Chapitre I (1) - Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés
J'ai voulu ensuite rester seule, ne serait-ce que pour me concentrer exclusivement sur mon travail. En deux jours, sans rien faire d'autre, j'ai pu finir toutes les structures et coller les arbres. Bien sûr, je ne me suis pas encore occupée de la peinture, mais en quarante-huit heures j'estime que ce n'est pas mal. En tout cas, quarante-huit heures sans sortie de mon chalet en dehors des allers-retours aux toilettes, ont alertés Arsinoé qui a débarqué ce matin même pour me tirer du lit et me forcer à prendre un petit-déjeuner avec les autres. Autant sur un plan rationnel je comprends sa démarche, autant je me sens extrêmement vexée et humiliée d'avoir été traînée au mess comme si j'avais six ans.
Inspire, expire. Cela ne sert à rien de s'énerver... Hé, tu vas finir toute seule, Nhan, si tu ne prends pas sur toi. T'es vraiment une enfant capricieuse et gâtée pourrie, arrête de croire que tout devrait être comme toi tu le veux.
Bon, ce qui me rassure, c'est que tout le monde est encore en pyjama et que nous avons tous une sale tête au réveil. En particulier Ernesto et Tahel. Ces deux-là ont des cernes encore plus profondes que les miennes, et pourtant je pense avoir le rythme de sommeil le plus affreux du groupe. On dirait deux zombies ; surtout que, à côté d'eux, il y a Seung-Il qui a l'air frais et dispos et qui babille gaiement avec ses commensaux. Par contraste, ils ont l'air encore pire. LaToya aussi semble étonnamment énergique et tente de communiquer avec une Akissi qui a l'air plus agacée qu'autre chose en buvant son café.
— Eugénie, mange un peu, c'est du gaspillage de jeter tout ça.
— Je n'ai vraiment pas faim, Arsinoé, répond la jolie Française d'une voix ensommeillée. Puis c'est bon, je suis assez grosse comme ça...
— On est là depuis trois jours et tu manges que dalle ! Et t'es maigre comme un coucou !
— Nhan aussi, elle a presque rien mangé ces derniers jours, et tu ne lui fais pas la morale.
Voyant Arsinoé se tourner vers moi, je me suis plongée dans mes cornflakes noyés dans du lait et j'ai bien tout avalé. Quand je suis focalisée sur mes maquettes et mes miniatures, j'en arrive jusqu'à oublier de dormir, alors bon, manger, ce n'est pas ma priorité. Maintenant, mon estomac me rappelle à l'ordre. Bon, hé bien... Douche puis on va éviter de sauter le repas de midi, hm. Je n'ai aucune envie de me faire tirer les oreilles.
Ce que j'apprécie, par contre, c'est d'être totalement seule en bout de table. Super, merci les gars, ça fait plaisir.
Comment ça je devrais faire le lien entre mon comportement et mon isolement.
Comment ça rester dans son coin et me montrer comme difficile d'accès et prompte à juger tout le monde ne va pas m'aider à m'intégrer.
Comment ça.
J'agite la tête pour chasser le bon sens qui tente de s'y frayer un chemin, et concentre mon attention sur l'autre solitaire de la bande : le garçon japonais avec qui Hayat peine à communiquer. C'est quoi son nom déjà ? Je prends mon bol et mon verre de jus d'orange, et vais m'installer avec eux.
— Oh, salut Nhan, ça fait longtemps qu'on ne t'a pas vu, dit poliment la polyglotte avec un sourire.
— Je me suis laissée absorber par le travail, soupiré-je.
Le garçon baisse la tête, évitant de croiser mon regard à tout prix.
— Hotaru est vraiment mal à l'aise avec les gens, explique Hayat. Et comme il ne parle pas du tout anglais...
En entendant son prénom, il lève légèrement ses yeux brillants de larmes. Il est terrifié. À son apparence, c'est un gamin, je lui donne entre onze et quinze ans grand maximum.
— Hello, dis-je à voix basse.
— Hello, murmure-t-il.
— Hayat traduction reste dans les parages, ne vous en faites pas, lance-t-elle avec un brin d'ironie.
Je ne sais pas quoi dire, et lui non plus. Il mange son petit-déjeuner, Arsinoé lui a fait des crêpes le veinard.
