SEPT ― Esther

ESTHER NE PEUT S'EMPÊCHER DE SOURIRE AU BARMAN.

La sympathie des américains est la chose qu'elle retiendra le plus de son séjour aux Etats-Unis. Leurs sourires conciliants, leur ouverture d'esprit, leur sociabilité. La plupart des personnes qu'elle a rencontré dans ce nouveau pays sont tous des êtres bienveillants - même les inconnus qu'elle n'a croisé qu'une seule fois ont marqué Esther. Ils sont si ouverts aux autres qu'elle en garde une bonne image, peut-être un peu trop idéalisée. Ses amies la préviennent que tous les américains ne sont pas comme ça, mais Esther ignore leurs propos. Elle ne veut croire que en ce qu'elle a vu. Ce n'est pas sa faute si elle ne voit que le bien chez les autres.

Alors le geste du serveur est pour elle est une preuve de sa générosité. Il suffit qu'elle regarde dans ses yeux pour s'apercevoir de sa bonté.

— Adorable, ce barman !

— On le sait, Esther, tu n'arrêtes pas de le répéter, soupire son amie aux lunettes.

Esther ne peut s'empêcher de rigoler, un rire proche de l'hystérie. Les personnes autour d'elles pourraient croire qu'elle a un peu trop bu, mais ce n'est pas le cas. La jeune femme est toujours d'humour joyeuse. Rare sont les fois où elle s'énerve ou pleure. Esther est d'autant plus dans un sentiment d'euphorie quand l'ambiance s'adonne à la fête. Musique entraînante, danse à volonté et ses amies auprès d'elle, un environnement tel que le Moonlight est propice à la joie. Une aura de gaieté entoure Esther et elle atteint facilement les autres. Elle n'a pas besoin de consommer de l'alcool pour se sentir bien, cette atmosphère suffit pour qu'elle s'amuse.

Situé au bar, le serveur tourne la tête pour s'assurer que tout aille bien vers la table des quatre étudiantes. Esther lui adresse un énième sourire en finissant son verre de martini. Peu importe le nombre de fois où elle la remercié, elle préfère le dire une fois de trop que de paraître impolie

Une nouvelle chanson débute. Dos à la scène, Esther reconnaît les premières notes de musique. Un large sourire vient se dessiner sur ses lèvres, elle qui ne s'attendait pas à entendre une chanson française à New York. Elle se souvient du vieux vinyle de son père qui jouait Le Pénitencier tard le soir. Alors qu'elle devait dormir, Esther brisait les règles et sortait discrètement de sa chambre. Elle allait écouter à sa porte les musiques de son père, et celle-ci fut répétée souvent. Elle a toujours apprécié ce petit moment musical, et c'est ce qui lui a formé sa culture. Les yeux fermés, elle apprécie le début du morceau et les notes de guitare. Elle ne s'imaginait pas qu'une simple chanson puisse la rendre si nostalgique. Pourtant, la France est plus proche d'elle qu'elle ne le croit. Bien que ses proches dans son pays natal lui manquent, elle n'a pas envie de quitter les Etats-Unis.

Mais Esther est tout à coup troublée quand elle se rend compte que les paroles sont en anglais. Elle rouvre brusquement les yeux, se rendant compte que la version est la toute première par The Animals, et non celle qu'elle apprécie tant. Pourtant, elle doit avouer que la voix du chanteur de ce soir s'accorde très bien à cette version.

— En France, on a une reprise de cette musique par un chanteur très connu, commente Esther.

Ses amis anglophones cessent leur discussion pour l'écouter.

— Ah ouais ? s'étonne la blonde.

— Connais pas, ajoute l'étudiante aux cheveux rouges avant de boire une gorgée.

Les notes récurrentes de la guitare donnent le rythme aux paroles. Esther attend que le chanteur commence un nouveau couplet pour le suivre.

Les portes du pénitencier, bientôt vont se refermer, et c'est là que je finirai ma vie, comme d'autres gars l'ont finie...

Sa voix est bien plus douce que le chanteur. Elle ne force pas autant que lui, il s'agit presque d'un murmure pour ne pas se faire entendre des personnes autour d'elle. Esther sait très bien qu'elle n'a pas la plus belle voix et qu'elle chante à moitié faux, pourtant, elle ne peut pas s'empêcher de chantonner sa chanson d'enfance.

