UN ― Vicky
LES DEUX VISAGES DE NEW YORK CONTRASTENT ENTRE EUX.
D'un côté, les étrangers ne voient que cette façade touristique. La statue de la Liberté, le pont de Brooklyn, les immenses gratte-ciels. Un décor de carte postale rapidement effacé par la réalité du quotidien. Le soleil surplombe les boulevards noirs de monde. Les habitants se bousculent dans les rues, tous préoccupés à se rendre au travail. Aucun sourire n'égaye la journée des autres, pas même ceux adressés aux sans-abris alors qu'il s'agit de leur unique réconfort. Le soleil n'éclaire qu'une partie de la beauté de la ville pour mettre pleins feux sur les inégalités.
Le second visage est celui que préfère Victoria.
Les lumières artificielles prennent la place des derniers rayons du soleil pour éclairer la baie de New York. Les néons multicolores des clubs et restaurants s'allument tour à tour et redonnent vie à cette atmosphère typique. La lune remplace le soleil pour dévoiler le fond de la ville, les envies des personnes, leur véritable être. C'est l'heure des musiques entraînantes, des échanges chaleureux, des sourires sincères entre inconnus. La fête commence.
Victoria aime cette ambiance. Autrefois, la nuit lui faisait peur, mais ce fût avant de travailler de nuit. Dans d'autres quartiers de la Grande Pomme, elle évite de sortir dès que le soleil disparaît. Les fréquentations se font mauvaises, mais West Village échappe à la règle. À vingt-deux heures, le quartier est en phase de transition. Les derniers touristes sortent des restaurants et laissent place aux fêtards. La nuit dissimule la vie privée des personnes pour ne laisser paraître qu'un besoin de s'évader. Les danses remplacent les pas pressés des travailleurs, les rires camouflent les klaxons au loin, et les musiques unissent les touristes et habitants des quartiers environnant.
Les fredonnements de Victoria cessent dès qu'elle croise des passants. La musique de la radio dans le bus lui reste en tête, et bien qu'elle ne connaisse pas toutes les paroles, elle siffle les notes du refrain. La pleine lune se reflète dans les verres de ses lunettes, comme si l'astre écoutait sa douce mélodie.
La ruelle dans laquelle Victoria se dirige est éclairée grâce à la façade lumineuse du restaurant d'en face. Elle sort un trousseau de clés de son sac et insère l'une d'entre elles dans la serrure de l'unique porte. La peinture rouge qui la recouvre s'écaille, et, à chaque ouverture, quelques copeaux tombent au sol. La poignet devient de plus en plus dure, tout comme la porte qui grince.
L'intérieur du bâtiment est bien différent de la façade. La salle principale s'étend plus loin que ce que la rue laisse imaginer. La décoration est soignée, le bar est propre comme un sou neuf tandis que les tables et chaises n'attendent que des clients. Les lumières bleues et roses se mélangent dans chaque coin et éclairent quelques banquettes qui offrent plus de tranquillité aux clients dans le fond de la grande salle. D'autres projecteurs sont éteints sur la scène, le seul endroit qui n'est pas rangé. Plusieurs câbles au sol s'enroulent autour du microphone tandis qu'une prise électrique est laissée à l'abandon à côté d'un piano numérique.
Derrière le bar, un jeune homme nettoie quelques verres à cocktail. Il les dispose en ligne sur le comptoir avant de les essuyer. Le grincement de la porte lui fait lever la tête vers Victoria.
— Bonsoir, lance la jeune femme.
— Salut, Vicky !
Son collègue la salue sur un ton très gai, ceci accompagné d'un large sourire. Arrivé depuis près de quinze minutes, Barry attend la jeune femme pour ouvrir le club au public. Les musiciens de ce soir ne sont pas encore arrivés, mais Vicky remarque que son collègue ne s'inquiète pas. À cette heure-ci, les clients se font rares. Les fêtards arrivent généralement vers minuit, laissant le temps aux employés de préparer le club.
Vicky se dirige à l'arrière de la salle pour enfiler un tablier autour de sa taille et accrocher un badge contenant son prénom. À trente-cinq ans, elle travaille dans ce club en tant que serveuse depuis près de six mois. Par rapport aux nombreux petits boulots qu'elle a enchaîné, le Moonlight est celui pour lequel elle prend le plus de plaisir à travailler. Malgré ses horaires de nuit et la fatigue cumulées, elle bénéficie d'un bon salaire et ses collègues sont tous bienveillants. Avec l'argent qu'elle met de côté, elle espère pouvoir enfin avoir un prêt immobilier pour devenir propriétaire.
