Chapitre I (10) - Ce n'est qu'un souvenir qui brûle

Je ferme les yeux, et je revois la mort. Je tombe, je tombe, je tombe... J'entends la détonation. J'entends le cri. Je sursaute, je me cogne contre le mur et je me rends compte que je me suis endormie avec mon marteau entre les mains. J'ai fait un cauchemar, cette nuit. Quel enfer...

J'aurais aimé ne pas me réveiller. Tu vois, Nhan, j'ai raison. Tu es un gâchis de place et d'oxygène. Tout le monde te hait. Tu leur rendrais service si tu t'explosais le crâne à coups de marteau. En plus d'être débile t'es une sale langue de vipère, tu m'étonnes que tu sois toute seule. Personne ne t'aime. Personne. Et ceux qui s'approchent de toi, tu leur fais plus de mal qu'autre chose, hein, crois pas que tu leur apportes quoi que ce soit. Et ils vont s'en rendre compte. Et tu seras toute seule. Tout le monde va t'abandonner.

Même papa et maman.
Même Mary.

Tout le monde.

Tu mérites de rester seule.

De rage, je saute sur la miniature de la scène de crime et je la jette au sol. Le bruit du bois qui tombe, les tissus qui s'envolent, et le cadavre qui s'écrase sur les planches. Je passe ma main sur mon visage pour en effacer les larmes. Ma gorge nouée m'empêche de respirer. J'entends mon cœur. Lent. Trop lent.

Je me remets sur mes prothèses, je me saisis des figurines de Lutz et Stefan, et les place sur une petite étagère. Ce sera l'emplacement des morts.

Ernesto a raison, il y en aura d'autres. Quoi qu'on fasse, il y en aura d'autres. Car nous sommes bloqués ici, car les tensions vont s'exacerber, car c'est ainsi. Nous sommes dans une tuerie, et la seule façon de sortir c'est soit les pieds devant soit être Wen Xiang Monogatari.

Et je ne suis pas Wen Xiang Monogatari.

Ce qui signifie que je vais crever soit comme une merde assassinée par je ne sais qui, soit exécutée car j'ai tué avant d'être tuée. Je serre le manche de mon marteau. Une exécution pour moi, ça serait quoi ? Est-ce que ça serait comme Stefan ?

Mais personne ne te pleurera, Nhan. Personne ne te regrettera. Il n'y aura pas, quelque part, une Eugénie que ta mort dévastera.

Ouais, autant tuer quelqu'un avant d'être tuée. Autant... Autant...

Oh, il fait beau dehors.

Les rayons du soleil qui filtrent à travers la crasse de mes carreaux réchauffent ma peau. J'ouvre ma porte, et je regarde le monde extérieur. LaToya et Jiraïr plantent une stèle, sans doute un arbre que le jardinier a coupé et a écorché. Des mots sont gravés dessus, c'est trop loin pour que je puisse lire. J'observe Mendel tirer derrière iel un chariot avec un seau plein d'un... fluide, je dirais, semblant visqueux. Un... enduit ? Pour quoi, l'imperméabiliser ? LaToya se penche sur la chaîne hifi portable qu'elle a sans doute sorti du studio d'enregistrement, et lance une vieille chanson.

— Bon sang, t'as quinze ans et tu écoutes ça ? s'exclame Jiraïr alors que je m'assois sur le seuil de ma tanière. Même mon arrière-grand-mère osait pas ressortir ce genre de truc !
— Al Bowlly c'est le feu, arrête ! se défend la jeune fille. Et les vieilles musiques en général ! Puis de toute façon, j'ai tellement écouté ma playlist de base qui est beaucoup plus contemporaine que ça que j'en peux plus de la musique actuelle ! Et y'a tous les plus grands tubes des années 10 à l'après-guerre !

Elle croise les bras alors que Jiraïr aide Mendel à passer l'enduit sur le monument de bois.

— Je vous dis, ça, c'est la musique du bonheur, dit-elle avec un sourire. Ça aide à s'anesthésier. À oublier que...

Son sourire s'évanouit d'un coup. Ses yeux brillants se lèvent, se posent sur moi, et elle se compose une mine ravie.

