QUATRE ― Joaquin

LA LUNE GUIDE JOAQUIN JUSQU'À SON HÔTEL.

Seule source lumineuse dans les petites rues qu'il emprunte, le jeune homme de vingt-huit ans avance d'un pas lent. Une nouvelle déception vient de le frapper. Une dure journée pour, au final, n'arriver à rien. Avec les semaines qui passent, il commence à avoir l'habitude. Cependant, cela impacte beaucoup son moral.

Six mois qu'il est aux États-Unis. Six mois qu'il tourne en rond, à la recherche du moindre boulot. Le rêve américain, mon cul, oui, répondrait-il à présent. Il en avait tant rêvé, de ce pays majestueux. Les productions cinématographiques, sa culture musicale, et les chanceux qui ont pu visiter ce pays limitrophe n'ont fait qu'alimenter son désir de s'y rendre. Mais ce n'est qu'une façade.

— Dégage, le mexicain, on n'en veut plus de vos immigrations clandestines, lui a-t-on craché.

Des discriminations, il en a connus. Même dans des petits boulots prisés par les immigrés. Les supérettes refusent que les clients voient un étranger aux caisses ou rangeant les rayons. Même pour un poste dans les entrepôts, n'importe quel magasin refuse d'employer un mexicain par peur de vol. Et ne parlons pas des parents qui préfèrent laisser des adolescents immatures garder leurs enfants que de faire confiance à un adulte responsable.

Et quand ce n'est pas sa nationalité qui pose problème, c'est autre chose. Livreur de pizza n'est pas un boulot pour lui puisqu'il ne possède pas son propre moyen de transport. Même problème pour être postier, ou pour bien d'autres jobs dont il a postulé. Il commence alors à songer aux métiers du bâtiment qui laissent de grandes chances aux étrangers. Cependant, ils connaissent trop de demandes pour embaucher un débutant comme lui.

Joaquin espérait réaliser son rêve aux États-Unis, mais il perd peu à peu espoir. Les musiciens semblaient s'épanouir dans ce pays, mais ce n'était qu'une illusion. Le jeune homme n'ose même pas approcher les maisons de disques, connaissant déjà leur réponse. Toutes les auditions passées ont été un échec cuisant. Il ne compte même plus les refus.

Maintenant qu'il a goûté à ce pays, il regrette son Mexique natal. Être éboueur ou homme de ménage ne paie pas très bien, mais il avait au moins des revenus. Il avait un toit, une situation plus ou moins stable. Et puis sa famille lui manque terriblement. Que pense-t-elle de lui ? Il ne leur a donné que de rapides nouvelles depuis son arrivée dans ce pays. À chaque appel, il leur fait part de possibles espoirs pour des contrats. Ses parents sont fiers de lui. Ils s'imaginent déjà le voir à la télévision dans quelques semaines dans une de ces émissions qui présentent les nouveaux talents de la musique. Joaquin ne sait pas comment leur avouer qu'il ne réussit à rien.

— Alors ? Comment c'est la vie à New York ? s'enthousiasma sa mère lors de son dernier appel.

— Mouvementée.

Joaquin resta vague dans sa réponse pour ne pas risquer d'avouer sa véritable situation. Sa mère y fit sa propre interprétation et rigola.

— Tu m'étonnes ! Tout ce monde, les opportunités, cette bonne humeur ! La ville qui ne dort jamais, n'est-ce-pas ?

— Tu as tout compris.

Soudain, une voix familière intervint. Partageant quelques paroles avec sa mère, Joaquin écouta leur brève conversation en espagnol.

C'est Joaquin ? demanda la personne.

Oui. Il est à New York. Dans une cabine téléphonique.

Passe-lui le bonjour !

Je t'entends, papa, rigola Joaquin dans sa langue natale. Bonjour à toi aussi.

Je dois y aller, le travail ne va pas se faire tout seul ! s'exclama-t-il alors que sa voix s'éloigna peu à peu du téléphone.

Sa mère attendit que son père parte afin de poursuivre sa conversation avec son fils dans un anglais plutôt correct.

— Bon, dis-moi Joaquin, quelle ville as-tu préféré ? Tes cousins admirent ton courage pour être parti du Mexique sans rien et forger ta vie aux États-Unis. Ils voudraient en faire de même !

Joaquin se crispa. Jamais il ne laissera ses cousins connaître ce qu'il a vécu. Il a longé le Golfe du Mexique, puis est remonté vers Washington pour parvenir jusqu'à New York. La route a été longue et éprouvante. Il ne pourrait dire s'il est plus difficile de se faire une place dans les métropoles ou dans les petites villes. Comment s'épanouir dans un pays qui ne veut pas de lui ?

