NEUF ― Joaquin
JOAQUIN S'ÉTAIT RÉFUGIÉ DANS LES TOILETTES.
Bien que la forte musique ne le dérangeait pas, il sentait le besoin de se retrouver seul. La foule paraît si uniforme et partage le même état d'esprit festif, à l'opposé de lui. La joie brille dans leurs yeux tandis que la honte se lit dans ses pupilles. S'il est entré dans ce club, c'est bien sur un coup de tête. Un coup de tête certes agréable, qui le fait penser à autre chose que ses problèmes quotidiens, mais qui reviennent au galop. Même pas capable de payer un verre, songe-t-il. Qu'est-ce que je fais ici, au final ? Bien qu'il ne se sent pas à sa place, Joaquin a envie de rester. Il voudrait ressembler à ces personnes qui dansent depuis le début de la soirée. Ils n'ont la tête qu'à la fête et à rien d'autre - et c'est pour cela qu'il les envie.
En réalité, il sent plus ridicule. Il a l'air d'être un de ces personnages de cartoons qui atterrit dans un monde qui ne veut pas de lui, et c'est ce qui rend le dessin animé drôle. Il y voit déjà des situations rocambolesques lui arriver, et bien sûr, il y serait le personnage central, le plus burlesque d'entre tous. Peut-être devrait-il être comédien au lieu de musicien. Les studios de cinéma lui donneraient un rôle parfait du Mexicain stéréotypé.
Le jeune homme passe ses mains sous le robinet. Il les remplis d'eau puis s'humidifie le visage. En levant la tête devant le miroir, quelques écritures sur le mur attirent son attention. Des initiales entourées d'un cœur. Des citations plus ou moins célèbres. Quelques remerciements adressés aux employés. Des recommandations musicales. Tous des messages positifs, ne transmettant que de l'amour et de la bienveillance. Inconsciemment, un sourire se dessine sur ses lèvres. Il s'imagine rien qu'avec leurs initiales les personnes inscrivant ces mots dans un état euphorique. Peut-être même que les personnes entrant actuellement dans les toilettes écriront un message après son départ.
Joaquin pousse les portes des toilettes lorsque le groupe y entre. Dès lors, la musique double de volume. Il reconnaît les percussions d'un morceau de Woodkid avant que le guitariste ne se mette à chanter. Des connaisseurs de la chanson s'élancent sur la piste de danse, tapant des mains ou des pieds.
— Run boy run, this world is not made for you...
La grande salle lui semble davantage pleine que lorsqu'il l'a quitté. Pourtant, il ne s'est pas éclipsé aux toilettes si longtemps que cela. Un quart d'heure, tout au plus. Cela suffit aux personnes de passer la sécurité et respirer la bonne ambiance du club. À peine ont-ils mis un pied à l'intérieur qu'ils ne veulent plus y sortir. Les rayons du soleil du petit matin seront la seule raison qui les fera sortir, mais ils ont encore toute la nuit devant eux.
Les yeux dirigés vers la scène, Joaquin ne remarque pas l'homme qui fonce tête baissée dans sa direction. Il lui percute l'épaule avec une telle force que la moitié de son verre se renverse par terre. Une partie du liquide vient recouvrir les chaussures de Joaquin.
— Pardon.
Joaquin ne sait même pas pourquoi il s'excuse alors qu'il n'y est pour rien. Il en devient un réflexe chez lui de devoir se justifier pour ne pas que ses propos ou actions soient mal-interprétés. Le principal problèmes des immigrés est que les stéréotypes ont pris le dessus sur la réalité. Joaquin en a pris conscience à son arrivée. Les Mexicains sont souvent associés au trafic et au vol. Au mieux, c'est leur gastronomie qui est citée.
Le jeune homme serre les dents en sentant le liquide s'imprégner dans ses chaussures. Déjà usées, elles vont cette fois-ci être bonnes pour la poubelle. Joaquin pourrait essayer de les laver à la main mais l'odeur y sera incrustée. Un dégoût s'affiche sur son visage lorsqu'il la lève pour dévisager l'homme qui l'a bousculé. Celui-ci ne l'écoute pas et se retourne tout à coup, la mâchoire contractée.