— Oh, Nhan ! Ça fait plaisir de voir ton regard de tueuse.

Je me sens obligée de venir vers eux. Mon marteau m'échappe des mains, je ne prends même pas la peine de le ramasser. Les trois sont visiblement fatigués, exténués même. C'est que... Voir des cernes et l'inquiétude sur le visage puérile de LaToya, deviner le voile de la crainte sur l'air serein de Jiraïr, se rendre compte du rouge au bord des yeux de Mendel, ça a quelque chose de glaçant. J'ai mal à la gorge. J'ai mal au ventre. La culpabilité est un monstre qui s'apprête à me dévorer vivante. Je veux disparaître de leurs regards. Je veux disparaître tout court. Tout aurait été plus simple si j'étais morte hier.

Une main se pose sur mon épaule.

— Hé, ne te torture pas trop, me souffle le.a chimiste. Tu as fait ce que tu devais faire.
— Ouais, ben ça se voit que ce n'est pas toi qui as sur la conscience la mort d'un pauvre type, le désespoir d'Eugénie et le fait d'avoir à moitié déballé la vie de Tahel, répliqué-je d'un ton sec en lui frappant la main. Garde tes putains de mots pour toi, Mendel, je n'ai pas besoin qu'on me réconforte comme si j'avais six ans.

Iel s'écarte, baissant la tête. Je remarque une marque, sur le côté gauche de son visage, une sorte de bleu très récent.

— Excuse-toi, Nhan, on est tous sur les nerfs mais c'est pas une raison pour-
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? dis-je en coupant LaToya.

Mendel porte une main à l'hématome, comme pour le cacher.

— T'inquiète, LaToya, et... oh, ça, fait-iel avec un sourire. J'ai bossé un peu toute la nuit parce qu'on m'a demandé un médicament, puis j'ai fait de l'aspirine et du paracétamol aussi, et... Hé bien, je dormais à moitié, et je me suis pris la porte en pleine tête.

Son regard croise celui du jardinier. Je soupire, Mendel est sympa et sans doute très compétent.e dans son domaine mais... C'est typiquement le genre de chose qui me fait dire, pour parler poliment, qu'on l'aime bien au village. C'est le retour du jugement donc je ne dois pas aller si mal que cela, ou alors c'est juste que j'identifie Mendel comme un maillon encore plus faible que moi dans le groupe donc que m'en prendre à iel n'aura pas d'impact trop négatif. Et je retire totalement cette idée, effrayée à l'idée de commettre un crime de la pensée et terrifiée parce que ce maillon faible est visiblement sous la protection d'un géant de plus d'un mètre quatre-vingt, avec une force physique ridiculement importante.

Comment est-ce que tu peux avoir des pensées aussi futiles maintenant ? T'es vraiment qu'une merde. Sois en deuil. Deux mecs sont morts. L'un des deux est un violeur, l'autre tu le connaissais à peine, mais aie un minimum de dignité humaine. Deux personnes sont mortes, l'une par ta faute. Ta faute.

Ta faute.

Je ferme les yeux, tâchant de te refouler, toi qui me hais et qui vis à l'intérieur de moi.
Je suis toi, Nhan. Tu n'as besoin de personne d'autre pour te haïr.
Tu n'existes pas. Laisse-moi.
Je suis là pourtant. Et tu m'écoutes. Ce qui fait que j'ai raison. T'es juste un pitoyable être humain. Tu vas mourir seule. Parce que personne ne t'aime. Parce que tu ne mérites pas d'être aimée. Parce que tu es un échec. Parce que tu es une sale langue de vipère. Parce que t'es une merde.

Je reporte mon attention sur le tronc qu'ils viennent d'ériger. « Lutz Schneider, 2004-2023 ». « Stefan Holgersson, 2005-2023 ». Un monument aux morts...

Memento mori, Nhan. Souviens-toi que tu es mortelle.
Toute seule.
Toute seule.
Toute seule.

Une vague d'horreur me frappe lorsque je réalise que, un jour prochain, je serai plus vieille que Stefan ne l'aura jamais été.

— Qu'est-ce que vous faites, les enfants ? râle Arsinoé en arrivant avec une tarte dans les mains.