Certes, il y a des villes plus ouvertes que d'autres. La Nouvelle-Orléans a été une découverte riche en surprises. La chance a fait qu'il y a séjourné pendant un carnaval de Mardi Gras. Les musiques y étaient abondantes, les couleurs égayaient les quartiers, les sourires étaient affichés sur tous les visages. Le jazz proliférait dans toutes les rues et faisait danser les Louisianais. Un paradis sur terre pour un musicien comme lui. Ce fut le seul lieu où les américains étaient chaleureux et très accueillants. Leur ouverture d'esprit impressionna Joaquin qui continua son périple, pleins de rêves en tête.

— Dis-leur d'attendre, répondit-il à sa mère. Quand j'aurais une grande maison et beaucoup d'argent, ils viendront loger chez moi. Ce sera plus facile pour eux.

— Ils attendent déjà avec impatience.

Joaquin surveilla sa montre. Cela fit plusieurs minutes qu'il était au téléphone avec sa mère et il ne pouvait pas se permettre de rajouter des pièces dans la cabine pour poursuivre l'appel.

— Je dois te laisser, maman. J'ai des entretiens d'embauche, mentit Joaquin.

— Bonne chance ! termina sa mère avant de raccrocher.

Un entretien qui n'a encore mené à rien. Une rencontre civilisée avec serrage de mains et sourires aux lèvres, mais dès la phase présentation de soi passée, le discours habituel a repris le dessus.

Joaquin marche depuis près de trente minutes pour rentrer et se reposer après cette nouvelle journée éprouvante. Bien que les lignes de bus desservent tous les quartiers - et même de nuit -, il n'en a pas pris pour économiser quelques dollars. Ses baskets usées lui font mal aux pieds mais il ignore sa douleur. Il ne pense qu'à enfin s'asseoir et fermer les yeux, espérant avoir un meilleur sommeil que ses nuit blanches précédentes.

Une musique attire tout à coup son attention. Forte, étouffée, dansante. Curieux, Joaquin traverse la route pour rejoindre le bâtiment dont le son semble provenir. Sur la façade, l'enseigne lumineuse clignote en bleu. Les néons donnent plus d'importance à la demi-lune qui précède le nom du club. Des clients attendent patiemment à l'entrée tandis qu'un videur surveille les allées et venues.

Personne ne le dévisage comme dans les quartiers branchés de la Grande Pomme. Les fêtards possèdent tous les styles vestimentaires, même ceux que Joaquin n'aurait jamais soupçonnés. De la tenue décontractée aux costumes plus chics, passant par le gothique ou une tenue typique des années 1980. Personne ne fait attention à la situation de chacun. Tous sont ici pour s'amuser. Sans s'en rendre compte, un petit rictus se forme sur ses lèvres. Cela fait trop longtemps qu'il n'avait pas ressenti une telle ambiance, à tel point qu'elle lui fait oublier sa fatigue pendant quelques minutes. N'ayant rien d'autre à faire de cette fin de journée, Joaquin se place en fin de fil pour découvrir l'univers intérieur.

Lorsque vient son tour d'entrer, le videur baisse la tête sur les chaussures du jeune homme qui sont la marque de sa situation actuelle. Usées de ses déplacements quotidiens, la semelle peine à rester en place. Il est loin des chaussures cirées de la plupart des clients, des baskets neuves ou des chaussures à talons. Cependant, le videur soupire et pousse la porte, lui faisant signe d'entrer malgré ce détail.

— Bienvenue au Moonlight.

Joaquin le remercie, bien qu'étonné qu'on lui laisse entrer alors qu'on l'a déjà repoussé pour un club de jazz moins chic. Il se presse pour atteindre la grande salle et se mêler à la foule, de peur qu'on le rejette une fois à l'intérieur.

Les lumières bleues et roses font briller de plus bel son teint caramel. Impossible de distinguer chaque individu, tous dansent ou se mêlent à la foule pour partager un verre. Un faible sourire nait sur son visage. La bonne humeur qui s'en dégage lui donne envie de s'amuser. Blame it on the boogie des Jackson Five est joué par les quatre musiciens sur scène. Il se surprend à bouger la tête au refrain si entrainant, bien que ce ne soit pas son morceau préféré du groupe.

Il se rapproche du bar à la seule place libre. Le club accueille de nouveaux clients à la minute alors que les places assises sont limitées. Cependant, cela ne semble pas gêner les personnes qui s'élancent à tour de rôle sur la piste de danse.

Joaquin glisse son sac entre ses jambes. En relevant la tête, le barman s'avance vers lui.

— Vous souhaitez quelque chose à boire ? se renseigne le brun.

— Non, merci.

Joaquin accompagne son refus d'un hochement de tête, ce qui dissuade l'employé. Il s'éloigne tandis que le mexicain se tourne pour observer la scène. Les musiciens profitent tout autant que les clients qui se déhanchent devant eux. Le batteur amuse Joaquin alors qu'il bouge la tête au même rythme de la chanson. Ses cheveux blonds virevoltent mais ne le dérangent pas quand des mèches cachent son visage. Sa connaissance du morceau est si forte qu'il pourrait jouer les yeux fermés. La pianiste, lui, est plus posé mais son énergie est aussi puissante. Chaque note fait autant vibrer ses veines que les cordes du piano.