Prête à prendre son service, la trentenaire attache ses cheveux châtains en une queue-de-cheval et place ses mèches rebelles derrière les branches de ses lunettes. Une vibration soudaine dans sa poche stoppe ses gestes. Perplexe de l'heure à laquelle on l'appelle, Vicky prend son téléphone et observe le nom de sa grande sœur sur l'écran.
— Allô ?
— Salut, Vic' ! s'exclame la voix enjouée de Joan.
Vicky lève les yeux au ciel. Un appel de sa sœur signifie forcément qu'elle a quelque chose à lui demander. Jamais en trente années elle l'a appelé pour simplement prendre de ses nouvelles. Il y a toujours une intention cachée.
— Joan, comment tu vas ? s'efforce-t-elle de demander par simple politesse.
— Très bien !
Pendant quelques secondes, Vicky crut qu'elle allait lui retourner la question. Il faut croire qu'elle se met le doigt dans l'œil.
— Je t'appelais pour te prévenir que la semaine prochaine je compte venir sur New York, explique Joan. Avec Eric et le bébé, on aimerait te voir.
Et voilà. Vicky savait que sa sœur préparait quelque chose.
La récente naissance de son enfant est l'occasion rêvée pour rendre visite à sa sœur et s'occuper de sa vie privée - un peu trop même. Vicky se prépare déjà à entendre que le bébé doit connaître sa tante, sinon ce ne serait pas une véritable famille si soudée qu'elle s'efforce de croire. Si seulement... La jeune serveuse n'a rien contre cet enfant - elle est même très heureuse de la naissance. Cependant, Joan sait comment tout tourner en son profit.
Durant toute sa grossesse, Joan lui répétait qu'il était aussi temps pour Vicky de fonder une famille. Sans enfants, mari ou même petit-ami, sans travail fixe, même pas propriétaire, Vicky est la cible parfaite des critiques de Joan. Considérée comme une vieille fille, sa condition familiale et professionnelle est un terrain de jeu parfait.
Dès leur enfance, Joan se permettait de rabaisser sa sœur quand l'occasion s'y prêtait. Une mauvaise note ? Tu ne fais aucun effort, travaille plus. Pas assez d'argent ? Bouge toi un peu, gagne ta vie, l'argent ne pousse pas sur les arbres. Un petit-ami ? Oh non, il n'est pas assez bien pour toi, quitte le. Joan n'a jamais cessé de donner son opinion sur tous les choix de vie de Victoria, jusqu'à aller elle-même dicter ce qu'elle doit faire dans les périodes les plus dures.
Le pire ? Joan ne se rend pas compte de ses paroles blessantes. Et jamais Vicky n'a osé lui en touché deux mots, de peur qu'elle se contrarie. La susceptibilité est sûrement son pire défaut.
— Hum, je-
— Eric a trouvé un studio plutôt charmant à la location à deux pâtés de maisons de chez toi, la coupe Joan. J'espère que ça ne te dérange pas ?
Joan ne lui laisse pas le temps de répondre, elle enchaîne tout de suite.
— Ton appartement est un peu petit pour tous nous accueillir. M'enfin, on n'est que trois mais tu as vu l'espace que tu as ? C'est un studio, mais n'empêche qu'on n'y passe même pas à deux, ricane-t-elle.
Vicky suspecte son rire d'être forcé. Elle ferme la porte de son casier dès qu'elle a terminé de se préparer, puis elle pousse ensuite la porte des vestiaires pour ne pas être entendue par les oreilles indiscrètes de ses collègues.
— En fait, ça ne m'arrange pas trop.
— Ah bon ? s'étonne Joan à l'autre bout du fil.
— Je travaille toute la semaine. Et j'ai accepté un double service les vendredi et samedi.
Joan n'essaie même pas de dissimuler son soupir.
— C'est dommage... Eric a posé exprès des congés sur cette période. Tu sais qu'il a galéré pour les avoir ?
Une simple remarque pour faire culpabiliser Vicky. Mais cette dernière connaît très bien les techniques de sa sœur. Avant, elle se faisait toujours avoir comme une débutante. Maintenant, elle n'y prête plus attention. Le meilleur moyen d'échapper au venin de la vipère, c'est de ne pas lui faire ouvrir sa bouche.