— Putain, dégage de mon chemin !
Sa voix grinçante transperce Joaquin. Le brun a déjà eu à faire du manque de respect. D'ordinaire, il laisse passer. L'ignorance est sa meilleure défense. Cependant, à l'entente du ton, il ne peut s'empêcher de répliquer.
— Pardon, j'ai dis, répète-il en gardant son sang-froid.
— Ouais, tu fais bien de t'excuser...
Son regard souligne davantage ses propos. Il balaie la tenue entière de Joaquin, de sa tête aux couleurs métissées à sa vieille paire de baskets usées. Joaquin n'a pas besoin de chercher plus de signification pour sentir le jugement dans son regard. Tout ce qu'il voit en lui n'est qu'un énième mexicain voulant se mesurer aux terribles Yankees. Joaquin n'était pas d'humeur à s'énerver. Il ne prend même pas mal sa dernière remarque tellement il en a entendu des semblables. Quitte à être un étranger à ses yeux, autant profiter de sa situation.
— Tu veux régler ça à ma manière ?
Cette phrase suffit à créer de l'incompréhension chez son interlocuteur. Il le regarde en fronçant des sourcils. De la surprise mélangée à de la curiosité brillaient dans ses yeux blancs.
— Ta manière ? répète-il.
Sa voix trahit soudainement son intimidation. Bien qu'amusé par sa réaction, Joaquin prend sur lui pour ne pas céder aux rires. Il contient avec autant de sérieux son rictus.
— Ouais. Tu crois qu'on règle comment les conflits dans mon pays ?
— Je m'en tape. Qu'est-ce que tu vas me faire ? On est à New York, pas à la frontière mexicaine !
— On peut régler ça dehors.
Joaquin hausse les épaules. Le visage impassible, il fait un signe de tête vers la sortie où les entrées se sont enfin fluidifiées. La lumière des lampadaires scintille par l'entrouverture de la porte dévoilant une rue presque vide de monde. Les yeux de l'homme suivent son regard et devine tout de suite les sous-entendus façonnés de toutes pièces par Joaquin.
— Tu tiendrais pas le coup, menace l'homme.
— Il ne faut jamais se fier aux apparences. Tu vois qu'elles sont trompeuses.
— Regarde ta dégaine, crache-t-il. Je sais que t'en n'est pas capable.
— C'est toi qui le dis, réplique Joaquin avec un sourire en coin.
Le silence laissé après sa réponse rassure Joaquin. Croyant en avoir terminé avec cet homme, il se retourne lentement mais prudemment vers le bar. Dès qu'il est positionné de trois-quarts, le jeune homme profite que son interlocuteur ne puisse plus voir son visage afin de souffler. Bien qu'il paraît confiant, son cœur palpite de crainte dans sa poitrine, à tel point qu'il croit qu'il peut s'en échapper à tout moment. Pourquoi être entré dans ce jeu ? L'adrénaline était trop présente pour ne pas saisir l'occasion. La tension redescend peu à peu, jusqu'à ce que son interlocuteur ajoute quelques mots.
— C'est que du bluff.
— Alors pourquoi tu transpires ?
Joaquin savait que c'était la phrase de trop. Il prononce ces mots avec une telle spontanéité qu'ils perturbent aussi bien son interlocuteur que lui-même. Le jeu auquel il joue lui fait naitre une certaine confiance en lui, comme si les clichés mexicains venaient tout naturellement et s'incarnaient en lui.
Il aperçoit le poing de l'homme se serrer comme s'il s'apprêtait à lui donner un coup en plein visage. Sa réponse est tout l'inverse. Il détourne le dos pour s'éloigner à l'autre bout du Moonlight. Visiblement contrarié, il cesse la conversation afin d'avaler d'autres shots d'alcool en compagnie d'un groupe d'habitués.
— Casse toi, chuchote-il avant de partir.