— Pourquoi est-ce que tu es ici ? l'interrogé-je, ennuyée par la gêne s'étant abattue sur nous.
Hayat vide son verre d'eau, lui traduit mes mots, puis il me répond par son intermédiaire.
— J'ai gagné à la loterie d'Hope's Peak.
— Je vois.
Donc on a des gens qui ont des aptitudes exceptionnelles, des accomplissements hors du commun, et un enfant qui a eu un coup de bol. Splendide. Devant mon air fermé, je l'entends chuchoter un petit « ごめんなさい ». Go-me-n-na-sa-i.
— Il s'excuse, il pense t'avoir blessé, interprète Hayat.
— Dis-lui que ce n'est pas du tout le cas.
Lorsqu'elle lui annonce la nouvelle, il redresse légèrement la tête, et l'ombre d'un sourire s'esquisse sur son visage. Sans plus de cérémonie, il reprend son repas, et je me retrouve à faire de même. Dès lors qu'il a fini, Hotaru joint les mains et appuie son menton dessus, l'air un peu ailleurs. Je l'observe. Il se mordille les lèvres, ses yeux cherchant quelque chose dans le lointain. Une respiration le pousse à se tenir droit.
— Arushirifu... m'apprendre un peu... Angurai, balbutie-t-il sans me regarder. ね、アルシリフさん。。。
Le garçon se tourne vers Hayat, lui murmurant quelques mots. Elle lui glisse une réponse, qu'il semble répéter. Enfin, Hotaru se focalise sur moi, et me dit :
— Je pense que... えと。。。えと。。。
Il rougit, puis part précipitamment avec ses couverts. Médusée, je cligne des yeux plusieurs fois en essayant très fort de ne pas me vexer et de ne pas devenir méchante. Je serre les dents. Hé, si tu veux pas me parler, reste pas, c'est bon, je sais très bien que je suis insupportable, et que je finirai toute seule à cause de ça, t'étais pas obligé de me le rappeler mon grand.
— Il voulait te dire qu'il pense que tu es une fille calme et gentille, et qu'il aimerait bien te reparler quand il saura mieux l'anglais, soupire Hayat.
— Pardon ?
— Je sens que ce n'est pas le moment pour moi ni pour toi pour que je te fasse un topo sur le honne et le tatemae, tout ce que tu dois comprendre c'est qu'il t'apprécie et qu'il s'est senti stupide de ne pas pouvoir répéter ce que je lui ai dit. Oh, et il va sans doute s'en vouloir de s'être mal comporté donc heu... Fais ce que tu veux de cette information, Nhan.
— Nous nous connaissons tous depuis à peine trois jours, soufflé-je sans agacement, comment est-ce que tu sais ça sur...
— Sur Hotaru.
— Oui, sur Hotaru.
— Hé bien, fait-elle en plaçant ses couverts et son verre dans son assiette, se donner la peine de parler aux gens et d'autant plus dans leur langue aide vraiment à nouer des relations.
Et sur ce, elle me quitte.
— C'est un reproche ? braillé-je à son égard.
Elle se tourne, puis lève les yeux au ciel.
— Un conseil, Nhan, un conseil.
Gnagnagna, un conseil, Nhan, un conseil. Je lui en donnerai, moi, des conseils... Je plonge ma cuillère dans mon bol, fouillant le lait pour des céréales toutes molles. En soi, elle a raison. M'isoler et ne parler à personne ne m'avancera à rien. Je soupire, puis lève le camp.
Juste avant de sortir, Arsinoé m'attrape par l'épaule.
— Hep hep hep, jeune fille...
— Quoi ? répliqué-je d'un ton sec.
— À la douche.
— C'est bon, t'es pas ma mère...
— Y'a personne d'autre que moi pour s'occuper de tout l'monde, tabarnak, braille-t-elle les poings sur les hanches. Si je jouais pas à la maman, ça serait le chaos ! Va te laver.
— Je n'ai pas mes affaires.
— Y'en a là-haut, serviettes, savons, shampooings solides, brosses à cheveux, donc t'inquiète. T'iras te brosser les dents après. Pour ce qui est des vêtements, je te les amène.
— Mais...
— Pas de mais, Nhan, me coupe-t-elle d'une voix forte.
Je baisse les yeux comme une enfant de six ans effrayée par la toute-puissance maternelle.
