TROIS ― Esther

LES RIRES DE ESTHER RÉSONNENT DANS LA RUE.

Les talons de ses bottines frappent le bitume à un rythme aléatoire. Les yeux bandés par un foulard, elle se laisse entrainée par ses amies toutes aussi excitées. Elles sont impatientes et accélèrent le pas de temps à autres, tandis que Esther peine à les suivre. Elle garde l'équilibre avec difficulté et tend une main devant elle pour éviter le moindre obstacle, n'ayant pas entièrement confiance en ses amies pour la guider.

— Où est-ce que vous m'emmenez à la fin ? rigole Esther.

— C'est une surprise, on t'a dit !

Le corps d'Esther bascule en avant lorsque son pied cogne le trottoir. Ses trois amies éclatent de rire mais seule la jeune blonde la retient par le bras. Se fouler la cheville alors qu'elles lui prévoient une soirée grandiose serait dommage - mais elles ne peuvent pas s'empêcher de se moquer de sa chute.

Un sourire ne quitte pas les lèvres d'Esther. Durant toute la soirée, ses amies lui ont gardé le secret sur le lieu où elles allaient passer la nuit. Le trajet en taxi a été riche en émotions avec les américaines qui ont laissé quelques indices sur leur destination secrète. La jeune femme a tenté de retenir le nombre de virages pour connaître dans un premier temps le quartier dans lequel elles se rendent, mais elle a abandonné dès cinq minutes.

La seule indication que lui ont transmis ses amies est de s'habiller chiquement. Pour cela, Esther a enfilé une robe noire passe-partout et sa paire de boucles d'oreilles favorite, de petite boucles argentées. Coiffée, elle a maquillé ses yeux noisette d'un fard à paupière rose. Sa tenue reste sobre et naturelle, ne sachant si elles passent la soirée dans un restaurant gastronomique, une fête étudiante ou dans un lieu insolite. Avant d'avoir les yeux bandés, elle a tout de même vu son amie à la chevelure blonde porter une veste pailletée de couleur argent, la seconde aux mèches rouges enfiler une tenue très sobre mais gardant son piercing au nez, et la jeune femme aux lunettes avec une robe considérée trop courte pour des lieux avec un code vestimentaire strict. Trois styles totalement différents qui intriguent d'autant plus Esther.

Sa curiosité est d'autant plus piquée lorsqu'une mélodie lointaine atteint ses oreilles. À chaque pas, la musique est de plus en plus forte. Une boîte de nuit. Elle en est certaine. Ce son étouffé, les discussions à l'extérieur, et les lumières colorées qui tentent de se frayer un chemin à travers le tissu du foulard. La musique lui donne déjà envie de danser. Elle est si entraînante que Esther s'imagine déjà les personnes s'amuser.

Les rires de ses amies s'accentuent lorsqu'elles s'arrêtent de marcher. Esther ressent le foulard se desserrer puis libérer sa vue. Les néons lumineux l'éblouissent l'espace de quelques secondes. En découvrant la façade du Moonlight, les yeux de la jeune femme se mettent à briller. 

— Pour notre dernière soirée ensemble, on devait marquer le coup. Le Moonlight était le lieu parfait ! s'exclame l'étudiante à la chevelure blonde.

L'excitation prend part d'Esther. Elle se retient de sautiller sur place comme une enfant. C'était exactement ce qui lui fallait.

— Merci les filles ! s'exclame-t-elle.

Son amie aux mèches rouges attrape le bras d'Esther pour se diriger vers la file d'attente qui s'allonge. Bien que les entrées se font rapidement, le groupe d'étudiantes patientent pendant près d'une demi-heure. Pourtant, leur excitation ne faiblit pas. Se rapprocher de la musique et apercevoir les personnes danser attise leur hâte. Elles parlent fort et s'imaginent cette soirée comme une nuit inoubliable en cette fin d'année universitaire.

Le videur ne fait aucun problème pour leur ouvrir la porte. Les sourires des quatre filles suffisent pour demander l'autorisation d'entrer. Elles traversent un couloir étroit qui débouche sur la salle principale. Sur leur droite, les banquettes rouges sont déjà utilisées par les premiers clients de la soirée. Ceux-ci partagent un verre dans cet espace réservé tandis que des danseurs se déhanchent jusqu'à la fin du morceau actuel. Les filles se dirigent donc vers une haute table libre non très loin du long bar en face de l'entrée. Malgré le manque de chaises à cette place, cela ne dérange pas les amies qui bougent déjà au rythme de la musique.