Un long souffle sort d'entre les lèvres de Joaquin à ce moment précis. La pression redescend d'un coup, mais le jeune homme attend tout de même quelques secondes en direction de l'homme afin de vérifier qu'il ne revient pas à la charge lorsqu'il tournera le dos. Avec ce genre de personnes, il ne faut jamais baisser sa garde. C'est un des conseils que Joaquin suit avec attention depuis qu'il a quitté son pays natal. Toujours assurer ses arrières, parce qu'ici, personne ne veillera sur lui.
Joaquin se remercie d'être allé jusqu'au bout de son coup de bluff pour apeurer son adversaire. Peut-être était-il inconscient, mais cet échange lui a donné un bien fou. L'adrénaline lui a procuré plus de confiance qu'auparavant, une situation insolite et en prime une jolie anecdote à raconter.
— But for now it's time to run, it's time to run ! chante le guitariste.
Joaquin s'installe à nouveau au comptoir pour éviter de se mêler à la foule. Il pousse son sac réservant sa place sur la chaise haute, surveillée du coin de l'œil par le barman. Bien qu'occupé, ce dernier tient sa mission avec intérêt.
— Merci d'avoir surveillé mon étui, remercie Joaquin en se penchant sur le comptoir.
— Pas de problème !
Joaquin se demande comment peut-il être souriant du début jusqu'à la fin de la nuit. Quelques heures de travail l'attend encore, pourtant, Joaquin est prêt à parier que le barman restera tout autant joyeux et dynamique. Il se fait la même réflexion en voyant passer la jeune serveuse de l'autre côté du bar, dont l'énergie ne semble pas manquer. La dénommée Vicky attrape entre ses doigts deux verres à pied fraîchement nettoyés par son collègue et les dépose sur son plateau rond. Elle les rempli ensuite avec rapidité et aisance de vin rouge.
Son visage s'illumine tout à coup lorsqu'elle remarque le jeune homme à quelques mètres d'elle. Joaquin se doute qu'elle aussi aurait cru qu'une personne en son genre serait parti après son refus de candidature, mais il ne peut s'empêcher de sourire en retour.
— Vous êtes resté, sourit-elle.
— Finalement, oui.
Les yeux de la serveuse quittent la peau brune de Joaquin pour descendre sur ses mains. Celles-ci sont précieusement posées sur son sac noir glissé entre ses cuisses.
— Qu'est-ce qu'il y a à l'intérieur, si ce n'est pas indiscret ?
Rien d'illégal, lui passe-t-il en tête. Quoique la forme de l'étui soit reconnaissable, le Mexicain s'imagine tout de suite les sous-entendus stéréotypés de la serveuse. De la drogue ? Des armes ? Pire encore ? La question trouble Joaquin. Ses yeux remplis d'angoisse, ils ne s'aperçoivent pas de la curiosité de la serveuse qui se doute qu'il s'agit d'un matériel plus approprié à un club dansant.
— Ma trompette, s'empresse-t-il de répondre. J'ai passé des auditions avant de venir, elles n'ont pas été favorables...
— Je comprends, le monde de la musique est compliqué...
Sa trompette est tout ce qu'il a de plus précieux. Il se souviendra toute sa vie du moment où il l'a reçu en cadeau. C'était le jour de son treizième anniversaire. Sa famille s'était réunie dans son humble maison au Nord du Mexique. Les murs en béton étaient fissurés mais la pièce de vie proposait un espace assez grand pour accueillir tous ses proches. Les crises économiques étant ceux qu'ils sont, chacun a apporté de quoi se restaurer. Tous assis sur des coussins au sol, ils goutaient aux enchiladas de chacun et jugeaient lesquels étaient les plus dignes de perpétuer la tradition culinaire de la famille.
Après avoir dégusté aux spécialités des oncles et tantes, venait l'heure des cadeaux. Un paquet spécial attirait l'œil de Joaquin. Une boîte plus grande que les autres, rectangulaire. Tout en noir, l'emballage semblait plus résistante que les autres paquets en carton. Orné d'un petit nœud, sa couleur dorée contrastait dessus l'emballage sombre. Bien que curieux, il découvrait petit et à petit les cadeaux qu'on lui tendait. Une chemise par mamie. Une figurine par tata. Un livre par tonton. Mais toute son attention était dirigée vers cette mystérieuse boîte.