— Tu ne peux pas décaler tes horaires ? demande innocemment Joan.
— Pas vraiment, non.
— Touches-en au moins deux mots à ton patron.
Le ton devient de plus en plus froid. Vicky regarde la montre à son poignet alors que l'ouverture du club est imminente.
— Je ne peux pas, on est trop peu nombreux sur cette période. Vous ne pouvez pas modifier, de votre côté ? Ça ne m'arrange vraiment pas !
Vicky regrette presque aussitôt de s'être emportée sur ces paroles. Elle prend une profonde inspiration pour reprendre son calme. Perdre son sang-froid n'est pas en ses habitudes, elle a un grand contrôle d'elle-même dans les situations délicates, mais sa sœur échappe à la règle.
— Oh la la, soupire Joan. Tu es vraiment sur les nerfs ces temps-ci...
— Non, j'ai beaucoup de boulot.
— Si tu avais un amant chez toi que tu aurais voulu nous cacher, là j'aurais compris que tu ne veux pas de nous, plaisante-elle.
Et une nouvelle couche sur sa vie sentimentale - ce que préfère critiquer Joan. Vicky passe une main sur son front, reculant son téléphone de son oreille. Elle sait qu'elle est libre de faire ce qu'elle veut de sa vie, mais Joan arrive toujours à la faire culpabiliser de ses échecs.
— Bref. Je vais en discuter avec Eric...
— Merci, chuchote la serveuse. Je vais devoir te laisser, je suis au travail.
— Ah oui ? Je suis perdue avec tes horaires. Quand je t'appelle le soir, tu râles parce que tu n'as pas le temps et que tu dois aller au travail. Et quand c'est en journée, tu te plains aussi parce que tu te reposes !
Agacée, Vicky ignore ses propos. Joan n'y prête même pas attention, continuant à déblatérer.
— Il faudrait que tu me passes tes horaires, soumet-elle comme idée.
— Je te l'ai déjà fait il y a un mois.
— Ah oui, peut-être. Bon, cette fois-ci, je te laisse ! Mon boulot organise une petite fête pour célébrer les vingt ans de la boîte avec des clients. J'attends que Eric termine de se préparer pour qu'on y aille.
Soulagée, la serveuse ramène le téléphone à son oreille pour terminer l'appel.
— Bonne soirée.
— Merci. Salut !
Pas de retours pour lui souhaiter à elle aussi une bonne soirée, mais Vicky s'en contrefiche. Leur conversation terminée, elle arrange une dernière fois ses cheveux avant de sortir des vestiaires. Sa sœur ne réussira pas à lui gâcher sa soirée à cause d'un appel téléphonique. Elle chasse Joan de ses pensées pour se concentrer sur ses tâches. Servir les clients, et faire en sorte que la soirée qu'ils passent soit à la hauteur de la réputation du Moonlight.
Sur sa montre, les aiguilles indiquent l'heure d'ouverture. Elle jette un coup d'œil par une fenêtre, un groupe de jeunes attendant patiemment d'entrer, déjà dans l'euphorie. Au bout de la rue, un couple un peu plus âgé semble aussi se diriger vers le club. Il est encore tôt pour voir les clients arriver, mais Vicky s'attend à avoir une soirée chargée. Les beaux jours apportent un climat favorable pour sortir le soir. Les jeunes sont leurs premiers clients, en particulier en cette période de fin d'année universitaire où ils viennent fêter leurs examens ou les grandes vacances. De plus, le week-end libère du temps pour aller boire un verre ou danser. Toutes les conditions sont réunies pour faire vivre le Moonlight.
De l'autre côté du comptoir, le barman dépose son torchon sur sa surface de travail après avoir nettoyé les derniers verres.
— C'est bon pour toi ? se préoccupe Barry.
— Tout est prêt.
Un mouvement de tête et toute l'équipe se prépare à accueillir du monde. Vicky se dirige vers le compteur électrique pour allumer les néons lumineux à l'extérieur. La façade s'illumine du nom du club tout en bleu. L'allumage donne davantage de hâte aux jeunes à l'extérieur, leurs sourires se fixent sur leur visage. Vicky s'empresse de prendre son trousseau de clés afin d'ouvrir la porte principale. La rue s'anime peu à peu et retrouve son cachet nocturne.
Cette nuit, le Moonlight va encore transporter ses clients loin du dur quotidien.
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