Esther secoue la tête de droite à gauche sur les premières notes de What a life. Elle passe au crible la salle qu'elle imaginait bien plus petite de l'extérieur. Les hautes tables sont disposées aléatoirement mais de telle manière qu'elles ne gênent les passages incessants des clients. Certaines possèdent des chaises surélevées mais d'autres non pour les plus fêtards. Un espace vide est laissé en face de la scène - bien qu'elle soit déjà remplie de danseurs.

I am so thrilled right now... chante le principal musicien.

L'américaine aux lunettes commence à fredonner la mélodie, mais elle est rapidement suivie par ses amies. Leur chant - ou bien leurs cris - se mêle au vacarme du Moonlight.

Esther resserre ses deux tresses sur le haut de sa tête, puis attire l'attention de ses amies.

— Je vais aller prendre nos boissons, prévient-elle.

Ses amies acquiescent avant de regarder la prestation du groupe de ce soir. Esther se retourne, fait deux pas et est déjà en face du comptoir. Elle appelle le barman d'un geste de la main alors qu'il sert d'autres clients à sa gauche. Celui-ci se dirige en sa direction et se penche pour mieux entendre la brune.

— Bonsoir. On va vous prendre quatre martinis, merci.

— J'aurais besoin d'une carte d'identité, s'il vous plaît.

Esther tire son petit sac en bandoulière et l'ouvre pour y sortir sa carte d'identité. Elle la tend ensuite à l'employé qui la remercie d'un sourire.

Don't wanna worry 'bout a thing.

Le chanteur revient au refrain. Sans s'en rendre compte, Esther tape du pied au rythme de la basse. Bien que la scène soit dans son dos, toutes les sensations lui parviennent. Ses poils se dressent lentement sur son bras nu, puis son cœur bat au même rythme que la batterie. Cette sensation de souffle coupé à cause d'une musique si belle et forte, elle adore ça. Une toute autre adrénaline qui procure des émotions si puissantes. Encore mieux que les montagnes russes, songe-t-elle.

Accoudée au comptoir, elle regarde le barman inspecter le bandeau supérieur de couleur bleue sur sa carte. Il relève la tête vers la jeune femme.

Française ? prononce-t-il dans la langue maternelle de celle-ci.

Oui, sourit-elle.

Le jeune homme semble intéressé par sa nationalité. Esther se doute qu'il ne doit pas rencontrer tant que ça d'étrangers, encore moins de touristes. Bien que la façade lumineuse attire l'œil, les clients semblent être des habitués. Elle suit du regard le barman qui prépare en parallèle des cocktails pour deux clients venant juste d'arriver, sans même qu'il y ait eu échange. Leur communication presque inexistante est un signe qui prouve la routine de ces clients.

— Vous êtes en vacances ? pose-t-il comme question en revenant vers elle.

— En échange universitaire, rectifie Esther.

— Bienvenue aux États-Unis.

Sa cordialité touche Esther. Pour un barman, c'est primordial, pense-t-elle. Son large sourire laisse apparaître ses fossettes, bien qu'il disparaît quelques secondes après.

— Malheureusement, je ne peux pas vous donner de boissons alcoolisées. Vous avez moins de vingt-et-un ans, indique le barman en lui tendant sa carte d'identité.

— Oh... d'accord.

Bien que déçue, Esther n'insiste pas. Elle récupère sa carte d'identité et retourne auprès de ses amies pour connaître leurs nouvelles commandes. En la voyant revenir les mains vides, les trois américaines cessent leurs bavardages.

— Mais qu'est-ce que tu fais ? s'étonne son amie à la chevelure rouge.

— Je lui ai montré ma carte d'identité.

Sa réponse déclenche les rires de ses amies. Déconcertée, Esther ne sait plus quoi répondre. Elle regarde tour à tour les jeunes femmes qui s'échangent quelques mots accompagnés de sourires. Ses pratiques typiquement françaises les font réagir de la même manière, pourtant dans ce cas, la brune ne comprend pas ce qu'il y a d'étrange.

— Mais Esther, il ne fallait pas, rigole une de son amie blonde qui a l'habitude de se rendre dans ce genre de clubs.

