de foot, je suppose qu'il en fait, ou qu'au moins il aime ça.

— Je n'ai rien contre le foot, répond Ernesto. Tu sais, Hope's Peak m'a nommé Ultime Journaliste, et si tu veux je passais pas mal de temps à lire les médias et à me renseigner, jusqu'à il y a deux semaines. Bon sang ça me manque, le papier journal.

Je lui tapote l'épaule droite avec maladresse.

— Bref, ce que je veux dire, reprend-t-il, c'est que chaque Ultime ici présent, chaque Ultime même, a eu au moins droit à une dépêche dans un journal local. Et je ne parle pas des Ultimes qui sont plutôt médiatisés de base, comme LaToya, Akimune pour des raisons familiales, ou Seung-Il, non, même les randoms y ont eu droit, Hotaru a eu un article sur lui dans un quotidien japonais, Arsinoé a eu son histoire racontée à la télé canadienne... Et ce que je dis, c'est vrai...

Il pointe Eugénie, qui discute avec Tahel, et Lutz, qui repart avec Stefan je ne sais où.

— ...Sauf pour ces deux-là.
— Quand même, pour traquer les Ultimes dans les médias, tu as un sérieux problème.
— Quand Wen Xiang Monogatari a lâché son énorme bombe sur Hope's Peak entre son bouquin et les documentaires, j'ai fait « yeet la corruption et les cartels, on va se concentrer sur une école élitiste ! ».

Je le fixe d'un air presque blasé, avant d'éclater de rire.

— Quoi, c'est presque ce qu'il s'est passé, s'exclame-t-il sans pouvoir réprimer un gloussement.
— Tu me désespères.
— Je sais, je fais cet effet-là à tout le monde.

Je vide mon verre, secouant la tête pour montrer la petite joie qui me saisit. Il... Il m'épuise. Dans le bon sens, cependant, il m'épuise comme un enfant qui cherche à amuser la galerie et qui finit par faire mouche à force d'âneries. Appuyé sur la table, il m'observe avec un éclair un peu fou dans les yeux et les coins de la bouche relevés dans un rictus insolent. Autour de nous, le réfectoire se vide de son peuple, et c'est comme si la pièce se resserre autour de nous. Moi, j'aime les espaces plus réduits, donc cela ne me gêne pas, mais cette sensation semble plus perturber mon interlocuteur. Claustrophobe ?

— C'est plus calme, d'un coup.
— En dehors d'Arsinoé dans la cuisine et Jiraïr qui comate, on est presque les seuls ici, fais-je remarquer.

Tahel et Eugénie sortent, bras dessus bras dessous.

— Rectification, me corrigé-je, maintenant on est seuls.
— Hm...

Je sens son attention sur moi, me recouvrant, m'enveloppant. Soutenant son regard, je cherche à analyser son comportement, à lui. Quelque chose le terrifie, quoi ? D'accord, je ne me peux pas dire que je suis parfaitement sereine ici, ou que nous sommes en sécurité, mais la situation peut être pire, j'ai connu pire, je suis prête à parier que tout le monde ici a connu pire. Tout le monde ici a l'air d'avoir vécu trois vies avant d'échouer dans ce groupe.

— Mais vraiment, je ne suis pas une chose fragile.
— Désolé, s'excuse-t-il.

Après un silence, il me tapote le haut du crâne puis dit :

— J'ai trois petites sœurs en Colombie. Mia, Valeria, et Paola. Tu me fais beaucoup penser à Mia. Si nous sommes le 18 avril, elle a quatorze ans aujourd'hui.
— Je doute qu'on soit le 18 avril.
— J'en doute aussi.

Le jeune homme croise les bras sur la table, et s'avachit dessus.

— Mia a vraiment un sacré caractère, c'est une petite colérique, un peu sauvage, on n'a jamais rien pu lui dire, murmure-t-il. Elle est bien plus bavarde que toi, n'empêche.
— Si tu veux, je peux lui faire un petit cadeau que tu lui offriras quand on sortira d'ici...
— Nhan...

Il tourne un visage défait vers moi.

— La dernière fois qu'on s'est parlés, elle avait dix ans.

Mon cœur se serre. Je ravale ma salive, et lui frotte le dos pour signifier que je comprends, que je compatis.

— J'ai aussi une petite sœur, dis-je. Elle s'appelle Mary.
— Elle a quel âge ?
— Quatre ans. C'est encore un gros bébé, souris-je un peu tristement.
— Elle te manque, non ?