Ses cheveux défaits et son tablier auront toujours quelque chose de rassurant. J'aimerais qu'elle nous dise que rien n'est réel, que c'est un cauchemar, et qu'elle efface nos larmes comme une vraie maman... Elle se fige devant le géant tranquille, le détaille de haut en bas, le renifle, le fixe dans les yeux.

— Toi, t'as fumé, lance-t-elle d'un ton sentencieux.
— Toi aussi, t'as fumé, réplique-t-il si du tac-au-tac. Tu pues le tabac, Arsinoé, j'ai rien à entendre de ta part.
— Jiraïr, le tabac c'est rien, c'est ma santé au pire mais pas bien plus. Ça là, ta merde, là... Ça te nique beaucoup plus que tu le crois !
— Stop, s'il-vous-plaît, souffle Mendel en s'interposant entre les deux. On va éviter de repartir comme l'autre fois, et...

Iel lève les yeux vers Arsinoé, puis Jiraïr.

— ...Au lieu de s'engueuler, on devrait plutôt faire face ensemble, conclut-iel. La période est pas facile...
— ...Ouais, tu as raison, désolé, soupire Jiraïr après un temps en retrouvant son flegme habituel.
— Désolée aussi.
— Dis, dis, maman Shonar ! s'exclame LaToya alors que la tension retombe. Tu l'amènes à qui, la tarte ?
— À Eugénie.

Les trois visages se décomposent.

— Au docteur Holmes, là ? s'écrie l'animatrice radio. H-hey, elle a prémédité un meurtre, là, elle a pas réussi mais elle en est capable...

Hé ben, tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau, sauf Eugénie, Eugénie a été exclue de la Grâce par Sainte-LaToya, hé ben... Sa défiance me brise un peu, quelque part. C'est de ma faute si on ne lui fait plus confiance, non ? Alors pourquoi toujours me faire confiance à moi, hm ? Pourtant j'ai tout foiré au procès. Pourtant j'ai tout foiré. Pourquoi ?

Pourquoi ?

Tout est de ma faute.
Et je sais que tout est de ma faute.
Et j'aimerais tant remonter dans le temps pour éviter cela...

— Eugénie est une crevette anorexique qui va se laisser mourir de faim parce que son copain est mort si je ne fais rien, lance abruptement l'Ultime Femme au Foyer. Je fais quoi, hein ? Je la laisse crever ? J'veux pas un mort de plus ici, la mettre à l'écart va pas vraiment arranger les choses, les enfants.

Puisqu'il n'y a rien de plus à ajouter, elle tourne les talons et se dirige vers le chalet d'Eugénie. Je lui emboîte le pas. La culpabilité m'étouffe.

Eugénie est à genoux contre son lit, ses doigts engrainant un chapelet. Elle regarde dans le vide. Ses yeux bleus sont vitreux, rougis par les larmes. Toujours habillée des vêtements d'hier, elle tremble. Ses cheveux auburn n'ont jamais été aussi négligés, et je suis prête à parier que cela n'ira pas en s'arrangeant. La magnifique jeune fille que j'ai rencontrée en avril nous a quittés la nuit dernière, voici son ombre.

— Bonjour ma belle, souffle Arsinoé en posant son plat sur la table basse. J'ai fait une tarte aux fraises.

Eugénie ne réagit pas.

— Je te la coupe, d'accord ? poursuit-elle.

Je me rapproche. L'Ultime Arnaqueuse murmure quelque chose. Du français, non... du latin. Je m'assois à côté d'Arsinoé, attendant qu'elle finisse son rosaire.

— ...nunc, et in hora mortis nostrae,
Amen.

Eugénie fait le signe de croix, se passe une main sur le visage, et se tourne vers nous. Sa moue sévère, presque dédaigneuse, rappelle presque son ancien air avenant.

— Dégagez, articule-t-elle d'une voix si calme et pourtant si hostile. Je n'ai pas besoin de votre fausse pitié, et d'ailleurs je n'ai besoin de personne.
— Mange un peu, Eugénie, s'il-te-plaît, demande Arsinoé en s'approchant d'elle avec une part de tarte.
— Je n'ai pas faim, et dégagez.
— Eugénie, mange un peu.