Une femme assise au comptoir se tourne vers sa table lorsqu'elle entend les quelques paroles de l'étudiante. Malgré la forte musique, le bar reste un endroit plus convivial où l'on peut plus facilement discuter sans trop hausser le ton. Plus âgée que les étudiantes, elle fronce les sourcils, semblant vouloir se souvenir de quelque chose.

— Je connais cette chanson.

Esther tourne la tête vers la femme qui vient de parler. Cette dernière pose ses doigts sur ses tempes alors qu'elle réfléchit.

— Ah oui ? s'étonne Esther.

— Le chanteur, c'est... Johnny Hallyday ? se rappelle-t-elle après un temps d'hésitation.

Un large sourire vient se former sur les lèvres de Esther. Ravie qu'une autre personne connaisse la version française, la brune s'extasie de sa nouvelle rencontre.

— C'est ça ! Vous êtes française ? demande-elle bien qu'elle ne reconnaît pas l'accent.

— Non, mais j'aime cette culture.

Esther lève la main et lui fait signe de la rejoindre.

— Venez.

D'abord réticente, la femme refuse d'un hochement de tête. Mais avec l'insistance de la française, elle finit par abandonner son verre vide au bar et se lever. Timide, elle s'avance vers la haute table à trois mètres d'elle. Les trois étudiantes américaines l'accueillent chaleureusement, à coup de sourires et de salutations. Esther écarte leurs verres vides pour faire de la place devant elle.

Plus proche d'elle, la française arrive à mieux la distinguer sous les projecteurs colorés qui illuminent toute la salle. Ses cheveux sont plus sombre que Esther ne le pensait, son brun tire plus sur le noir. Ils ondulent au-dessus de ses épaules, coupés en carré. Des rides naissantes au coin de ses yeux trahissent sa quarantaine d'années. Quelques tâches de rousseur la rendent même mignonne, pense Esther. Au niveau vestimentaire, Esther se doute qu'elle ne pensait pas se rendre au Moonlight ce soir. Sa tenue est réglementaire, et très basique. Elle porte un haut blanc et une veste noire qui lui donne un air professionnel.

— Vous vous appelez ?

— Evelyn.

— Moi c'est Esther.

Les autres filles se présentent à leur tour, mais elles se rapprochent ensuite pour poursuivre leur discussion. Mal à l'aise de s'être imposée avec ses amies, Evelyn n'ose pas engager une nouvelle conversation. Cependant, cela ne semble pas déranger la française qui aime profiter de ces soirées pour rencontrer de nouvelles personnes.

— Vous êtes étudiante ? se renseigne Evelyn.

— Plus pour longtemps. J'ai terminé mon année, je rentre demain en France.

— J'espère que vous avez apprécié notre pays.

Pour ça, Esther a bien profité des neuf mois qu'elle a passé en Amérique du Nord. En dehors de ses études, elle a bougé autant qu'elle le pouvait. En semaine, à profiter des animations proposées par son université, ou des fêtes nationales. Pendant les week-ends, à utiliser son temps libre pour visiter la ville et sortir avec ses amis. Et bien sûr pendant les vacances, qu'elle a mis à profit pour découvrir d'autres états américains.

— New York est une ville incroyable ! s'enthousiasme-t-elle.

— Elle est riche en surprises.

Plusieurs souvenirs reviennent à Esther en parlant de son séjour. Cette année a été la plus riche de sa vie jusqu'à présent. Elle ne regrette en rien d'avoir migré à New York.

— J'aimerai tant y vivre... songe l'étudiante.

— Qu'est-ce qui vous en empêche ?

Sa famille ? Esther appelle si souvent ses parents qu'elle a l'impression qu'ils se trouvent avec elle. Le mal du pays ? Les États-Unis est un pays qu'elle aime tant qu'elle pourrait y demander la nationalité. Ses études ? Peut-être bien. Elle s'est inscrite dans une université française pour l'année à venir, mais l'étudiante aurait préféré poursuivre son cursus dans ce pays. Sa seule contrainte est son manque de projet pour son avenir. Elle ne sait même pas quel métier exercer quand elle obtiendra son diplôme, alors comment se décider sur où elle veut vivre ? Choisir est sûrement la chose que Esther déteste le plus. Pour chaque décision qu'elle doit faire dans sa vie, elle a toujours l'impression de faire le mauvais choix ou d'avoir manqué une occasion.