— Exécution, finit-elle plus bas.
Je n'ose pas désobéir. Vexée et blessée au plus profond de mon orgueil, je ravale mon fiel et mon ego. Je monte les escaliers, un peu péniblement, vingt-trois marches au total. Je déteste les escaliers. Au-dessus du mess se trouve un couloir, donnant sur les toilettes, les douches, des salles vides et des placards. Évidemment, si je peux situer sans mal les WC, trouver les douches c'est une autre histoire. J'ouvre une porte, et tombe sur un placard plein de serviettes et de tout le nécessaire pour se sécher. J'en tire un peignoir et continue ma quête. Les murs aux motifs enfantins laissent présager d'une vie antérieure de ce lieu. Colonie de vacances, centre de loisirs, je peux presque entendre les cris joyeux des mômes venant passer leur été ici.
Derrière une autre porte, je trouve Stefan débraillé et embarrassé par ma venue, sans doute pas seul. La gêne et la colère dans ses yeux vairons me poussent à sortir immédiatement. Je ne veux pas du tout savoir ce qu'il se passe. Le coeur battant et les joues en feu, je cours presque jusqu'à la prochaine salle. Heureusement, je trouve des casiers, des lavabos et des miroirs. Les douches sont dans les parages. Sept pommes alignées, sans cloison entre elles, des douches communes. Un mur cependant les séparent des casiers, des éviers et des glaces. Elles semblent mixtes. Peut-être était-ce plutôt les douches des animateurs au lieu de celles des enfants ? Je remarque que, dans une fine armoire de bain, je peux trouver des savons neufs, pas encore déballés. Je choisis pour le corps, puis pour les cheveux. À la douche, Nhan, à la douche.
Miracle, il y a un tabouret de disponible ! C'est un petit rien, mais cela me fait plaisir. Je le poche sous une des douches. Mon pyjama tombe au sol, je le plie avec soin, ma culotte le rejoint aussitôt. Assise sur le tabouret, je me défais de mes prothèses et des manchons, j'essaie de les mettre à l'abri de l'eau. Enfin, fin prête, j'appuie sur le bouton, et de l'eau jaillit.
Je hurle.
Elle est glacée.
Serrant les dents alors que mille aiguilles de glace me transpercent, j'attends que l'eau se réchauffe. Pourquoi, monde cruel. Pourquoi.
Heureusement, la chaleur ne tarde pas, et je peux me laver. Cela ne prend pas longtemps. La mousse tombe sur le carrelage et est emportée par le flux à travers une évacuation. J'entends la porte s'ouvrir, puis se refermer : Arsinoé a dû passer. L'eau se coupe, j'attrape mon peignoir et frotte mon visage avec son étoffe douce et pelucheuse. Je sèche bien mes moignons, pour remettre mes prothèses, et me pare du vêtement de bain pour sortir. Bon sang, que c'est agréable de se sentir propre...
La bouille ronde et juvénile de Tahel apparaît dans l'encadrement de la porte. Sa frange relevée pour une fois me permet de voir la couleur de ses yeux. Marrons. Une blonde aux yeux marrons, avec une mèche bleue. Elle tient sous le bras une trousse Pokémon, sans doute sa trousse de toilette.
— Salut, Nhan ! S'exclame-t-elle en s'installant à un lavabo.
Je tire mes vêtements à moi. Arsinoé m'a sorti une robe rouge et noire, à dentelles, et des collants à carreaux gris, et des sous-vêtements propres. Et ma trousse de toilette. Je ne sais pas si je devrais être reconnaissante ou juste agacée que quelqu'un ait pu fouiller dans mes affaires. Sans doute un peu des deux.
— Ne regarde pas, lui intimé-je.
— Je ferme les yeux.
Je m'en assure avant de faire tomber le peignoir et de m'habiller promptement.
— C'est bon, tu peux les rouvrir.
— T'es toute jolie, je suis jalouse, ricane-t-elle en ouvrant sa trousse pour en sortir du dentifrice, une brosse à dents et une boîte d'élastique. J'aime bien ton style, tu fais vraiment poupée.
— Merci...
Je sors ma brosse à cheveux, et commence à peigner mon carré court. Un sourire flotte sur mes lèvres grâce au compliment. Elle se lave les dents, et je la regarde changer les élastiques de son appareil dentaire.