La surprise fut si intense en ouvrant le paquet qu'il en avait perdu le souffle. Une trompette dorée trônait sous ses yeux. Elle semblait avoir été lustrée par son intense brillance. Sa netteté fit craindre Joaquin. Il la contempla de longues secondes tandis que ses mains s'approchèrent lentement de l'intérieur de la boîte. Effrayé de l'abîmer, il ne glissa que d'abord son index sur le long des coulisses, avant de la brandir fièrement entre ses deux mains.
Le petit garçon se leva précipitamment pour enlacer ses parents qui avaient mis de côté pour offrir un instrument, certes d'occasion, mais qui produisait une douce mélodie. Les autres cadeaux disparaissaient de sa mémoire, seul l'instrument de musique comptait à ses yeux. Il ne savait pas en jouer, mais ça ne le dérangeait guère. Il apportait l'embouchure de la trompette à sa bouche et le quel bruit qu'il arrivait à décrocher est un grincement grave qui fait grimacer ses proches. Un souffle grinçant qui se transforma en des notes harmonieuses au fil des années.
— Je vais apprendre ! promettait-il à sa famille.
Le monde la musique lui a toujours paru inaccessible. Pourtant, depuis cet anniversaire, son rêve d'enfant depuis de plus en plus fort de jour en jour. C'est à cet instant qu'il a su. La musique n'est pas qu'une passion, c'est sa vie toute entière.
Une sonnerie de téléphone le sort de ses pensées. L'espace d'un instant, il s'imagina qu'il s'agissait d'un appel pour lui, mais la réalité le prend de court. Vicky sort son portable de la poche de son tablier et observe l'écran un court instant. Son visage reste impassible, mais elle elle glisse son téléphone dans sa poche sans même chercher à savoir plus.
— Barry, est-ce que tu peux lui offrir un verre ?
Barry acquiesce et s'active tandis que Vicky apporte les deux verres de vin à ses client. Sans même avoir le temps de réagir et de refuser, Joaquin se retrouve comme par magie avec un cocktail devant lui.
— Vous vous êtes mis d'accord pour faire du déficit ce soir ?
L'ironie de Joaquin fait rire le barman. Les deux employés du club lui servent des boissons avec tant de spontanéité que Joaquin vient à douter de leur générosité. Sa nature méfiante revenant au galop, il observe le cocktail orangé sans osé le boire, ni même toucher le verre.
— Pourtant, je ne lui ai pas dis que je vous avais offert une boisson, répond Barry avec un sourire. Vous faites bonne impression, semble-t-il.
— Tout le monde n'est pas comme vous.
— Le Moonlight est unique.
Tandis que Barry lui répond avec un clin d'œil, Barry soulève le pied du verre afin de trinquer avec le barman.
— À votre santé.
— Tomorrow is another day, and when the night fades away. You'll be a man, boy ! But for now it's time to run, it's time to run !
La musique se termine par les puissantes percussions résonnant dans toute la salle. Après la morceau du guitariste, c'est au tour du batteur de briller. Le Moonlight vibre de tout son corps au rythme de son instrument. Le sol tremble par des talons frappant le parquet. L'air est propulsé de part de d'autre par les danseurs tapant dans les mains. La batterie n'est que le coup d'envoi. La véritable sensation est provoquée par l'homogénéité de la foule chantant et dansant autour d'un unique morceau. Même leurs battements de cœur viennent correspondre au rythme des basses. Le batteur réunit toute ses forces pour donner la dernière note d'un coup de baguettes.
L'ambiance musicale s'empare de Joaquin. Il se sentait bien. Plus que bien. La musique le transporte, jusqu'à ce qu'une ombre vienne assombrir son visage et que les éclats de son verre remplacent les tambours.
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