— À vrai dire, je ne sais pas.

Ses mimiques du visage trahissent ses doutes. Elle savait que cette soirée serait difficile car c'est la dernière qu'elle passe à avec ses amies, mais si elle est venue au Moonlight, c'est bien pour oublier le lendemain. Elle veut profiter une dernière fois, et non être déjà nostalgique.

— Mes parents seraient contre. Ils étaient déjà réticents à l'idée de me voir partir une année à l'autre bout du monde, alors que je venais juste d'avoir la majorité.

Esther se rappelle notamment de son départ de Paris avant de quitter ses parents pour une année. L'aéroport Charles de Gaulles ressemblait à une petite ville. Esther ressentait cette pression continue, ce mouvement perpétuel de voyageurs et d'employés. Comme sa destination, cet endroit ne semblait pas dormir.

Le temps pressait et l'étudiante ne s'était toujours pas dirigée vers sa porte d'embarquement. Cela faisait une vingtaine de minutes qu'elle piétina devant un comptoir pour récupérer sa carte d'embarquement et enregistrer ses bagages. Elle perdit peu à peu patience face à l'hôtesse qui prit son temps à valider ses documents. Dans sa tête, la jeune femme l'imagina avec des pattes de paresseux à la place des mains. Même lui serait plus rapide. L'employée ne sembla pas s'intéresser à la file d'attente qui se rallonge derrière Esther, ou bien même de l'agacement de cette dernière - surtout lorsqu'elle entendit les premières annonces à propos de son vol.

Sa grosse valise posée sur la balance, Esther grimaça en voyant le chiffre s'afficher. Vingt-quatre kilos et trois cent grammes au lieu de vingt-trois kilos autorisés. Merde, pensa-t-elle. Elle qui avait si bien calculé pour ne pas avoir ce genre de problème à l'aéroport, son sens de l'organisation prend un coup.

Tant pis. Elle souleva sa lourde valise et la laissa tomber sur des sièges d'attente libres entre un jeune homme endormi et un couple de seniors. Les personnes âgées murmurèrent des plaintes à l'oreille de l'autre à l'ouverture de son imposante valise. Les sourcils froncés et les regards dirigés en sa direction, ils n'hésitèrent pas à montrer leur désapprobation juste pour avoir plus de tranquillité. Esther se retint de leur répondre sans aucune retenue, mais elle se désintéresse d'eux en voyant l'heure tourner. En tout cas, ils ne restèrent pas longtemps à côté d'elle puisqu'ils se dirigent vers des places seules à l'autre bout. Le mauvais caractère des français ne va pas me manquer, songea la jeune adulte.

Une peluche écrasée retrouva alors son épaisseur d'origine à l'ouverture du bagage, rangé entre des vêtements pliés de façon qu'ils prennent le moins de place possible. Elle en extirpa trois et retira sa veste, puis son gros pull, afin de les enfiler. Deux adolescents assis un peu plus l'observèrent avec insistance lorsqu'elle retira son pull. Elle leur leva son plus beau majeur, ce qui les dissuadèrent aussitôt. Ce fut pile le moment où sa mère arriva dans son dos.

— Esther...

La brune se retourna en sursaut et offrit à sa mère un sourire innocent. Sourire que sa mère ne lui rendit pas, les yeux fixés sur sa valise pleine à craquer.

— Je t'avais dis d'emporter le moins d'affaires possible. Tu vas acheter pleins de choses pour le retour ! Tu ne m'as pas écouté, encore, se plaint-t-elle.

Esther soupira et n'ajouta rien de plus. Elle se concentra sur sa valise pour la vider et essayer qu'elle soit autorisée sur la balance. Son père arriva, l'air plus décontracté que sa femme ou sa fille. Il tendit à Esther une bouteille d'eau à mettre dans son sac à dos pour la cabine.

— Prends-ça, comme ça tu n'auras pas à en acheter pendant le trajet. Les prix sont exorbitants...

— Merci, sourit-elle.