— Tu sais, avant d'arriver, je suis tombée sur Stefan visiblement occupé à certaines choses, lance l'Ultime Technicienne sur le ton du rire.
— Toi aussi ?
— Ouais ! Je suis à peu près sûre qu'il était avec Eugénie.
— ...Comment tu peux dire ça ?
— Tu le saurais si tu venais plus souvent, sourit-elle en me donnant un petit coup de coude. Eugénie, elle commence à chiner tout ce qui bouge. Akissi m'a dit qu'elle le sentait un peu venir, que ça va pas tarder à coucher dans tous les coins. Mouais, je suis pas convaincue. Bref, ça m'étonnerait pas que Stefan et Eugénie soient en train de faire leurs petites affaires.
— Tu peux dire « baiser ».
Elle rougit, et détourne le regard.
— Bref, tu sais qu'elle a essayé de mettre le grappin sur Seung-Il ? Je sais pas ce qu'Ernesto lui a dit avec, mais elle a vite abandonné. En soi je m'en fous, il fait ce qu'il veut avec qui il veut, c'est juste que voir Eugénie abandonner d'un coup, aussi vite, ça m'a fait bien marrer.
— Il s'en est passés, des trucs, en deux jours, dis-moi.
— Ouais, tu peux pas imaginer ! Dans les gros trucs, Akimune a emmerdé Mendel jusqu'à ce qu'iel accepte de lui faire de la poudre pour ses feux d'artifice, LaToya est venue pleurer dans mes jupes car la radio marche pas, Ernesto s'est fait courser par Monokuma et j'ai toujours pas compris pourquoi, Jiraïr s'est fait engueuler par Arsinoé car il fumait de la weed, lance-t-elle dans un babil jovial. Oh, et Seung-Il a trouvé une armoire pleine de grands films du cinéma hier, il sautait de partout ça faisait plaisir à voir. Avec LaToya, et moi car je suis un peu la seule à savoir tout faire marcher, on prévoit de faire des projections un peu régulièrement.
— Hé bien.
Attrapant mon dentifrice, je me tourne vers elle.
— Tu parles très souvent de Seung-Il, j'ai remarqué.
— Ben... Je le connais d'avant, dit-elle. D'un bon, bon bout de temps avant. On a bossé ensemble, et...
Son air de midinette toute gênée me donne un sourire ironique.
— Quoi ! braille la jeune fille le rouge aux joues. J'ai seize ans, c'est pas bizarre à mon âge de, enfin...
— Avoue que, si ce n'est pas ton copain, tu as un énorme crush sur lui.
— C'est plus compliqué que ça, Nhan...
— Tu peux ne rien dire, ça sera juste à charge contre toi, Tahel, glissé-je d'un ton taquin.
— Et toi, Nhan, t'as une quelconque relation amoureuse ou sexuelle ?
Je manque de m'étrangler avec la mousse du dentifrice. Je crois que ça s'appelle le karma, ce qu'il vient de se passer. Le sourire joueur de Tahel ne me dit rien qui vaille.
— Mais... Mais non !
— Rougis pas comme ça, s'esclaffe-t-elle.
— Disons que je suis pas la meuf la plus sociable de l'Univers.
— Ça on avait remarqué.
— C'est pas super sympa.
— C'est la vérité, dit l'Israélienne en haussant les épaules.
Je le reconnais.
— Je sors très peu de chez moi, et même par Internet je ne parle pas beaucoup. J'ai juste des réseaux sociaux pour mes miniatures. C'est tout.
— Tu vois, t'es toute gênée.
— Je suis désolée, mais ça crève les yeux, répliqué-je.
— Quoi ?
— Tu sais très bien !
Elle me donne un coup de coude, puis me tire la langue.
— Si vous voulez en savoir plus, adressez-vous à mon avocat, Nhan Glessner-Tran.
— Je n'y manquerai pas, Tahel Bensoussan.
Elle ramasse ses affaires, et me dit au revoir dans un rire. J'aime bien son caractère, je l'ai jugée un peu vite. Quelqu'un de calme, quand on nage dans l'incertitude et l'angoisse qui en découle, c'est comme une île sur laquelle se reposer. Je me rince les dents, plus sereine déjà, et décide de retourner parler à Hotaru.
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