La jeune fille pose son chapelet sur le sol.

— Non.
— Eugénie, s'il-te-plaît...
— Non. Tu veux que je le dise en quelle langue ? Réplique-t-elle avant de passer en français. Je n'ai pas faim, prends la cul-de-jatte avec toi et dégage.
Tabarnak, tu vas manger cette criss de part de tarte, répond Arsinoé en se levant. C'est pour ta santé, Eugénie !

Je les fixe avec des yeux ronds comme des soucoupes, sans rien comprendre.

Tu veux quoi, hein ? s'exclame la Française en se dressant sur ses jambes maigres. C'est bourré de sucre et de mauvaises graisses, et tu veux que je mange... ça ? Tu veux que je grossisse, c'est ça ? Que je devienne encore plus grosse que je ne le suis déjà ? Tu veux m'engraisser ?
Eugénie, t'as la peau sur les os, réveille-toi ! C'est pas en te morfondant et en te complaisant là-dedans que tu vas t'en sortir, ok ? Laisse-moi t'aider !

D'un geste leste, Eugénie se saisit du couteau ayant servi à couper la tarte, et le pointe vers nous. Arsinoé se met devant moi, prête à me protéger si cela tourne mal.

— Je vous préviens, menace l'arnaqueuse en s'avançant vers nous. Je l'ai déjà fait une fois, je peux le refaire. Enregistrez le putain de message : je n'ai besoin de la fausse pitié de personne. Dégagez.

Sans un mot, l'Ultime Femme au foyer me tire à l'extérieur. On se regarde à peine, on se sépare en prétendant que rien n'est arrivé. Elle plaque sa sempiternelle expression autoritaire mais néanmoins tendre sur son visage, et retourne à ses travaux. Et moi, je reste plantée là.

Le monde extérieur n'est pas pour moi, aujourd'hui.

Je retourne à mon chalet. Sur le chemin, je ramasse mon marteau, puis je le range. Devant mon étagère aux morts, j'en appelle à la chance, à l'Univers, à n'importe quoi : que je ne sois pas la prochaine, par pitié. 

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Et c'est ici que commence le deuxième vote des FTE !
Les FTE, je le rappelle, sont des moments, on va dire, où le personnage de votre choix va approfondir sa relation avec notre Nhan nationale.
Je rajoute que, au bout de 5 FTE, les événements pourraient vous surprendre :D

À l'attention des gens tristes de ne pas avoir pu plus connaître la backstory des morts/ne pas avoir pu plus connaître les morts, à la fin de chaque Chap j'vais faire une liste de 10 funfacts et peut-être que des éléments intéressants pourraient en ressortir. Puis, à la toute toute fin de la Tuerie, je vous filerai mon padlet de la morkitu où il y a toute mon orga passée, présente et future. Même les trucs qui auraient pu être et qui ne seront jamais.

Deuxième annonce : j'ai mes bacs blancs dans pas longtemps, et j'enchaîne sur un concours puis un autre bac blanc. Autant vous dire que j'aurai pas masse de temps pour écrire.

Cher lectorat, faites vos votes, et votez judicieusement (moi jmen fous y'a tout sur le padlet, c'est pour vous que je dis ça :D) ! Choisissez trois personnages parmi la liste ci-dessous :

Hotaru Nakamoto, Ultime Chanceux (1/5)

Arsinoé Shonar, Ultime Femme au foyer (0/5)

Seung-Il Pak, Ultime Cinéaste (1/5)

Eugénie Collange, Ultime Arnaqueuse (0/5)

Mendel Ivanovitch Markov, Ultime Chimiste (0/5)

LaToya Freeman, Ultime Animatrice Radio (0/5)

Hayat al-Sherif, Ultime Polyglotte (0/5)

Akissi Baoulé, Ultime Primatologue (2/5)

Ernesto Suarez, Ultime Journalise (2/5)

Tahel Bensoussan, Ultime Technicienne (1/5)

Jiraïr Hagopian, Ultime Jardinier (0/5)

Akimune Son, Ultime Artificier (2/5)

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