Esther termina enfin de vider le plus possible sa valise. Elle la ferma, avec plus de facilités, mais c'est maintenant elle qui est moins à l'aise avec les couches de vêtements qu'elle porte. Glissant la bouteille d'eau dans la poche avant de son sac à dos, elle se dirigea vers les guichets pour passer la valise.

— Les passagers pour le vol à destination de New York sont appelés à la porte sept pour embarquement immédiat.

Le message retransmit dans tout l'aéroport suffit pour faire montrer le stress en Esther. Elle accoure vers l'employée au guichet qui a accéléré sa cadence. En quelques minutes, la française a enfin enregistré sa valise qui rentre tout juste dans la limite du poids autorisé. Elle se dirige vers la porte d'embarquement, qui, heureusement pour elle, se trouve non très loin du guichet.

C'est le moment. Elle le savait. Dos à ses parents, elle prend une grande inspiration avant de se tourner vers eux. Mais trop tard. Ses yeux se sont déjà remplis de larmes avant qu'elle ne les sente monter.

— Tu es sûre de toujours vouloir y aller ? se renseigne son père.

— Sûre et certaine.

Elle accompagne sa réponse d'un hochement de tête. Son père vient l'enlacer une dernière fois, frottant son dos comme il le fallait quand elle était petite. Ce geste a toujours soulagé Esther du plus loin qu'elle s'en souvienne. Lorsqu'ils desserrent leur étreinte, Esther voit sa mère se rapprocher d'elle pour lui embrasser le front. Bien qu'elle ne dit rien, elle devine dans son regard la douleur de voir sa fille unique d'en aller si loin.

— Je reviens dans dix mois, pour les grandes vacances.

Pas même pour Noël. Sa mère s'est déjà assez plainte de ne pas la voir revenir lors des fêtes qu'elle ne veut pas en rajouter une couche maintenant. Elle acquiesce simplement.

— Si tu as le moindre problème, tu nous préviens ? formule-t-elle comme une question bien que ce soit une obligation.

— Bien sûr.

Esther passe ses bras autour des épaules de ses parents de façon à les embrasser tour à tour.

— Je vous aime.

— Nous aussi, on t'aime. Bon voyage.

Son père lui caresse sa joue mais Esther s'éloigne lorsqu'un agent de sécurité lui fait signe de se dépêcher. Elle tire les sangles de son sac à dos, se dirige vers la porte d'embarquement. Ce n'est qu'au bout du couloir qu'elle se retourne pour regarder ses parents.

— Occupez-vous bien du chien !

— Ce sera notre nouveau bébé, plaisante son père.

C'est la dernière fois que Esther a pris ses parents dans les bras. Sa discussion avec Evelyn lui a rappelé ses intenses doutes sur sa vie d'adulte et sa tristesse de quitter la ville. Pourtant, elle sait qu'elle devra affronter ses décisions dans le futur, même si elle repousse du mieux qu'elle peut l'échéance.

Esther sort de ses pensées lorsqu'elle reconnaît les premières notes de la batterie de Creep par Radiohead. L'instrument est suivi par la guitare qui lui donne des frissons dans le dos. Autre musique qu'elle écoutait pendant son enfance, un sourire apparaît sur son visage.

— Viens, Esther, on va danser !

Mais Esther n'a pas envie. Tandis que ses amies s'éloignent pour danser au milieu des New Yorkais, la française reste à l'écart. Accoudée à la haute table, elle balance sa tête au rythme de la musique. Elle regarde vers la scène et pour la première fois, elle prend le temps d'observer le groupe.

Comme hypnotisée, elle admire le chanteur guitariste. Celui-ci a la tête baissée pour vérifier les notes qu'il joue sur sa guitare. Prêt à se lancer, il prend une profonde inspiration avant de commencer à chanter. Il balaye son public du regard et c'est à ce moment précis qu'il croise celui de la brune. Elle ne saurait dire si c'est la chanson ou son regard qui lui a donné un frisson. Un frisson qui continue le long de son bras puis dans son dos. Sans un battement de cils, Esther l'écoute attentivement, alors qu'il ne la quitte pas des yeux.

When you were here before, couldn't look you in the eye. You're just like an angel.

Peu importe la décision que Esther prendra pour son avenir. En ce moment, tout ce qu'elle souhaite, c'est garder son regard plongé dans le sien.

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