L'étudiante aux mèches rouges tapote l'épaule d'Esther avant de se diriger vers le comptoir du bar.

— Je m'en occupe, ne t'en fais pas.

Confiante, elle appelle l'employé à l'autre bout du bar. De sa grande taille, elle n'a pas besoin de se pencher sur le comptoir pour se faire remarquer. Le jeune homme la rejoint quelques secondes plus tard avec un petit calepin pour noter les abondantes commandes.

— Monsieur ? l'interpelle-t-elle avant de lire son nom sur sa chemise. Barry, s'il vous plaît.

Le barman lui adresse un sourire poli, ainsi qu'aux deux autres américaines qui se placent de chaque côté de la première étudiante.

— Pourriez-vous nous servir des martinis comme notre amie, ici présente, a commandé ? demande-elle gentiment.

La jeune femme se tourne pour désigner Esther. Restée derrière ses amies à leur table, elle cache sa tête entre ses mains par honte. Elle relève tout de même la tête et adresse un sourire au barman - bien que ses mimiques ressemblent à une grimace. Si elle avait pu aller se cacher sous la table pour échapper à cette situation gênante, elle l'aurait fait sans hésiter. Barry retient un rire par l'intervention des américaines et de la réaction de la française.

— C'est sa dernière soirée en notre compagnie avant son départ pour la France, on voudrait marquer le coup ! renchérit la blonde.

Malgré ses lunettes qui lui donnent un certain air naïf, la troisième jeune femme se montre déterminée. Elle pose ses avant-bras sur le comptoir et fixe intensément le barman dans le but de le faire culpabiliser.

— Ce serait dommage de finir son voyage avec une déception sur notre pays...

Barry dissimule son rire sous un air plus sérieux. Dix-neuf, vingt, vingt-et-un, ce ne sont que des chiffres, non ? Pour Barry, ces nombres comptent plus. Il manque un peu plus de douze mois pour que Esther puisse acheter ces cocktails.

— Navré, mesdemoiselles, mais vous n'avez pas l'âge légal pour acheter des boissons alcoolisées.

— En France, ils peuvent consommer de l'alcool dès dix-huit ans, vous savez, informe la jeune femme aux lunettes.

— Sauf qu'ici, c'est vingt-et-un ans pour tout le monde. Je peux vous servir cependant nos cocktails sans alcool, propose-t-il toujours aussi poli.

La jeune femme aux mèches rouges baisse la tête en signe de défaite. Le barman est trop aimable pour l'embêter plus longtemps - surtout que les clients commencent à s'impatienter autour d'elles. L'étudiante regarde ses amies pour trouver leur approbation, puis accepte la proposition du barman.

— Bon, et bien part pour ça !

Bien que déçues, cela n'entache pas leur bonne humeur. Au contraire, les jeunes femmes retournent à leur table en rigolant. Elles dévisagent Esther d'un air accusateur mais plaisantent gentiment de l'erreur de la française.

— Tu as encore beaucoup à apprendre sur nos techniques américaines, ricane la jeune blonde.

— La prochaine fois, c'est moi qui irait acheter de l'alcool, ajoute la brune aux lunettes.

Le Moonlight bat son plein. Les entrées sont de plus en plus saccadées. Toutes les places sont utilisées sur les banquettes et aux tables, le bar est rempli et la piste de danse ne laisse plus de place aux nouveaux arrivants. La musique entraîne les danseurs et même les plus timides qui hésitent à s'élancer sur la piste. La basse résonne et rythme les battements de cœur, ou serait la batterie ? Du moins, les clients sont unanimes sur la voix mélodieuse du chanteur et le jeu assuré du pianiste.

What a life, what a night, what a beautiful, beautiful ride...

Les quatre amies observent le spectacle, le sourire aux lèvres. Leurs bavardages ont cessé pour profiter de cette ambiance unique et indescriptible que transmet le Moonlight. Elles se savent plus où donner de la tête, jusqu'à l'arrivée du barman.

Sur son plateau, les cocktails proposent un dégradé de couleur rouge et jaune. Ils dégagent une bonne odeur fruitée qui rappelle les vacances prochaines. Aussitôt, les quatre amies oublient leur première commande et s'impatientent de goûter à la boisson. Elles soulèvent leurs verres, et n'attendent pas une seconde de plus pour les cogner simultanément.

— À notre dernière soirée ! s'exclament-elle à la fin de la chanson.

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