La silhouette d'une serveuse passe en face de Joaquin. Aussitôt, une idée traverse son esprit. Oubliant un instant la musique, Joaquin bondit de sa chaise pour l'intercepter.

— Excusez-moi ?

La serveuse aux cheveux châtains coiffés en une queue-de-cheval s'arrête net.

— Oui ?

Joaquin récupère au plus vite son sac pour ne pas la faire attendre. Il fait deux grands pas vers elle et prend son courage à deux mains pour lui poser la terrible question.

— Je voudrais savoir si vous ne rechercheriez pas du personnel.

— Oh ça, je ne demande qu'une paire de bras pour m'aider, sourit-elle.

Sa réponse apporte de l'espoir à l'hispanique. Ce n'est pas un oui, mais déjà une chance qu'on lui offre. Pour la moitié de ses propositions, les employeurs refusent dès son arrivée. La couleur de peau est fatale.

Il suit la serveuse qui ajuste ses lunettes sur son nez avant de reprendre son service. Les clients s'impatientent et Joaquin en aperçoit certains commencer à s'énerver à propos de leurs boissons qui n'arrivent pas - bien que la plupart ne voient pas le temps passer, l'attention reportée sur les musiciens. La serveuse pose les bières qu'elle transporte sur son plateau devant un groupe de jeunes. Ayant à présent un petit temps pour Joaquin, elle range le plateau sous son bras.

— Avez-vous un CV, pour le transmettre à mon employeur ?

— Bien sûr.

Joaquin s'empresse de plonger sa main dans son sac pour y sortir un tas de feuilles identiques. Froissées sur les côtés, il en prend une et le tend à la serveuse qui ne fait pas attention au nombre de curriculum vitae qu'il transporte avec lui. Elle lit les premières lignes afin d'avoir une idée un peu plus précise de son parcours professionnel.

— Pas de domicile fixe ?

Embarrassé, Joaquin évite le regard de la jeune femme.

— Je viens d'arriver à New York, je recherche activement un logement, se justifie-t-il.

Pour le moment, l'hôtel est son refuge. Heureusement que les gérants sont assez souples et lui laissent occuper une chambre pas très onéreuse. Il n'a que le strict nécessaire, ce qu'il suffit pour pouvoir y dormir en sécurité. Cependant, les murs restent fins et la circulation est abondante. Joaquin a appris à acquérir assez de patience pour s'endormir - quand ce ne sont pas les voisins bruyants qui perturbent son sommeil. Mais d'ici peu, il n'aura plus les moyens de payer une nuit de plus.

La serveuse ne répond rien mais Joaquin lit sur son visage qu'elle lui fait confiance. Les grimaces sont nombreuses sur le visage des employeurs qui voient la case vide pour l'adresse.

— Vous avez de l'expérience ? poursuit-elle.

— Pas dans ce domaine. Sachez que les horaires du club ne me font pas peur, je saurais m'adapter.

La jeune femme se remet en route, suivie de près par Joaquin. Elle s'excuse une seconde auprès de lui avant de prendre une nouvelle commande. Notant les boissons sur son petit calepin, elle prête une oreille au mexicain.

— Mais je suis musicien, ajoute-il.

Un sourire s'affiche sur les lèvres de la serveuse.

— Bien ! Nous ne travaillons que sous contrat avec les groupes. Les demandes sont nombreuses, alors mon patron accorde de l'importance aux musiciens qui ont fait leurs preuves.

— Je suis amateur, grimace-t-il.

— Je vois.

Ils se dirigent vers le comptoir dès le travail de la serveuse effectué. Joaquin se presse toujours pour suivre la jeune femme qui avance très rapidement. Elle se faufile tel un chat entre les tables rapprochées et les clients qui s'agitent dans tous les sens. Il n'arrive pas à les esquiver aussi vite qu'elle et percute l'épaule d'un danseur surexcité. Il s'excuse et trottine afin de rejoindre la brune.

Le mexicain suit du regard les pintes de bières qu'elle dépose sur son plateau. Son silence inquiète Joaquin jusqu'à ce qu'elle se place face à lui.

— Je vais être franche avec vous, je ne pense pas que mon patron accepterait de vous embaucher. Il est ouvert d'esprit mais je crains que votre situation ne l'effraie...

Nouveau refus. Joaquin devait s'en douter, mais il voulait y croire. Pour une fois.

— Je vais quand même lui transmettre votre CV, promet-elle en glissant la feuille dans la poche de son tablier.

— Ce n'est pas bien grave, relativise-t-il.

— Je suis vraiment désolée.

— Merci de m'avoir accordé un peu de votre temps.

La serveuse acquiesce et lui adresse un sourire avant de poursuivre son travail. Déçu, Joaquin revient s'asseoir à la seule place libre au bar et garde son précieux sac sur ses genoux. La chanson touche à sa fin, tandis que de nouvelles notes apparaissent. L'espace d'un instant, Joaquin ferme les yeux et se concentre sur la douce mélodie du piano.

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