Je hausse les épaules.

— Et toi, tes sœurs te manquent ?
— Je devrais arrêter de parler de ça, ça me déprime et ça déprime tout le monde, souffle-t-il en se redressant.

Ernesto se passe une main sur le visage, et ignore complètement ma question. Une petite pointe me perce l'estomac, pas assez pour me blesser mais ce n'est pas agréable. La peine part de la poitrine et saisit tout mon corps.

— Bon, lance l'Ultime Journaliste d'un ton se voulant plus jovial, je vais te parler peut-être de trucs un peu plus réjouissants. Il y a une sorte d'abri antiatomique dans la forêt, tout droit quand tu pars au nord-est. On peut ouvrir la porte sans problème, il y a des lits, des toilettes, un évier, une douche, une cuisine, des conserves, un groupe électrogène et des armes à feu. Bon, y'a plus l'eau courante, mais il y a toujours de l'électricité. J'y remonte demain. Plutôt récent comme endroit, en plus. C'est cette découverte qui nous a fait dire avec LaToya qu'on devrait faire une gazette, un bulletin d'info, n'importe quoi...
— Mais tout le monde ici est déjà au courant de tout.
— Il faut laisser une trace de ce qu'il se passe ici, réplique-t-il sans méchanceté.
— Tu te rends compte que tu refoules tes émotions en parlant de travail ?
— Pardon, je ne t'entends plus bien, Nhan, plaisante-t-il. Il y a de la friture sur la ligne !
— Je suis littéralement à côté de toi.
— Pardon, quoi ?

Je lève les yeux au ciel, agacée par son comportement. Et en même temps, est-ce que je peux lui en vouloir ? Je passe mon temps à noyer mes problèmes dans la peinture, la colle blanche et les copeaux de bois.

— Je disais, laisser une trace, je sais que Seung-Il s'est fait volé déjà une carte SD avec plusieurs heures de vidéo, je suis à peu près sûr que Monokuma va tout faire pour empêcher que quoi que ce soit sorte d'ici.
— Arrête, il est un peu flippant mais c'est juste un animateur de colo avec une barbe, rien de plus, argué-je. Ce n'est pas non plus le diable en personne... Je suis persuadée que, si on fait un feu de camp, il sortira la guitare pour nous faire chanter des comptines.
— Tu ne devrais pas le prendre autant à la légère, Nhan.
— Je pense que tu devrais arrêter de stresser en permanence, ça ne t'avance à rien...
— Facile à dire, sourit-il.

La silhouette callipyge d'Arsinoé se dessine hors de la cuisine. Les poings sur les hanches, elle a ce soupir de mère au bord du burn-out parental. Elle se frotte le front, s'appuie sur le mur, et nous fixe.

— Ernesto, c'est pas sensé être ton tour de lessive ? braille-t-elle.
— Heu... Peut-être ?
— C'est pas peut-être, c'est, j'te dis, lance l'Ultime Femme au foyer sur un ton entre la fatigue et l'exaspération. Pourquoi est-ce la lessive n'a toujours pas été faite alors qu'il est 17 heures cinquante passée, hein ? Hein, Ernesto Luis Suarez Vargas ?
— J'y vais tout de suite, articule-t-il en baissant la tête comme un enfant qu'on gronde.
— Plus vite que ça.
— Mais j'y vais.
— Allez, allez !

Elle lui jette un torchon, qu'il attrape au vol.

— Les bannettes de linge sont déjà dans la buanderie, indique-t-elle. Et Nhan, ma petite... T'as l'air affamée.
— Non, ça va, dis-je.
— Si si, tu as l'air vraiment affamée. Allez, viens, j'ai du gâteau au chocolat.

Dans les yeux d'Ernesto partant pour sa corvée, je vois qu'il ne sert à rien de négocier. Arsinoé c'est notre mère à tous, maintenant, et c'est une maman un peu effrayante. Gentille, attentionnée, aux petits soins, mais effrayante. Ma mère, ma vraie maman, n'a jamais été quelqu'un d'autoritaire, sauf quand on parlait d'école. Mon père non plus, encore moins. Alors, avoir quelqu'un comme Arsinoé dans mon entourage, ça me fait bizarre, je n'ai pas l'habitude de ne pas pouvoir discuter tout et n'importe quoi. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top